Les turbulences du secteur de l’édition le marchand de canon, le baron et les autres
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Pour illustrer notre sentiment, prenons l’exemple des éditions La
Découverte qui ont pris la suite des regrettées éditions François Maspero.
Elles sont passées en quelques années des mains de la CFDT recentrée à
celles d’Havas, puis entre celles de Vivendi pour finir entre celles de
Hachette-Lagardère. Enfin, elle sont devenues ces jours-ci la propriété du
groupe de Wendel dont le chef de file est le baron Ernest-Antoine
Seillière, le patron du Medef. C’est tout un symbole ! Ensuite, regardons
la réalité des chiffres. La vente de livres a connu ces dernières années
une croissance réelle. En 2001, le chiffre d’affaires réalisé par les
éditeurs a été de 2,6 milliards d’euros pour 354 millions d’exemplaires
vendus et les grands groupes capitalistes ont compris depuis longtemps la
source de profit que le livre pouvait générer. L’édition était dominée
jusqu’ici par six éditeurs : Editis (ex-Vivendi Universal Publishing),
Hachette Livre, Gallimard, Flammarion, Albin Michel et Le Seuil. Ensemble
ils contrôlent plus des deux tiers des ventes de livres. Depuis la chute
de
la maison Messier, Lagardère a racheté VUP mais, sous la contrainte de
Bruxelles, il a dû en revendre 60% (le gouvernement Raffarin ne trouvant
rien à redire de cette super-concentration). Au sortir de ce jeu de
monopoly, Lagardère renforce sa position. Nous aurons donc désormais un
monde de l’édition largement dominé par des groupes capitalistes avec un
affaiblissement des deux derniers grands éditeurs indépendants que sont
Gallimard et Albin Michel. Il y a quatre ans, les dirigeants de
Flammarion, une des dernières grandes maisons d’éditions indépendantes,
ont décidé de se vendre au groupe italien Rizzoli contrôlé en partie par
Fiat et, très récemment, Le Seuil a été dévoré par La Martinière dont le
dirigeant ne se cache pas de rechercher un profit maximal dans l’édition.
Enfin, sur ce champ de bataille, derrière, loin derrière, des centaines
d’éditeurs effrontés livrent de véritables courses d’obstacles avant que
leurs titres ne vous soient proposés dans votre librairie préférée.
Cette situation est très inquiétante car derrière ces manoeuvres se joue
également l’avenir de centaines de librairies indépendantes. Il ne faut
pas oublier qu’éditer un livre n’est qu’une partie du chemin à accomplir
pour que celui-ci arrive entre les mains de son lecteur. En effet,
l’ouvrage qui sort de chez l’imprimeur doit être préalablement connu des
libraires qui, soit sous forme d’«office », soit sous forme de « notés »
doivent le recevoir pour l’offrir au choix des lecteurs et le vendre. Il
s’agit-là des activités de distribution et de diffusion essentielles pour
la vie d’un ouvrage. Bien entendu tous ces grands éditeurs possèdent leurs
propres canaux de diffusion et de distribution. Le calcul est simple, il
s’agit de réduire les coûts par des économies d’échelle et réduire la
marge des libraires pour faire un profit maximal. Ces involutions
conduisent à privilégier des ouvrages de courte vie et à gros tirages. La
lecture devient une activité de l’immédiat qui privilégie le voyeurisme à
la réflexion. Ce type de livres, ce sont les livres dits de réalité dont
les tirages dépassent les 25 000 exemplaires et occupent les Unes des
médias et les étals des rayons « librairie » des supermarchés. Il suffit
de regarder
l’organisation des rayons dans les grandes surfaces libraires pour
comprendre le monde dans lequel l’édition est entrée : le rayon ésotérisme
grignote celui des sciences humaines quand il n’en est pas devenu une
section parmi d’autres.
