Mais pourquoi donc on se fait tant chier en manif ?
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Mais pourquoi donc on se fait tant chier en manif ?
Ce texte est une tentative de réponse à un problème concret, et pas si trivial qu’il n’y paraît, que la plupart d’entre nous ont expérimenté maintes fois : Pourquoi on se fait tant chier en manifestation?
La manifestation de rue est une des pratiques les plus rodées et habituelles de l’activité politique et militante. Une espèce de train-train politique. Il n’est pas nécessaire en effet d’être un militant aguerri pour savoir qu’à chaque mobilisation, les moments collectifs les plus importants sont ces moments de manifestation. D’où le fait qu’une mobilisation, un mouvement social semble se jouer dans la réussite de la manifestation. L’importance de ces moments collectifs est cependant contradictoire pour beaucoup d’entre nous. Au-delà des enjeux propres à la mobilisation (sans-papiers, service public, loi sécuritaires etc.), ces temps de luttes collectives sont des moments subjectifs forts où l’on s’échappe momentanément d’une vie quotidienne qu’on essaye de nous rendre de plus en plus plate, triste, individualisée et normalisée. Certaines fois, le temps, tout d’un coup, devient plus dense, les relations plus intenses, les échanges plus riches etc… Entre ou en deçà des tracts qui n’ont pas bougé depuis 20 ans, on découvre parfois de nouvelles façons d’entrevoir les choses, des lectures inconnues…
Mais cela n’est nullement la règle. La manifestation nous replonge le plus souvent dans un état d’atonie plombée, un ennui, un sentiment de “mais qu’est-ce que je fous là ?”. Une fois qu’on a fait le tour des personnes que l’on connaît, on a bien du mal à retrouver cette intensité du mouvement. On se sent souvent impuissant, on subit le rythme lent de la manif, le parcours, parfois la météo, et souvent les slogans souvent peu glorieux. Même les airs crachés par les sonos des camions, qui d’habitude peuvent nous mettent en joie, prennent tout à coup le visage du cliché. Bien souvent, les manifs ressemblent à des repas de famille…
La manifestation est à la fois un dispositif de représentation et un dispositif de production. On va donc tenter d’expliquer cet emmerdement dans les manifs par la domination du coté “représentation” de la manifestation aux dépends de son coté “productif”.
La manif : un dispositif de représentation :
Une manifestation est donc le moment où l’on “prend” la rue d’une façon inhabituelle et collectivement afin de rendre visible une lutte en cours, un mécontentement etc. La rue est ici bien plus qu’un lieu de circulation bitumé : elle constitue l’espace public par excellence. Elle devient le moment de la manifestation un lieu politique. Donc, la manifestation est le moment où l’on va rendre visible dans l’espace politique quelque chose qui ne l’est pas facilement : l’état d’un rapport de force d’une lutte en cours. Dans notre société “pacifiée”, les rapports de force ne s’expriment qu’exceptionnellement par une violence physique plus visible. Or, il est important de rendre visible ces rapports de force pour montrer sa puissance à ses adversaires (pouvoir public, patronat etc..) et de se rendre légitime auprès de la population (ou plus précisément, dans notre société médiatisée, auprès de l’opinion publique). La manifestation est donc un dispositif politique qui sert à représenter les forces engagées dans la lutte. C’est un dispositif de représentation. Elle n’est donc pas les forces engagées ou constituées en elle-même, mais leur représentation. C’est notamment dans ce décalage entre état réel et représentation que s’établissent les enjeux de la manifestation. L’enjeu d’une manifestation est donc de représenter au moins sinon plus l’état des forces qui constituent le mouvement. C’est le principal travail des organisateurs. Si ce dispositif représente “bien plus” que l’état réel des forces, la manifestation sera pensée comme réussi et inversement. D’où l’importance de l’estimation qui sera donnée du nombre de personne et la lutte sur cette estimation entre pouvoir public et organisateur de la manif. La manifestation dans ce contexte se résumera presque à un chiffre…
La manifestation comme dispositif de représentation induit aussi que ce que l’on produit est d’abord en direction de l’extérieur. Ce qu’on travaille ainsi, c’est l’image de la manifestation. Tout ce qui se passe est pensé dans cette orientation : ainsi, la manifestation ne s’adresse paradoxalement qu’à ceux qui ne la font pas : l’opinion publique, les pouvoirs en place, en oubliant les gens qui y participent. On fabrique une image de la manifestation qu’on doit à tout prix contrôler, d’où l’appréhension de toute forme de violence à l’intérieur ou en fin de manifestation qui, à elle seule et en un rien de temps, peut décrédibiliser tout l’effort accompli jusque là dans la construction d’une image positive.
