A Rouen comme en d’autres villes, le retour des manifestations s’est accompagné du retour des embrouilles entre les “syndicats” et les “autonomes”. Le réflexe souvent juste dans ces histoires consiste à ne pas trop s’attarder. Cette fois-ci pourtant nous ferons l’effort de mettre des mots sur ce qui pourrait paraître intégralement anecdotique. Il faut bien tenter d’expliquer pourquoi différentes personnes affiliées à la CGT, à son service d’ordre, ou à quelque parti d’extrême-gauche, viennent faire pression sur le cortège de tête – physiquement ou à coup de menaces, de sermons et de stigmatisations grossières. Et pourquoi il serait préférable pour tout le monde que cela cesse.

Deux visions, deux perceptions s’opposent évidemment. Pour certains, la situation était très simple : les infirmiers et les aides soignants du centre hospitalier de Saint-Etienne-du-Rouvray (agglomération de Rouen) sont en grève depuis début septembre contre un projet crapuleux comme les managers savent en pondre. L’intersyndicale ayant décidé que ce serait aux agents en grève de prendre la tête de la manifestation, il fallait informer de cette décision les jeunes et les non-syndiqués placés en tête du cortège. Ceux-ci, évidemment absents de ces organes de décision, et soucieux de ne pas être cernés par un Service d’Ordre, refusèrent et ne cédèrent pas à la pression quand elle devint physique. L’affaire était bouclée. Et toutes les invectives sortant de la bouche des têtes syndicales allaient dans le même sens : c’était une honte, un manque de respect total pour ces travailleurs en grève. Comment faire ça aux hospitaliers ? Et tant pis si certains d’entre nous s’étaient rendus au centre hospitalier pour leur apporter du soutien. Armés de ces évidences, il était alors facile de justifier le coup de force avorté et de donner des leçons de morale condescendante. Mais l’argument est imparable : le cortège de tête a refusé de laisser la place aux hospitaliers en grève. Face à un tel scandale, tout était permis et rien ne serait pardonné.
Las. La réalité est souvent un peu plus complexe. Ceux qui avaient pris la tête du cortège constituent ce qu’on appelle maintenant et officiellement, à Rouen comme ailleurs, “le cortège de tête”, bien qu’il soit constitué d’un ensemble hétéroclite d’individus, de bandes et de forces plus ou moins organisées. Ensemble hétéroclite de forces autonomes au sens strict et descriptif du terme : autonomes à l’égard des structures politiques et syndicales classiques. Indépendant. Des étudiants, des chômeurs, des précaires, des salariés, des lycéens surtout et des syndiqués aussi, parfois lassés par le ronron des défilés officiels rythmés par Zebda et HK qui crachent leurs “on lâche rien”.
Le développement de ces cortèges de tête autonomes dans les principales villes de France est l’un des traits marquants de ce mouvement. Il faut toute la mauvaise foi d’un journaliste pour parler de marge de la manifestation à propos de ces cortèges. A Rouen, depuis le début du mouvement, ces cortèges ont pris la tête des manifestations à une exception près. Pour être tout à fait honnête, il faut rappeler que ça ne s’est pas fait sans heurts ni tensions. Et qu’à plusieurs reprises les syndicats ont tenté de reprendre la main. Encouragés en cela par les forces de police qui leur demandaient de garantir la sécurité dans les manifestations. Finalement, chaque manifestation voyait cohabiter plus ou moins cordialement deux cortèges : un cortège syndical et un cortège autonome. Les frontières étaient parfois suffisamment floues pour que la police s’acharne à empêcher ceux qui étaient dans le premier de rejoindre le second. Il s’est vu des manifestations à Paris encore où l’on ne savait plus trop qui était qui. Et partout des complicités neuves se sont nouées entre des éléments des deux cortèges. Personne dans le cortège de tête ne déteste les « syndicats » en général, abstraitement. Et nombreux sont ceux qui font la distinction entre d’un côté les directions syndicales et leurs objectifs propres, et de l’autre, les salariés de base qui montent des syndicats et en font des instruments de lutte.

