Tout d’abord, quelques informations sur le Nicaragua, pays d’Amérique du Nord. Après une lutte armée, les Sandinistes renversent la dynastie Somoza et prennent le pouvoir en 1979, pouvoir qu’ils garderont jusque 1990, avec le pouvoir total à partir de 1981. Puis ont suivi 16 ans de gouvernements néo-libéraux, et en 2006 le Front National de Libération Sandiniste reprend les rennes. A partir de 2006, leur politique est un mélange de socialisme et de néo-libéralisme. A la tête de l’État, Daniel Ortega, et sa femme (vice-présidente), Rosario Murillo. La révolte rappelle celle de 2013 au Brésil : les anarchistes ont catalysé un mouvement de critique du PT (gauche), au sein d’un mouvement horizontal, avec autant des anarchistes qu’une opposition populaire vague, utilisant des symboles nationalistes. Par la suite, la police a traqué les anarchistes, et c’est la droite qui a pu surfer sur le mouvement. Résultat, beaucoup s’en sont à nouveau remis au PT… Pourquoi parler du Brésil ? Parce que beaucoup d’autoritaires utilisent les événements au Brésil pour délégitimer le soulèvement au Nicaragua, avec cette fameuse stratégie du « moins pire ». Les anarchistes peuvent identifier plusieurs erreurs dans ces récents soulèvements, du Nicaragua à l’Arménie. La plupart du temps, ça part d’une accusation de corruption d’un gouvernement. Cette accusation légitime le capitalisme et le gouvernement en soi également, sans compter qu’il permet à des démagogues comme Trump de s’en servir. De même, le nationalisme peut apparaître comme offrant une plate-forme afin d’unifier les gens dans une base commune contre les autorités : il suffit de penser aux soulèvements de 2011 ou à Occupy, bardés de drapeaux nationalistes, ou du slogan de la révolution en Egypte « Musulman – Chrétien – Nous sommes tous égyptiens ». Ces symboles permettent à de nouveaux autoritaires de se mettre en scène et de prendre le pouvoir en se représentant comme les « vrais » représentant-es de la nation : Syriza ou l’armée en Egypte par exemple. Il va falloir aux anarchistes une analyse plus « nuancée » à propos des conflits entre nationalistes de droite et autoritaires de gauche, et développer une critique des politiques menées par les gouvernements de gauche. Exactement comme au Brésil ou actuellement au Nicaragua, afin que les politiciens de droite n’en profitent pas. Ce sont les questions les plus pressantes qui nous font face aujourd’hui. (A lire/relire : https://diomedea.noblogs.org/post/2016/12/06/lappel-constant-du-nationalisme-fredy-perlman/ ) Le soulèvement du 19 avril (l’anarchiste qui parle est membre d’un groupe affnitaire de 6 personnes, existant depuis 2015. La majorité des individus formant le groupe se définie comme « queer ».) Tout a commencé en avril donc, avec des manifestations demandant aux autorités d’intervenir immédiatement face à un incendie à grande échelle dans la plus grande réserve indienne, Reserva Indio Maiz. Mais cela va plus loin que ça, les indien-nes parlent de racisme, d’occupation militaire, d’élevage de bétail illégal etc de la part de l’État. Le feu a duré 10 jours. Cette catastrophe humanitaire a mis en lumière les pratiques coloniales du gouvernement et son exploitation intensive des ressources en territoire indigène. Le 16 avril, le régime sandiniste annonce des réformes de la sécurité sociale, avec notamment une augmentation des contributions pour les employé-es et les employeur-euses, une diminution des retraites, ainsi que des frais pour la retraire de chaque retraité-e. La réforme controversée est censée sauver la sécurité sociale d’une crise de déficit. Elle n’a fait que mettre le feu aux poudres. Il y a des affaires de corruption de millions de dollars de prêts privés pour le gouvernement : les prolos et les retraité-es ont du payer pour ça. Le 18 avril, les deux contestations se rejoignent et organisent deux manifestations à la capitale Managua. L’État envoie flics, des paramilitaires ainsi que les Jeunesses Sandinistes pour mâter tout ça. 20 personnes blessées. Le lendemain, plein de manifestations pour protester contre la répression. Le gouvernement censure certaines chaînes de télé, donne l’ordre à des hôpitaux de ne pas soigner les manifestant-es. Des foules sandinistes attaquent plusieurs universités. Elles ferment et sont occupées par des étudiant-es, notamment l’UNAN, la plus grosse unif’ (50 00 étudiant-es), contrôlée par l’UNEN, le