Le problème n’est pas tant ici que la manifestation soit un dispositif de représentation que le fait que la dimension “représentation” occupe tout l’espace de la manifestation, accentuant ainsi tous les effets négatifs de toute représentation. On peut expliquer cette tendance au moins par deux processus, sinon liés du moins coexistants.
Le premier processus est la fin des organisations de masse, avec l’image mythifiée d’une classe ouvrière unie, bien en rang et chantant en cœur dans les rues. Désormais, ces grandes structures collectives traditionnelles (parti politiques, syndicats) sont des coquilles vides, vivant de leur institutionnalisation et des financements publics, étant plutôt parasites que moteurs dans l’action et le renouvellement politique. Désormais, l’intéressant, c’est plutôt ce qui se passe au niveau d’une multitude de petites organisations se spécialisant sur des domaines précis (chômage, Sida, immigration, transport, nucléaire, sécuritaire ou extrême droite). Or, la manifestation est toujours envisagée comme le moment des grandes organisations de masse ne prenant pas en compte l’évolution de la composition politique. La question n’est pas celle du nombre, mais du type d’organisation adéquate : une manifestation aujourd’hui peut réunir plus de monde que celles d’hier (en 95, il y a eu des manifs plus importantes qu’en 68…). Certaines organisations qui demeurent ou qui pensent encore dans le registre des organisations de masse (avec une espèce d’idéalisation des grands mouvements sociaux comme horizon de toute pratique politique) investissent fortement ces moments de manifestation où l’on peut, toujours par ce décalage entre représentation et réalité, effectuer un travail d’illusion sur les forces engagées à tel ou tel moment. On voit très bien cela quand lors de la préparation d’une manifestation, on dispense énergie et temps à faire signer le plus d’organisations possibles aux dépends le plus souvent du contenu politique et de la pertinence des analyses.
Le second processus qui renforce la dimension problématique de la manifestation comme dispositif représentatif est la place prise par les médias dans les luttes politiques. Tout se passe désormais comme si cette “nouvelle” place des médias avait déplacé le champ de lutte de la rue vers le champ médiatique (les colonnes des journaux, les titres du 20h00…) où une bonne couverture médiatique, un article favorable pèse plus lourd qu’une manifestation rassemblant des milliers de personnes. Le premier et principal danger de ce déplacement est que les rapports de force politiques s’éloignent un peu plus des gens les premiers concernés. Le second danger que nous percevons est que la mainmise des grands groupes sur les médias favorise soit la censure ou soit l’exposition d’un seul et unique point de vue : celui des pouvoirs en place. On comprend qu’alors, le contrôle de la “bonne” image de la manifestation hante les esprits des organisateurs, ce qui renforce considérablement les pratiques normalisantes et conventionnelles de la manifestation rendant toute prise de risque d’innovation ou de création politique trop dangereuse… Tout comme la vie quotidienne, l’espace social de la manifestation se normalise et par conséquent s’affaiblit petit à petit…
La manifestation, un dispositif de production :
Nous partons de l’idée que l’ennui et l’impuissance que nous ressentons lors des manifestations sont directement liés à cette domination de la dimension représentative de celle-ci aux dépens de la dimension productive. Nous appelons dimension productive le fait que la manifestation se présente aussi comme un dispositif où se produit une puissance collective, des affects, certains modes d’être, des affinités, des rencontres, des discussions, de l’humour etc.
