Apologie du don a l’etalage
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Dans l’optique de gratuité du D.A.E, on met de coté l’aspect rentabilité économique d’une activité pour envisager plutôt de manière critique la circulation du produit de cette activité. Critique parce qu’on remet en question la distribution commerciale et son efficacité en posant comme but l’accès libre de chacun-e à ce qui est distribué.
En ce qui concerne la musique, cette façon non-conventionnelle de distribuer un disque va de pair avec des procédés d’autoproduction favorisant un coût de prodution plus ou moins égal à zéro : home studio, gravage de CDR ou copies de K7, pochettes artisanales etc. Mais cela s’applique également à d’autres domaines comme l’auto-édition de brochures, de films sur K7 vidéos, etc.
Le Don à l’étalage n’est pas une marque déposée ou une pratique exclusive de la Fondation Babybrul qui la développe en France. Le copyright n’a plus lieu d’être dans la mesure où c’est la circulation sans restrictions qui importe, et non l’échange valorisé par l’argent. Sur ce point et sur la question des droits d’auteur, l’alternative permettant de revendiquer une œuvre tout en n’interdisant pas sa reproduction, son utilisation, sa modification, sa propagation est la license libre, dite copyleft, qui donne aux utilisateurs les mêmes libertés que celles dont le copyright les privait pour n’en faire bénéficier que l’auteur [1].
Cette notion adaptée des licenses de logiciels libres est également appliquée dans les domaines de la création matérielle, la musique, l’image, la vidéo. Mais en théorie dans le copyleft il n’est pas exclu de pouvoir distribuer commercialement une œuvre sous cette license. Et parfois cette « philosophie » du libre peut n’être appliquée qu’en ce qui concerne une circulation immatérielle et prendre fin dès qu’il s’agit d’en faire un support physique, de graver un CD ou de publier sur papier quand l’auteur le spécifie.
Avec le Don à l’étalage il ne s’agit même plus de parler de droits, mais de piratage, un piratage interstitiel. L’interstice ici, c’est l’espace-temps des bacs de disquaires, ou des rayons littéraires quand personne ne les surveille, quand personne n’imagine qu’on peut perdre du temps et de l’argent pour fabriquer des choses gratuites et les déposer là sans le demander à personne. L’idée du D.A.E est bonne parce qu’elle est interstitielle ; bien que n’étant pas dans l’intérêt du capitalisme puisqu’elle exploite le temps et l’espace marchand d’un commerce sans compensation monétaire, elle n’est pas prévue, elle surprend, et elle peut faire exister ce qui jusque là n’était pas imaginable, simplement en inversant et en dépassant la règle de base qui fait en sorte que les marchandises sont à leur place dans les rayons comme par magie et que personne n’ose les prendre sans s’acquitter d’un droit.
« Le Don à l’étalage, c’est le dépassement du rêve des échanges marchands et de la circulation des marchandises par leur réalisation pirate : voir son objet, un peu de soi, son disque, sa bédé, son texte, son livre dans les rayons des grands magasins accessibles à tous gratuitement comme le dernier des produits convoités.
C’est le sentiment de jouer à quelque chose de nouveau, d’avoir encore un temps d’avance sur l’époque, la Culture et la législation […], de prendre dans le sytème une place qu’il ne nous a pas donné, sans rien lui devoir en contre-partie, profiter de son développement obscène en montrant les limites de ses propres illusions, les limites de la légalité, les limites de l’hypocrisie démocratique et sa “libre expression”.
«Quand je place mon disque dans les bacs de la FNAC c’est comme si je détournais l’histoire dans les manuels scolaires.» [2]
En soi la pratique du D.A.E n’offre pas une alternative absolument efficace à la circulation marchande. Il y a toujours le risque que des vendeur-euse-s enlèvent les objets déposés. Et puis, à moins d’une organisation collective de grande ampleur, cela reste à une échelle locale. Mais l’intérêt est dans le coté Do It Yourself de la pratique, les petites séries de disques, les pochettes artisanales. L’activité est gérée du début à la fin, chose dont le capitalisme nous a privé en nous ôtant purement et simplement toutes sortes de moyens de productions pour en faire des industries, avec des machines, des savoirs, des conséquences séparées de notre quotidien.
Mais pour la Fondation Babybrul les différents épisodes concernant les opérations de D.A.E du disque de Fuzzkhan relatés sur le site internet sont aussi à titre d’argumentation d’une critique théorique et pratique des valeurs pourries qui animent les différents corps institutionnels et privés de notre société.
En cela il vaut mieux porter et appliquer directement des principes qui ne posent pas les mêmes barrières que le capitalisme, barrières qui sont
– la propriété privée, qui réduit les choses (et les êtres) non plus à être utilisés mais à être possédés, (à remplacer par la propriété d’usage qui désigne un-e propriétaire en fonction de l’utilité personnelle qu’il/elle a d’un bien)
– le mérite, qui soutient l’idée de l’appropriation pour le seul profit, et le commerce, qui serait le seul véritable lien social qui unit tous les peuples,( annulés par le don gratuit).
C’est aussi par souci de cohérence et par peur d’être inévitablement récupéré par une Culture qui se donne trop facilement des airs alternatifs, et qui tolère la transgression et la critique seulement si elle est intégrée aux circuits marchands, que la musique de Fuzzkhan reste gratuite.
