D’une printanière « insurgence »
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Category: Global
Themes: Actions directesEducationExclusion/précarité/chômage
Bataille du rail et voie de garage
L’on se tromperait sans doute à chercher ici ou là les causes d’un échec qui s’inscrit dans le moment même où les instances cheminotes adoptèrent cette absurde stratégie d’une grève à épisodes, perlée d’incohérence. Il est de peu d’intérêt d’entrer ici dans les raisons qui motivèrent ce choix. Elles tiennent pour l’essentiel à cette idée, elle aussi absurde, que la mobilisation se décrète et s’organise sans lui laisser la moindre chance de se nourrir elle-même de ses propres impulsions et pratiques collectives. Il n’est bien sûr pas dit qu’une grève active, directe et reconductible eût donné d’autres résultats que ceux que l’on connaît, mais il est certain que celle choisie ne pouvait mener que sur une voie de garage. Démotivante, contournable, démobilisante, individualisante, elle restera un cas d’école de l’ineptie bureaucratique. Tant qu’on en a la capacité, on ne bloque qu’en bloquant, et sans trêve.
Quiconque assista à une assemblée générale ouverte de grévistes, surtout aux premiers jours du conflit, sait que la méthode fut immédiatement contestée, mais sans volonté assumée ni capacité réelle de débordement des instances. Le fait mérite d’être noté parce qu’il situe, au cœur même du dispositif de blocage cheminot, l’une des caractéristiques de ce printemps apparemment offensif : son attrait certain, mais souvent fantasmatique, pour la perspective d’un dépassement.
Du point de vue du « gauchisme », et ce qu’elle que soit la version qu’on en retienne ou les emblèmes qu’il affectionne, les « bases » seront toujours plus radicales que leurs directions. C’est là son côté essentialiste, mais aussi sa raison d’être. On y verra surtout le fondement d’une erreur récurrente d’analyse, la « base » n’existant comme « base » que quand, par une dynamique propre et des pratiques de sortie du cadre imposé, elle parvient à se passer organiquement de ses directions, à se parler sans intermédiaires, de soi à soi, entre égaux, à agir comme sujet d’une lutte qu’elle seule peut mener. Une « base » qui, convenons-en, a disparu comme telle de l’histoire récente des luttes sociales. Il faut en effet remonter au milieu des années 1980 pour trouver les derniers échos d’une sécession de ce type dans la floraison de « coordinations » – de cheminots, d’infirmières, de postiers –, conçues comme associations temporaires refusant de se laisser déposséder par les bureaucraties syndicales de la construction de situations ouvrant, à la base, sur de réelles convergences dans les luttes. Ces « coordinations » furent sans doute le dernier feu d’un mode d’action qui puisait, dans ce qu’il eut de meilleur, à « l’esprit » de mai 68 et, au-delà, à l’ancienne tradition de l’autonomie ouvrière.
Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous le pont des défaites, et la mémoire même de ces « coordinations » s’y est noyée. Comme toute mémoire qui ne se cultive pas. Cette évanescence de la mémoire historique demeure sans doute l’une des clefs pour comprendre pourquoi les révoltes de notre temps sont orphelines. L’écho de leur passé, même proche, ne porte plus, ce qui ne retire rien à la légitimité des nouvelles, mais explique leur déconcertante aptitude à finir dans l’impasse où, privées d’histoire, leur courte imagination les pousse. Et ce fut encore une fois le cas. Il n’y eut, chez les cheminots en lutte, aucune capacité réelle à sortir du cadre imposé. On le contesta, pour sûr, mais sans chercher à en imposer un autre, horizontal, décisionnel et souverain. Entendons-nous bien : il y eut des volontés d’ « insurgence », une sorte de « cortège de tête » de la résistance cheminote qui, parfois, fit masse, notamment dans les actions de rue, mais il n’y eut pas sécession. Parce qu’il n’y eut pas volonté de coordination autonome, création d’une communauté dotée d’intelligence stratégique et, par là-même, capable, dans la lutte, de faire que convergent, sur d’autres rivages que celui de la seule théâtralité, les nombreuses colères orphelines qui cherchaient à faire bloc sans y parvenir.
