Une journée citoyenne de la propreté, pour quoi faire ?

De prime abord, cette initiative citoyenne (mais portée en réalité par Nantes Métropole qui sait y faire pour faire passer une initiative institutionnelle en engagement citoyen) est bien sympathique et nous donnerait presque un peu d’espoir et de baume au cœur après cet été aux chaleurs inhabituellement inquiétantes, prémisses indéniables à la catastrophe climatique qui vient… Sans céder à un quelconque cynisme ou à un dédain vis-à-vis de cette mobilisation modeste mais réelle de ceux et celles qui sont allés ramasser ces déchets lors de cette journée, on est tout de même en droit de chercher quel est son utilité réelle et quels en sont les effets recherchés. De quoi cette journée citoyenne est le nom, pourrions-nous dire ?

Si l’on regarde au niveau de l’efficacité de cette journée en termes de quantité des déchets ramassés, la chose est vite vue : Selon la ville de Nantes, l’opération à « collecté 3057kg de déchets, dont 90 000 mégots (soit 45kg). Sur les déchets collectés, un peu plus de la moitié (53%) pourront être recyclés »… Autant dire une quantité dérisoire quant à la production des déchets quotidiens produits par la population de l’agglomération nantaise. Rappelons qu’en France, chaque personne produit en moyenne 600 kg/an : cette journée a donc permis la ramasser l’équivalent des déchets annuels de 5 personnes… « Ce n’est qu’un début, continuons le combat » ?

Si l’on accorde donc une quelconque utilité à cette journée, il faut donc plutôt regarder ailleurs… Cette journée propose d’être également un moment de « sensibilisation » et une occasion de « repenser nos modes de vie » nous dit-on. Bref, il s’agit aussi de modifier ou de renforcer une certaine vision du problème des déchets et plus globalement celle de la question environnementale auprès du public. Une opération politique au sens large où il s’agit de modifier nos représentations (la fameuse « prise de conscience écologique ») pour promouvoir l’action collective qui en découle et par là-même légitimer les institutions qui les portent… C’est du connu depuis fort longtemps depuis Gramci et son concept d’hégémonie culturelle, mais ça marche encore…

Faire disparaître le dimension environnementale de la questions des déchets

Et que nous dit donc cette journée ? Et bien assez clairement, elle nous raconte que c’est aux individus (aux citoyens dans la novlangue métropolitaine) de se mobiliser et d’assumer ce problème des déchets. En effet, en promouvant et organisant cette journée et le dispositif qu’elle met en place, les pouvoirs publics métropolitains font reposer sur les frêles épaules des citoyens la responsabilité de cette tâche ingrate de ramasser ces divers objets traînant ici ou là issus de la société de consommation de masse.

Ce récit se construit sur plusieurs glissements notamment rhétoriques. Le premier de ces glissements opère par l’appellation même de cette initiative. Il s’agit de la « journée citoyenne de la propreté ». Les déchets, une question de propreté ? On pensait naïvement que la question des déchets relevait d’une problématique environnementale, et voilà qu’on se retrouve avec une problématique hygiéniste, de propreté. Ici, c’est donc une problématique hygiéniste qui vient recouvrir la question environnementale(1).

Et ce glissement est tout sauf anecdotique car c’est lui qui nous fait basculer d’une dimension sociétale, politique, environnementale (comment gère-ton collectivement les déchets ? Pourquoi y en a-t-il tant ?) à une dimension de morale hygiéniste (une ville propre c’est bien). On se demanderait presque pourquoi « le réseau des associations environnementales » ont été convoqué (sous la menace de baisse des subventions?) s’il s’agit seulement de rendre propre la ville.

Un second glissement s’effectue par la centralité de cette idée de mobilisation lors de cette journée. « le 15 septembre, relevons ce défi ensemble ! » Peut-on lire sur les supports de communication de cette initiative. Ce sont donc des citoyen-ne-s mobilisé-e-s qui prendront part à cette opération de propreté. Et cette dimension « mobilisatrice »(2) comporte deux effets bien pratiques. Tout d’abord, la mobilisation est une rhétorique qui met en avant une dynamique qui laisse peu de place à la réflexion et à la critique. En quelque sorte, peu importe le sens profond de cette mobilisation (hygiéniste ou environnementale) puisqu’il s’agit ici avant tout de se mobiliser : une « mobilisation » telle celle qu’on organise en cas de guerre (rappelez-vous la chouette mobilisation d’Août 1914…). Le propre d’une mobilisation est en effet qu’elle se suffit à elle-même, elle crée un mouvement qui met en quelque sorte les raisons qui la sous-tendent en sourdine… Une des affiches de la journée est d’ailleurs peu ambiguë sur la question puisqu’il s’agit d’un détournement hasardeux de la statue d’un général nous incitant avec épée et balayette fougueuse à nous mobiliser pour cette nouvelle guerre contre les déchets. Ensuite s’il y a des mobilisés, c’est qu’il y a aussi de l’autre côté pourrions-nous dire les « non-mobilisé-e-s », autrement dit des réfractaires à cet élan salvateur, des traînes-savates à ce souci de propreté urbaine, position qu’il est bien difficile d’assumer, sauf à reprendre le rôle du mauvais élève de fond de classe ou de vilain petit canard. On s’en passe aisément…