Nous avons dit précédemment que le dispositif de représentation de la manifestation faisait que toute l’attention était portée sur l’extérieur de la manifestation, à son image… Cela a deux conséquences majeures : Tout d’abord, les gens qui participent à la manifestation ne sont pas compris dans leur individualité potentiellement créatrice mais comme un élément d’une image que l’on cherche à construire. Ce qu’on demande aux gens, ce n’est pas d’exprimer leur sentiment, ce qu’ils sont, leur singularité mais bien de se conformer à l’image que l’on veut donner à la manifestation. D’où l’usage des slogans que l’on doit reprendre en cœur, les drapeaux, casquettes, T-shirt etc., le plus souvent produit par les organisations etc. D’où aussi les sonos (notamment les micros) dont l’usage est strictement réservé aux chefs des organisations, d’où le peu d’humour et l’absence de création… Ainsi donc, tout est fait pour transformer les individualités de chacun en individus dans une masse dirigée. La plupart d’entre nous, trouvant les slogans aussi drôles qu’un discours de Raffarin préfère passer leur manif à faire autre chose.
La seconde conséquence est que puisque l’important se situe à l’extérieur de la manifestation, ce qui se déroule à l’intérieur, en dehors du contrôle de cette image, est complètement désinvesti, impensé. Les manifestants sont envisagés comme une pâte à modeler, à former en vue d’une image et non pas comme une puissance individuelle et collective à produire ou à développer. La manifestation n’est en effet jamais envisagée politiquement comme une machine à produire des affects positifs, du désir, des discours collectifs. Par exemple, l’humour qui éclate parfois dans ces manifestations est toujours envisagé comme une espèce de dentelle, une décoration de la manifestation, un à coté agréable mais pas une composante centrale. Or, il semble que pour une part, la réussite et le plaisir d’une manifestation tient à cette capacité à suivre ce chemin. La déception et le sentiment qu’on s’est trompé d’endroit quand on vient parfois dans les manifestations provient du fait que nombre de manifestants envisagent justement, et plus ou moins consciemment celle-ci comme un moment où l’on va produire et ressentir une puissance collective (se sentir joyeusement et collectivement fort), où l’on peut s’échapper momentanément aux dispositifs de pouvoir qui peuplent notre quotidienneté et nous affaiblissent (peur, tristesse…). Au lieu de ça, on nous dit : “Prend ta place dans le cortège, répètent les slogans et rend bien visible l’autocollant qu’on t’a donné…”. Le problème n’est pas de faire n’importe quoi dans les manifs, mais bien de faire que ce moment collectif soit aussi un intensificateur de notre individualité : que le collectif s’appuie sur l’individuel et que le collectif soit source de puissance individuelle.
Mais comment faire ?
Grand et petite question à la fois : Grande car une grande part de ce qui se passe est conditionné par la manière de faire les choses. Petite, car une fois qu’on commence à agir et ne plus subir les manifestations, les choses s’enchaînent vite…
Peut-être la première chose : sortir de la coutume de la manifestation, c’est-à-dire ne pas considérer les façons de faire et de penser comme normales ou inévitables… Réfléchir à ce qu’on a envie de faire…
Prendre l’habitude d’aller en manif en groupe, avec sa bande de pote(esse)s, constituer un groupe affinitaire,
Se munir de ses propres moyens d’expression (faire ses propres tracts, détournements, flyers, autocollants, se trouver ou se fabriquer une sono, amener ce qui peut ressembler à des instruments de musiques),
Rechercher toujours des choses joyeuses, privilégier la diversité plutôt que la recherche d’une unité factice et plate,
Inventer, inventer…
Et refuser catégoriquement Jean Ferrat en fond sonore…
Des petits producteurs
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