Peut-être était-ce trop attendre des cheminots ? C’est possible, mais leur centralité dans le dispositif de blocage – non pas des flux, mais de l’économie – leur conférait encore une force pour peser, de manière encore décisive, sur le retrait d’une loi dont le véritable objectif, ils l’ont d’ailleurs vite compris, était de les ramener au sort peu enviable du commun et, par effet induit, de les nier comme catégorie sociale faisant encore sujet collectif. L’objectif du pouvoir était aussi clair que la « stratégie » bureaucratique de résistance était floue. En rechignant, les plus déterminés des grévistes s’y sont ralliés, sans y croire pour beaucoup d’entre d’eux, par cette sorte d’atavisme que favorise la culture petitement syndicale, celle qui préférera toujours la « masse » manœuvrable à la « communauté » auto-instituée. Cette communauté – consciente de sa force, sûre de son combat, transversale dans ses intentions et capable de décider elle-même de sa lutte – n’est pas venue. Dès lors, la partie ne pouvait se conclure que par une déroute.
Le fantôme hagard de mai 68
Plus on perd le sens de l’histoire, plus la perception du réel historique devient illusoire. Ce n’est qu’un combat, poursuivons le début, disions-nous déjà aux heures de l’enchantement lyrique. Comme si le rouleau compresseur de l’échec n’avait pas d’effet sur le principe-espérance. Comme si les débuts n’avaient pas de fin. Comme s’ils pouvaient se reprendre au gré de nos imaginaires insurgés. C’était tout ignorer, bien sûr, de la radicale défaite de juin 68, celle qui, un demi-siècle plus tard, a produit les conséquences que nous savons. Car l’autre monde est bien venu, mais à l’exact contraire de nos aspirations. Le mouvement infini du capital y a puisé autant de puissance inspirante que la postmodernité « culturelle », devenue le principal terreau idéologique du néo-libéralisme sans limites que nous subissons. Révélatrice est, sur ce point, l’intention éphémère du jeune et fringant président du « nouveau monde », homme de son temps et du spectacle intégré, d’avoir pensé célébrer, dit-on, ce grand détournement de sens en accordant à ce mai 68 de toutes les extravagances la place, fondatrice, qu’il méritait, à ses yeux, dans l’histoire des « cinquante ignominieuses » qui l’ont suivi.
Le fantôme hagard de l’événement plana de même sur les étranges cortèges de ce printemps « insurgent ». Il attisa l’imaginaire graphomane des tagueurs et des très minoritaires occupants des facs. On y entendit, ici et là, qu’il s’agissait de « faire mieux qu’en 68 » quand il eût été sans doute plus judicieux de prétendre faire autrement communauté de résistance imaginative – ce qui d’ailleurs exista aussi, en gestation et hors référentiel, au cours de ces journées. Le hasard calendaire fit, c’est vrai, jonction entre le « commémoratif » et la réalité d’un mouvement qui se chercha, sans se trouver vraiment, dans une forme d’expression collective pour beaucoup héritée du passé, mais charriant quelques éclats de nouveauté sur lesquelles nous reviendrons.
Ce qu’il reste de plus vivant de mai 68, c’est sa part d’improbable et, avec elle, l’idée, consolante en ces temps de doute, que tout pourrait vaciller du « nouveau monde » dans une coagulation spontanée des colères. On peut bien sûr contester tout ou partie de cette hypothèse tant ces colères sont aujourd’hui éclatées, contradictoires, rentrées. Elles macèrent, pour beaucoup, dans le chaudron d’un monde si massivement déconstruit que son négatif lui-même finit par alimenter le ressentiment, la fausse conscience et l’aspiration à un ordre nouveau. Mais l’on ne peut nier que les rages existent, qu’elles ont pointé en ce printemps, venant essentiellement d’un salariat humilié, peu corporatiste (il n’y a plus rien à défendre), diffus, cherchant sa voie.
Du côté des étudiants, en revanche, et a fortiori des lycéens « parcoursupisés », c’est peu dire que la mobilisation fut faible ; elle n’agita que quelques bataillons égarés plus ou moins obstinés à occuper ou à bloquer leurs facs avec la conviction mimétique de faire mouvement. Ce qui, au vu de leurs faibles forces, semblait pour le moins présomptueux. Là où, pour un temps, la performance fut couronnée de succès, l’esprit de mai 68 y souffla dans ses prolongements postmodernes, différencialistes, particularistes au point d’y noyer le « tous ensemble » du moment dans la perspective régressive de la séparation que cultivent à loisir des post-gauchistes culturalistes suffisamment déconstruits pour confondre le projet émancipateur avec leurs délires, de non-mixité « raciale » par exemple. Ce fut notamment le cas à Tolbiac et à l’EHESS, dans une indifférence quasi-générale, il est vrai, mais plutôt tolérante. Comme si, sur le marché de la post-contestation étudiante, tout était par avance admissible : le désert de la critique et la critique du désert. À condition que le tout – thèse et antithèse – se colore d’une vague radicalité dans l’entre-soi de l’outrance. L’indifférencié de l’excès est probablement un signe des temps.