Le troisième glissement est l’ajout du terme « sauvage » dans la plupart des communications sur la question des déchets. Car ce qui pose problème, ce ne sont pas les déchets en soi, mais « les déchets sauvages ». Car un déchet tout seul, ça n’a rien à voir avec un déchet sauvage. Un déchet sauvage, vous l’aurez compris, c’est celui que le mauvais consommateur n’a pas bien déposé dans la poubelle ou qu’il a balancé comme ça dans la rue… Le déchet – on dira civilisé plutôt qu’industriel ?- , lui est blanc comme neige… Quand il est enfoui, brûlé, ou balancé en Afrique, il ne pose pas de problème, rassurez-vous. Le problème, on vous le redit, c’est le consommateur incivique, pas l’industrie qui en dégueule à tour de bras (800 millions de tonnes par an rien qu’en France, tout de même… ).

Ainsi, non seulement cette journée transforme les citoyens soucieux d’environnement en acteurs de la propreté mais elle essaye à la fois de nous agiter sans grande raison tout en mettant dans une position de mauvaise conscience ceux et celles qui refusent de s’y joindre. Ça permet de comprendre la mauvaise humeur qui nous prend en voyant ces grandes affiches croisées en ville…

L’entourloupe de la responsabilité individuelle sur la question des déchets

Au-delà de la pure dimension guerrière mobilisatrice qu’elle sous-tend, cette mise en avant de la seule responsabilité individuelle pose bien des problèmes. Non pas qu’on doive délaisser cette question des déchets, mais faire porter la responsabilité aux individus semble, répétons-le, une entourloupe dont on doit se défaire et dénoncer vigoureusement. Et pourquoi donc ?

Tout d’abord, et très concrètement, pour la simple raison que quiconque a tenté de limiter ses déchets se retrouve, non pas face aux incivilités ou aux manquements d’hygiène de ses pairs, mais bien à l’impossibilité réelle de ne pas être submergés de déchets dès qu’il s’agit par exemple du simple fait de se nourrir. On pourra nous objecter – sans essayer de rire – que les grandes surfaces se mettent « au vrac » et au sachet papier mais ce serait relayer ici plus une série de campagnes de communication qu’une autre chose tellement cette conversion est marginale. Bref, pour le dire autrement, faire porter la responsabilité aux individus sur une réalité sur laquelle ils n’ont pas (ou si peu ) de prise, constitue une manipulation, et ici une manipulation politique. Nous sommer d’aller ramasser des déchets une journée et nous obliger de fait à continuer à remplir nos poubelles les autres jours de l’année de déchets nous met dans une position contradictoire et intenable qui alimente le cynisme et le « A-quoi-bon-isme » bien opposés aux buts mobilisateurs vantés par cette journée.

Ensuite, parce que faire porter la responsabilité de la question des déchets sur les individus a une longue histoire à laquelle il faut sans doute rattacher les enjeux sous-jacents mais réels de cette journée. Elle s’insère dans ce récit manipulateur mis au point par les lobbies industriels qui dès les années 50 aux états-unis financent des structures ou réseaux associatifs pour mettre en place ce genre de collectes réalisées par les individu-e-s (3). 

Ces structures créées de toutes pièces ou pilotés en sous-mains par ces industriels de l’emballage du plastique et leur lobbys œuvrent elles-aussi à mettre en place ces journées et actions de ramassage par des bénévoles des déchets dans les villes, les plages ou les campagnes toujours dans le but précis là aussi de faire passer l’idée que ce sont là-aussi les consommateurs et non les industriels qui sont responsables de la pollution de la planète par les déchets plastiques. Juste une coïncidence ?) Par la mise en place de ces structures, il s’agissait comme il s’agit encore d’occuper le terrain pour contrer les critiques émergentes (dès ces années-là…) de la production effrénée de déchets et qui depuis n’a fait que se poursuivre de manière exponentielle jusqu’à aujourd’hui. Il s’agissait aussi (et déjà) de faire porter la responsabilité de la présence de déchets dans l’environnement sur les consommateurs. Ce sont pourtant ces mêmes industriels portée par l’accentuation des stratégies agressives et manipulatrices de la publicité et autres logiques d’obsolescence programmée, tout autant que par ce mythe de la croissance infinie au cœur de l’économie néo-libérale, qui doivent être, s’il faut encore le préciser, pointés du doigt quant à cette problématique des déchets.