Avec le D.A.E, donc, il n’est pas question de vivre de sa musique, de ses images ou de ses écrits, devenus des objets exploités commercialement. Cela apparaît à certain-e-s comme une des limites de cette pratique qui réduit par là une grande partie des « producteurs » à ne jamais espérer gagner une indépendance dans la création en récoltant des fonds ou simplement en revenant sur investissements d’autoproduction même minimes pour évoluer matériellement, tourner en concert, se déplacer pour exposer…
Mais c’est une revendication assumée par la Fondation Babyrul qui distribue avec cette technique un CD de Fuzzkhan [3] (musique électronique – 150 CDR gratuits distribués, par D.A.E, mais aussi de main à main, depuis le début de l’année 2003) et des brochures dont Manifeste contre la Culture (tiré à 450 exemplaire gratuits pas encore épuisés).
Pour Fuzzkhan le fait de ne pas pouvoir « vivre de son art » n’est pas un problème, mais c’est un choix qui va pour lui avec un mode de vie et une « éthique de pirate », où la musique n’est pas déplacée ou utilisée hors d’un contexte social, sacralisée et/ou marchandisée par le monde de l’art.
Ce mode de vie assumé c’est une précarité consciencieuse qui lui permet de vivre « sur les poubelles de ce monde » : « J’habite en squat depuis 3 ans, et je ne travaille plus depuis un peu plus longtemps. Comme j’ai besoin de très peu de moyens financiers pour vivre puisque je ne paye pas de loyer et que je peux me nourrir à moindre frais en faisant des récup de marchés et de supermarchés dans les grandes villes où je vis, et bien j’arrive toujours à me débrouiller pour réaliser mes projets comme je l’entends, sans patrons et sans impératifs autres que ceux que je me fixe librement. Faire des CD gratuits ne me revient pas cher, puisque je vole les CDR et que je fais les pochettes avec du matériel de récup, des boite de cornflakes ou du plastique autocollant orange fluo. Et de toute façon faire les démarches pour trouver un label ou participer à des projets culturels, trouver des subventions et sortir un disque dans le commerce me prendrait plus d’énergie et d’argent que ce que je met à faire les choses moi-même, gratuitement et pour le plaisir. Ca me ferait trop chier maintenant de gagner de l’argent avec ce que je fais, d’avoir la contrainte “professionnelle”, et tout ce qui va avec, un-e manageur-euse, des dates dans des salles avec des entrées payantes, etc. Là je n’ai pas de contraintes particulières qui pourraient faire de ma vie un enfer entre l’usine et les factures et me pousser à chercher un peu d’oxygène et une vie d’artiste. Non, vraiment, sans avoir de parents qui m’aident financièrement ni d’aides de l’État je vis bien, je m’amuse bien, et j’essaie d’en faire profiter gratuitement les autres, voila. »
D’un point de vue légal, il n’y a pas encore de dispositions particulières contre le dépôt d’objets gratuits dans les commerces. Mais voici un avertissement du responsable sécurité de la Fnac de Marseille reçut par Fuzzkhan après des opérations de Don à l’étalage de son disque le 17 octobre 2003 :
« Madame, Monsieur, Nous avons retouvé dans notre magasin Fnac de Marseille au centre Bourse, des disques comportant l’adresse à laquelle je vous écrit. Ces disques, gravés pour certains d’entre eux, ne nous appartiennent pas. Ils comportent l’étiquette “gratuit” invitant, je suppose, nos clients à emporter ces disques. Vous comprendrez que pour des raisons légales concernant le droit de la consommation et impliquant notre responsabilité, nous ne pouvons en aucune manière accepter cette pratique. Ainsi je vous prie de rappeler aux auteurs de ces dépôts que cette pratique, malgré sa générosité, est interdite.
Notre serivce de sécurité pourra à l’avenir procéder à l’interpellation des personnes qui s’en rendent coupables.
Salutations, M. X, Responsable Sécurité Fnac Marseille. »
Déposer des objets parasites dans les espaces strictement marchands n’est pas une idée originale de tel ou tel collectif, cela s’est surement déjà pratiqué auparavant, même si les personnes qui l’ont fait ne l’ont jamais revendiqué ou n’ont jamais communiqué leurs actions.
Depuis juilllet 2000 aux États-Unis le projet Droplift [5] propose sur internet de télécharger un disque du même nom, gratuit et sans copyright, avec sa pochette, et de le déposer chez les disquaires à la lettre « D ».
Sans en avoir connaissance en 2002, Babybrul déposait des fanzines gratuits dans les bacs à publicité dans la rue et dans les kiosques à magazines dans le métro. Différentes personnes que j’ai rencontrées m’ont parlé d’idées qu’elles avaient eut et/ou réalisées – sans connaitre le D.A.E – de mettre des choses dans les rayons des supermarchés ou autres commerces.
L’essentiel est que cette idée se répande encore, et que tout le monde puisse se l’approprier, pour que le règne du commercial perde de sa magie (voir avec beaucoup d’acharnement de son efficacité) et surtout qu’on arrête de croire en lui pour donner du sens à tout ce que l’on peut produire/faire/créer.
Le Don à l’étalage, ou peu importe comment on l’appelera d’ailleurs, peut donner du sens à des pratiques en les faisant circuler autrement et d’une manière directe, qui n’attend pas d’autorisation d’une quelconque autorité.
C’est bien plus excitant comme ça.
Notes :
[1] Voir, sur les licenses libres, Copyright et Copyleft, par Anne-Laure Dalloz:
http://www.uzine.net/ecrire/articles.php3?id_article=2086#nb2
[2] Extrait de l’ Appel à création de centres de Don à l’étalage »:
http://www.fondation-babybrul.org/#appel
[3] La musique gratuite de FUZZKHAN:
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