syndicat étudiant pro-gouvernement. Des manifestations ont eu lieu dans tous le pays, et c’est particulièrement intéressant à Monimbo, Masaya, Leon, Matagalpa, and Estelí qui sont des bastions sandinistes. Granada et Leon sont les 2 plus grosses destinations touristiques. C’est la 1e grève générale de cette ampleur depuis les années 90. Le 20, la contestation continue, du monde envoiet de la nourriture, les soins s’organisent. Des raids de police sont organisés pour voler la bouffe et fermer les lieux de soin. Les forces paramilitaires sont particulièrement actives à Managua, gaz lacrimo, balles en caoutchouc. A Leon, des bâtiments sont brûlés, y compris des maisons de civils, une station de radio… A Granada, le hall de la mairie est cramé. Des dizaines de morts, de nombreux-euses disparu-es. Il y a des morts aussi chez les flics. Le mouvement s’intensifie, les morts, blessé-es, disparu-es sont toujours plus nombreux-euses. Le 22, Ortega apparaît pour la 2e fois à la télé, et annonce le retrait de la loi sur la sécurité sociale. Il pleure les morts chez les flics, les civils et les journalistes, mais ne dit pas un mot des violences des Jeunesses Sandinistes. Il qualifie les manifestant-es de « voyous et membres de gangs ». Malheureusement pour lui, la contestation va au delà de la réforme retirée et s’étend contre la répression violente et à la corruption. Le lendemain, nouvelles manifs, avec demande de justice pour toutes les personnes tuées par la police, et de négociations. La police attaque un recueillement, 2 mort-es et 5 blessé-es par balle. Nouvelles manifs, 70 à 80 000 personnes, affirmant que les négociateurs ne les représentent pas, appelées par le Movimiento Autoconvocado Nicaragua, beaucoup de drapeaux nationalistes… Un rassemblement est convoqué le lendemain devant le commissariat pour exiger la libération des détenu-es. Grosse manif, les paysan-nes rejoignent les barricades. Deux corps d’étudiants disparus sont retrouvés, le wifi est coupé des zones publiques et Ortega interrompt les programmes télés pour annoncer une négociation avec le secteur privé et la Conférence Épiscopale du Nicaragua. Les jours suivants, la pression retombe un peu, mais toujours des morts. Anonymous hacke un site du gouvernement, malheureusement cela n’a fait que renforcer l’idée chez certain-es que ce mouvement est une provocation extérieure (USA tout ça…). Le Mouvement du 19 Avril est lancé, et doit virer des infiltré-es. Le mouvement s’est rapidement auto-organisé, sur les réseaux sociaux, mais pas que. Il a mis en place de nombreuses choses : sécuriser des maisons (face aux attaques des flics), distribuer des médocs, écrire des communiqués, soutien médical, fabrication de boucliers face aux flics, bouffe, groupes de soutien émotionnel etc… Les raisons du soulèvement sont nombreuses, avec en plus de ce qui a déjà été cité, le prix de l’essence, le clientélisme, la réaction face à la police, le budget de l’État, la violence des Jeunesses Sendinistes etc etc… Il y a aussi pas mal de revendications féministes : contre les féminicides, contre la fermeture des centres pour femmes ; de plus l’avortement a été rendu illégal en 2006 et Ortega est accusé d’abus sexuels envers Zoilamerica, sa belle fille. Cependant, les classes moyennes sont pacifiées depuis un bail. Les personnes insurgées sont d’accord sur une chose : le gouvernement fait de la merde, les choses pourraient aller bien mieux. Ce n’est en aucun cas un soulèvement organisé par la droite, il est parti des facs, auto-organisé, la droite est arrivée après, voyant un chemin dans le dialogue État/secteur privé/étudiant-es. Le parti de droite, le PLC, se fait huer chaque fois qu’il débarque dans les manifs… Les Jeunesses Sandinistes Elles effectuent les basses œuvres de l’État, sont hyper hiérarchiques. Elles sont présentes à toutes les manifestations officielles en soutien à Ortega. Elles sont persuadées que quiconque n’aime pas Ortega est un-e suppôt de la droite. Apparemment, elles ont beaucoup changé par rapport aux 70s et 80s. Beaucoup en sont membres de génération en génération, sans compter que ça permet de trouver du taf facilement. Elles ont gagné leur « street cred » lors de la lutte des 6 % dans les 90s : la demande que 6 % du budget soit pour l’éducation. Le gouvernement Ortega était populaire, car arrivé après 15 ans de politiques dictées par le FMI, l’arrivée d’usines à sueurs