Les deux faces du visible
Walter Benjamin reprit de la pensée théologique l’idée que le visible n’est pas tout. Et corollairement que, derrière les apparences d’un réel objectivement repérable, il fallait chercher le fil qui, échappant à l’entendement de la sourde expertise, ondule comme « suppléance » émancipatrice du « principe même de l’ordre ».
Il y eut de cela dans ce printemps inédit : une étrange ondulation des esprits entre anciens réflexes et nouvelles sécessions.
D’abord un bonheur d’être ensemble… Il y en avait, par exemple, dans la vaste salle d’une historique bourse du travail parisienne surpeuplée, un soir d’avril, à l’heure où le besoin de grève et le besoin d’agir faisait cause commune. Un bonheur indicible tant il est devenu rare. Un bonheur qui débordait d’indiscipline. Au point que les orateurs de service, dépossédés de facto de leurs « insoumissions » particulières et de leur préséance, en furent passablement surpris. Car, dans l’attente d’un possible, cet être-ensemble bouleversait le tout-hiérarchique de la prise de parole séparée. C’était sa nature même, sa fonction. Et tout remonta, ce soir-là, des humiliations minuscules de la survie diminuée. Les mots fusaient, faisant terreau de leur misère : ceux, bouleversants, d’une soignante d’un EHPAD en lutte ; ceux d’un cheminot en colère porté à croire qu’aucune méthode ne vaut l’action directe ; ceux d’une caissière épuisée d’une enseigne de la grande distribution en grève ; ceux d’un postier hors statut racontant son existence de galère. Bien d’autres… Des mots remâchés dans la solitude des petits matins de chagrin et soudains crachés, comme balles traçantes, dans l’espace conquis d’un partage. Des mots en cascade qui disent la souffrance au travail, un travail dont les conditions sont devenues si détestables que tout le monde a fini par le détester.
On ne peut ignorer, de même, que la forme, pour le coup spontanée, qu’ont prise les désertions massives des cortèges traditionnels dit sans doute beaucoup du refus désormais très partagé des séparations. Par la multitude parfois impressionnante qui les formait, les cortèges de tête de ce printemps ont été le signe d’une sorte de connexion d’imaginaires entre deux formes de sécession – l’une vécue et théorisée comme potentiellement « insurrectionniste », l’autre perçue comme alternative aux défilés des impuissances –, le tout balisant un espace d’horizontalité en action agité de passions parfois contraires, mais occasionnellement coagulées. Pour le coup, jamais les « casseurs » n’ont été en si nombreuse compagnie.
Ce bonheur d’être ensemble, mais aussi d’abolir les appartenances closes et les identités fixes, y compris là, dans ces cortèges de tête, c’est ce qui fit le visible réfractaire de cette « insurgence » printanière et donna à la rue des allures résolument inédites. Comme si, deux ans après 2016, un pas avait été franchi dans le délitement inexorable des formes traditionnelles et désespérément vaines de manifester. Tout observateur avisé pouvait percevoir sans trop d’effort cette étrangeté. À condition d’observer, c’est-à-dire d’aller au-delà des apparences codifiables et exploitables : un « black-bloc » reste un « black-bloc », autrement dit ce qu’on y voit, mais le fait qu’il soit relégué, un 1er mai, en queue d’un cortège de tête de près de 15 000 manifestants relève d’une aveuglante nouveauté dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle fait sens, sens giratoire même.
Chemins des métamorphoses
Il n’y a pas de stabilité possible des anciennes formes de résistance traditionnelles – création d’un rapport de forces, négociation, compromis – quand tout concourt, de partout et par tous moyens, à leur effondrement. Le réformisme est mort dès l’instant où la réforme est devenue contre-réforme, c’est-à-dire destruction programmée de toute aspiration (réformiste) à la survie augmentée. Ce qui demeure du vieux mouvement ouvrier un tant soit peu organisé (syndicalement), n’a plus les moyens, seul, de défendre ses derniers acquis. Il les perdra donc un à un s’il ne sait pas se réinventer sur d’autres bases. En reprenant les choses depuis le début, en faisant en sorte que convergent d’évidence – dans l’imaginaire d’abord, dans le réel des luttes enfin – des coalitions concrètes, coordonnées entre elles, fondées sur un commun partagé, structurées horizontalement et résolument garantes de l’autonomie de décision de ses membres. Il faut, à l’intérieur ou en dehors des syndicats tels qu’ils sont devenus, des minorités réellement agissantes déterminées à remettre la marge au centre, aspirant à faire nouvelle communauté de résistance sur le terrain de la question sociale.