Deux cortèges. Deux temporalités. Deux logiques d’organisation. Ce 15 septembre à Rouen, pour cette manifestation, comme pour toutes les autres, certains éléments du cortège de tête s’étaient organisés à différents niveaux et avaient confectionné un dragon, une banderole et autres réjouissances qui n’avaient de sens que s’ils étaient en tête. Les forces autonomes du cortège de tête ne sont pas tenues informées des décisions de l’intersyndicale et sont de toute façon habituées à s’organiser indépendamment de ces décisions. Tout était prêt. Le dragon trépignait en attendant de cracher sa colère. C’est pourquoi quand certains représentants de la CGT sont venus lui dire que l’intersyndicale avait décidé qui serait en tête et qu’il fallait laisser la place, il fut difficile de s’exécuter. Et les pressions violentes exercées alors par le service d’ordre ne pouvaient que conforter le cortège “autonome” dans ce refus.
On peut s’étonner que l’intersyndicale ait pris cette décision et ait envoyé ses représentants officiels pour l’imposer. Néanmoins, si beaucoup ont parlé en lieu et place des agents de l’hôpital, certains d’entre eux s’étonnaient d’une telle embrouille et proposaient de partager le cortège de tête. D’ailleurs, des tensions entre les services d’ordre et les forces autonomes ont eu lieu dans différentes villes ce 15 septembre sans s’inventer de prétexte fallacieux. Ce jour-là, en fin de parcours à Rouen, la manoeuvre de neutralisation s’achève sur le refus de laisser le micro à des jeunes qui le demandaient pour porter une proposition relative à la tenue de l’université du PS à Rouen le 18. « La parole au dragon » est largement scandé. La situation s’envenime, et se clôt avec l’arrivée de la police qui signe tristement la dispersion.

Pour notre part, nous pensons que de telles embrouilles ne servent personne. Sauf à vouloir entretenir l’opposition caricaturale entre cortège syndical et cortège autonome comme le pouvoir semble y avoir intérêt. Quand le gouvernement tient responsable la CGT des débordements du 14 juin, point n’est besoin de tomber dans le piège. La CGT n’a pas à assurer la sécurité dans la totalité de l’espace public. Mais comme cortèges de têtes et cortèges syndicaux seront amenés à se recroiser, nous pensons qu’il est préférable de jouer carte sur table.

Considérant :

  1. L’existence de forces autonomes qui n’ont pas vocation à être encadrées par les syndicats.
  2. L’existence de syndicats au sens strict, combatifs, dont le rôle est déterminant dans tous les mouvements.
  3. Le fait que chaque mouvement résulte de la combinaison de pratiques multiples, légales et illégales : manifestations, blocages, occupations, affrontements, casses, pétitions, etc., et de débordements en tout genre.
  4. Qu’il ne revient à aucune fraction du mouvement d’imposer de façon hégémonique la ligne qui est la sienne à toutes autres fractions du mouvement.
  5. Que c’est la conjonction de ces différentes lignes combattantes qui peut permettre de remporter des batailles politiques.

Il existe trois solutions possibles à cette tension entre les représentants syndicaux et les forces autonomes :

1. Le statu quo : c’est la situation actuelle. On s’ignore. On s’embrouille. On adore se détester. Parfois, quand le mouvement est à son point culminant et que les lignes bougent on trouve des terrains d’entente ou en tout cas de non-affrontement. Mais dès que le cortège de tête est moins imposant, le désir de le contrôler refait surface. Et les services d’ordre syndicaux se remettent à jouer des coudes.

2. Le rapport de force assumé et permanent. L’intersyndicale pourrait décider d’assumer une opposition franche et ouverte à l’égard du cortège autonome et de tout ce qui la déborde. Elle pourrait essayer de se donner les moyens de chasser les forces autonomes de la tête de cortège. Il faudrait pour cela s’équiper en conséquence et assumer aux yeux de tous de ressembler à une milice comme ce fut le cas à Paris, où cette tentation semble exister dans certains secteurs. Le coût politique d’une telle perspective serait assez élevé pour la CGT locale. On ne tape pas si facilement que ça sur 400 jeunes, et encore moins sur 4000.

3. L’art des distances. Il serait tout aussi possible de garder une distance convenable et d’en finir avec le comportement paternaliste propre à certains représentants syndicaux. Les syndicats doivent cesser de penser qu’ils doivent rendre des comptes à la police ou à leurs syndiqués sur tout ce qui peut se passer dans une manifestation. Un représentant syndical n’a pas à retenir la main qui s’apprête à fendre une vitrine de banque, il n’a pas à protéger un local politique, il n’a pas à imposer une manière correcte de lutter. Il n’a pas à essayer de canaliser un cortège sauvage en collaborant avec la police. Il existe des villes où l’on est parvenu à une telle entente. A Nantes par exemple, il ne viendrait pas à l’idée d’un syndicaliste de la CGT de mettre son nez dans les affaires du cortège autonome. C’est à partir d’une telle distance où chacun se contente d’occuper l’espace politique qui est le sien avec les gestes et les pratiques qui sont les siens que des complicités éventuelles peuvent se tisser, ou à défaut une indifférence bienveillante. C’est alors que nous pourrons commencer à envisager de façon un peu plus mature, moins mesquine, les taches historiques qui sont les nôtres.