pour rendre le pays compétitif, les fast-foods, les portables, bref la mondialisation dans toute sa violence. Ortega a stabilisé l’économie, et a construit des parcs, mis la wifi etc. Les peintures à la gloire du régime ont été recouvertes aux couleurs du drapeau depuis le début du soulèvement, et on voit que c’est là qu’il manque une critique anti-autoritaire du sandinisme. La suite Des quartiers entiers sont aux mains des insurgé-es, avec un fonctionnement auto-organisé. La police ne passe pas ou évite ces quartiers, elle est de toute façon attendue H24 derrière les barricades. Certaines rues sont prises par la police. Le régime avait fait construire des œuvres d’arts sous formes d’arbres en métal repeints aux couleurs du chef. La plupart ont été détruits ou incendiés. Depuis mai, la principale université est occupée par 500 étudiant-es. La police et les Jeunesses Sandinistes ont tenté plusieurs attaques, mais depuis ils n’osent plus trop s’y aventurer. Les taxis sont en grève. Il y a eu pas mal d’émeutes et de chaos, des gens ont protégé leur baraque ou leur commerce. Certains ont pour ça collaboré avec la police… ou formé des groupes de sécurité… Les émeutes s’en prennent surtout aux pompes à essence et aux supermarchés. Des solutions anti-étatiques émergent, doucement. Selon les anarchistes, il y a besoin de théorie. Le texte paru sur cimethinc « Pourquoi nous n’avons pas de revendications » a été traduit en espagnol et publié en ligne. Les négociations ne donnent rien. « -VICE veut un interview, on leur répond quoi ? -Qu’ils aillent se faire foutre. » Au total, une 100aine de personnes sont mortes sous les balles de l’État. Le 30 mai, une manifestation de mères s’est faite charger par les flics et les Jeunesses Sandinistes : 11 mortes, 79 blessé-es à travers le pays. Des étudiant-es commencent à critiquer le groupe d’étudiant-es qui est le principal communiquant. Quelques critiques du soulèvement Il y a pas mal de bourges qui participent, et quand illes sont dans les manifs, forcément la police ne tire pas… Un millionnaire a hurlé à la télé que Ortega doit démissionner… Il y a forcément de l’opportunisme. Le Nicaragua est un pays très catholique (et l’idéologie sandiniste se réclame du catholicisme), et donc assez réactionnaire sur les questions autour des LGBTQIA, du féminisme… Il y a un tournant nationaliste et catho de l’opposition, mais rempli de contradictions. Tout le monde veut sa part du gâteau. Il n’y a pas vraiment de communication entre les villes insurgées. A propos de féminisme à nouveau : les féministes ont été très actives depuis les 80s. Ortega, comme les guerrilleros, disent que le rôle d’une femme est d’enfanter la nouvelle génération de révolutionnaires. Ce sont les féministes qui ont critiqué le rapport entre l’État et la culture machiste et religieuse au Nicaragua. Le début du soulèvement, ce fut surtout des femmes et les populations indigènes. Il n’y a pas assez de remise en cause du capitalisme, encore moins de l’Etat et de ses structures. Le mouvement veut une « vraie démocratie » et aimerait voir le même mouvement dans d’autres pays. Mais encore une fois, il y a beaucoup de contradictions, dans un pays où les anarchistes ne sont pas des millions. Néanmoins, le soulèvement s’organise de manière horizontale, par groupes affinitaires, sur des bases d’entraide…totalement à l’opposé du modèle des Jeunesses Sandinistes. Aucun leader populiste n’est pour l’instant apparu. A la fac occupée, on ne peut pas prendre de photos. Tout est auto-organisé, à la capitale des plats pour 400 personnes sont cuisinés chaque jour. Bien que des pro-gouvernement envoient de la bouffe empoisonnée… Il faut vérifier chaque réception « solidaire »L’insurrection est arrivée si vite, sans prévenir. Il y a une blague récurrente : « On mange du riz et des haricots au petit déjeuner, des haricots au riz à midi, et du Gallo Pinter (le nom du plat haricots + riz) le soir ». Les anarchistes ont été totalement surpris-es par l’horizontalité immédiate du mouvement, le fonctionnement en affinité et en petits groupes, l’entraide entre diverses groupes etc. Les anarchistes étaient prêt-es, mais n’interviennent pas de manière autoritaire. Notons que le terme de « peuple » est remis en question. « Tellement de portes ont été ouvertes »… « Parfois, il ne se passe rien pendant des décennies, puis surgissent des semaines qui valent des décennies. »