Dans une perspective parallèle, une lutte prolongée du type de celle de Notre-Dame-des-Landes, possède à l’évidence, par les pratiques qu’elle développe et les énergies qu’elle libère, un double caractère d’exemplarité et d’universalité. Pour le pouvoir, l’abandon du projet d’aéroport n’était politiquement assumable qu’à la condition de parvenir, « en même temps », à séparer une partie des zadistes, les plus pragmatiques disons, de leur rêve communautaire des origines. On savoura la victoire – qui en est une, et indiscutable – et on passa aux choses sérieuses : fallait-il, ou non, céder à cette tentative d’institutionnalisation, somme toute classique, en abandonnant en chemin partie de ceux qui l’avaient, à leur manière, balisé d’espérance et de douce folie ? La discussion fut confuse, mais l’alternative pointait : il y avait, pensait-on, des choses à négocier. C’est là un moment historiquement identifiable, et toujours recommencé : celui qui signe invariablement le passage de l’utopie à la topie, qui est à la fois renoncement et présence au présent et à ses limites. Ce temps a certes semé la division, mais sans rompre tout à fait les solidarités internes. Pour accélérer le processus de délitement, le pouvoir, non sans risque, lança l’offensive policière majeure de ce printemps des « insurgences ». Elle eut pour premier effet de renouer les ardeurs offensives. Et puis vint le temps – politique – de l’acceptation du cadre imposé par l’État. On ne portera pas de jugement : l’histoire, qu’on a désapprise, est pleine de ruses de ce genre.
Chaque époque charrie ses tics, ses manies et ses mythologies. Avec toujours le même effet sublimant. Les idées fixes ne sont d’aucun secours devant le réel, par nature mouvant. Pour ce qui concerne la nôtre, l’extrémisme – qui n’est pas la radicalité mais son masque – l’a suffisamment prouvé, et depuis longtemps. Sans autre cause que la sienne propre, il n’est, sans doute, qu’une nouvelle forme, caricaturale, de l’avant-gardisme. S’évertuant à préférer le simulacre à la perspective, il passe toujours à côté de l’inattendu du « maintenant » pour n’y voir que ce qu’il veut y voir : un acquiescement à ses thèses et au rituel de ses vanités. N’existant que comme spectacle, l’extrémisme vit de sa manie de l’appel sans suite, du coup d’éclat sans base et de la rhétorique de l’émeute. Et c’est ainsi que, comme spectacle, il se perpétue, au risque de se perdre dans le labyrinthe de ses propres limites, qui sont celles du spectaculaire précisément. On admettra, cela dit, que les « insurrectionnistes » de ce printemps se sont faits plutôt discrets. Surpris de se voir si largement rejoints, et parfois débordés, par une multitude plutôt bienveillante à leur égard, ils goûtèrent ces moments de fraternisation épisodique, ce qui est évidemment compréhensible. L’erreur, pour eux, serait de penser, comme les léninistes d’antan, que les masses ont fini par rejoindre l’avant-garde. Ce faisant, ils seraient encore en avance sur les experts médiatiques, mais toujours à côté de la plaque.
Confusément, parfois massivement, ont émergé de cette printanière « insurgence », des sécessions, des sorties de route, des désertions, des refus d’obéissance, une méfiance des anciennes formes admises de la contestation sociale : l’ouverture d’une perspective cavalière, en somme, avec un déplacement des imaginaires vers l’ailleurs, l’inattendu, le non-balisé, le contourné. On pourrait y voir un début.
Pour avoir quelques chances de résister, ensemble, au processus généralisé de dégradation programmée des dernières formes de vie acceptables, pour en réinventer de nouvelles, désirables, les modes d’association à venir devront forcément dépasser tous les cadres référentiels des anciennes appartenances idéologiques, stratégiques et identitaires fixes en se situant clairement dans une pratique de sécession réinventée, pensée, capable de redonner « sens au sens commun » (Arendt), ouverte à toutes les expérimentations. Il n’est désormais de critique sociale effective que celle capable de renouer historiquement avec l’idée originelle et bafouée du communisme : faire communauté libre.
Freddy Gomez.
[Texte paru sur A Contretemps.]
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