Enfin aussi parce que si cette histoire de culpabilisation des individus quant à la question des déchets à un long passé, elle est aussi un des traits caractéristiques de l’idéologie néo-libérale portée par l’élite politique et économique. Comme le souligne Wendy Brown dans son texte « Néo-libéralisme et fin de la démocratie », avec l’extension de la logique de marché qui soumet toutes les dimensions de la vie humaine, le consommateur-citoyen devient la seule entité, la seule instance sur qui faire peser la responsabilité des problèmes : «En rendant les individus pleinement responsables d’eux-mêmes, le néo-libéralisme identifie la responsabilité morale à l’action rationnelle ; (…) Ce faisant, il élargit considérablement le domaine de la responsabilité personnelle . (…) Ainsi, la référence, fréquemment entendue, à des « vies déréglées » permet aux pouvoirs sociaux et économiques de se décharger de leurs responsabilités politiques, tout en réduisant la citoyenneté politique à un degré sans précédent de passivité béate. ».

Comment, en effet, ne pas relier ce trait individualisant(4) et moralisateur du néo-libéralisme au recours constant et culpabilisant du « citoyen responsable », pièce centrale sur laquelle repose désormais l’action publique promue, voire martelée, par la Métropole nantaise. Que ce soit lors de cette « journée citoyenne de la propreté », lors des « grands débats », des « processus participatifs », ou encore l’injonction moraliste au tri des déchets des ménages, l’action métropolitaine appelle ainsi sans relâche les individus-citoyens à se mobiliser, mais cependant dans un cadre très restreint. Un cadre qui les individualise constamment et les empêche de fait toute possibilité d’actions collectives critiques ou revendicatives quant aux dimensions sociales et politique du sujet abordé (voir texte sur le Grand Débat sur la Loire).

Cette individualisation des responsabilités est d’autant plus choquante lorsque l’on constate ces même institutions métropolitaines ou nantaise servent la soupe aux grands groupes industriels, lors des sommets pompeux sur le climat (voir par exemple le « Climate Chance » nantais de 2016, grande messe du greenwashing éhonté des grandes entreprises (Bouygues, Engie, Gaz de France, Schneider electric, Suez et Veolia,) en quête d’un image plus « verte » leur permettant de clamer haut et fort leur conversion à la transition écologique qui nous mène à cet espèce de renversement à peine croyable : les individus-consommateurs seraient responsables de la pollution tandis que les grands industriels œuvreraient activement pour la transition écologique.

S’il y a quelque chose à faire durant ce « Clean-up day » mondial, ce serait bien d’appeler les citoyen-ne-s engagé-e-s et non pas « mobilisé-e-s » à manifester bruyamment et résolument devant toutes les enseignes commerciales (Leclerc, Monoprix, Starbuck, Fnac et autres Mc Do…) et les forcer à modifier leur mode de production vers un zéro déchets. Une bonne idée pour l’an prochain, non ? Pas sûr que les institutions métropolitaines soient aussi mobilisées du coup, mais cela aurait quand même plus de gueule et de sens politique que d’aller ramasser trois canettes et 15 mégots dans le parc d’à coté en pestant sur l’incivilité de ses congénères…

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Notes :

1 : Cette faculté des pouvoirs publics à évacuer les dimensions environnementales n’est pas sans rappeler celle du premier ministre Édouard Philippe dans son choix d’abandon du projet de l’aéroport Notre-Dame des Landes : celui-ci était devenu «l’aéroport de la division » et ce sont des problèmes techniques et de faisabilité qui sont mis avant tout en avant dans sa prise de décisions, et nullement des questions environnementales évidentes portées pourtant par ses opposants.

2 : Sur cette notion de mobilisation, voir le livre « La mobilisation infinie » de Peter Sloterdijk.

3 : On pourra se reporter ici au documentaire à peine croyable sur la question précise des déchets plastiques récemment réalisé par l’émission Cash Investigation (Le plastique, le grande intox). Celle-ci explique preuves à l’appui comment nombre de structures et d’associations en France (« Vacances propres » devenu récemment « Gestes propres » et en Europe , sont financées par des grands groupes industriels avides de plastique (tels Danone, Haribo, Nestlé ou encore Coca-Cola). Que dire aussi du « Clean Europe Network » dont le secrétaire général, Eamonn Bates, est aussi le responsable des lobbys des industriels du plastique à Bruxelles, cohabitant d’ailleurs à la même adresse ?

4 : On retrouve ce dogme de l’individualisation dans le refus de toute dimension collective dans les COP (Convention d’Occupation Précaire) que l’État impose aux projets d’installation d’une partie des zadistes.