Tous les aspects de la dégradation de l’édition sont liés. Entre la
concentration capitaliste et la domination des livres sans qualités, objet
de consommation immédiate et jetable, il y a un lien évident.
Mais, comme cela ne suffit pas, ces grands groupes ont également développé
leurs propres librairies. Hachette Livre possède son propre réseau dont Le
Furet du Nord, Virgin/Extrapole et les points de vente Relay que l’on
trouve dans toutes les gares. La concurrence pour être en pile sur une
table de librairie est féroce. En Grande-Bretagne, où la situation semble
être plus catastrophique encore qu’ici annonçant en cela l’avenir ? , il
semblerait que les éditeurs louent les espaces dans les librairies,
emplacements qui syncristallisent alors le panneau publicitaire et le
rayonnage de libre-service. D’un strict point de vue capitaliste, la
visibilité de Syllepse dans les librairies et dans les gazettes constitue
un véritable scandale. Nos productions occupent une place démesurée si on
rapporte celle-ci à notre surface financière.
La place occupée par les « vieilles taupes » de notre acabit fait l’objet
d’une véritable bataille et nous devons tous (auteurs, éditeurs,
libraires, lecteurs, etc.) en être conscients. L’issue dépend de notre
capacité collective à repousser la main invisible hors de notre
territoire.
Syllepse, fondée en 1989, avec plus de 230 titres publiés, un éditeur qui
a pu se développer malgré les handicaps.
C’est vrai que partis de rien avec deux dizaines de milliers de francs en
1989, nous avons réussi à asseoir notre maison d’édition. Pourtant,
l’édifice reste fragile au milieu des réorganisations en cours. Vilo,
notre diffuseur-distributeur, à qui nous avons renouvelé notre confiance,
connaît de nombreuses difficultés et nous savons que notre existence
repose essentiellement sur nos lecteurs et sur les librairies qui
résistent, que ce soit à Paris, en banlieue ou en province. Notre force
tient aussi à notre lien avec les mouvements sociaux. Un de nos premiers
ouvrages, L’Acharnement, publié par SUD-PTT, traitait de la mise à pied de
sept postiers du centre de tri de Lille-Lezennes. Nous avons aussi édité
les livres d’Agir ensemble contre le chômage (AC !).
Depuis, nous avons, entre autres, ouvert notre catalogue à des ouvrages
signés par la FGTE-CFDT, par des syndicats CGT, par des jeunes
intergalactiques, par le CADTM ou par l’Institut de recherche de la FSU.
Et, bien avant que les grands groupes capitalistes éditeurs ne surfent sur
la vague altermondialiste et que la direction d’Attac ne décide de porter
ses titres chez Lagardère, nous avons donné à ce mouvement d’éducation
populaire les moyens de publier son premier livre (Contre la dictature des
marchés). Nous avons aussi été parmi les premiers, en 1989, à publier des
ouvrages contre le Front national et c’est chez nous que le premier livre
de Ras l’front est paru. Bien d’autres ouvrages sur le fascisme ont suivi,
notamment la réédition de Fascisme et grand capital de Daniel Guérin ou Le
FN au travail rédigé par le réseau Informations syndicales antifascistes.
Bref, nous avons la constante préoccupation d’ouvrir notre catalogue à
tous ceux qui agitent la société. Par exemple, afin de les faire mieux
connaître en France nous avons entrepris l’édition des publications du
CETRI (Alternatives Sud et Mondialisation des résistances). Plus
profondément, parce que le livre n’est pas qu’une simple brochure, nous
pressons les acteurs sociaux de publier pour donner la possibilité au plus
grand nombre de découvrir leurs analyses, leurs réflexions, leurs
propositions. C’est ainsi qu’ils peuvent se disposer en concurrence
directe avec ceux qui entendent juger les faits, distribuer les
connaissances, trancher les débats.
Ces écritures nous paraissent importantes dans la production des idées
afin que les mouvements sociaux ne soient plus enfermés dans un rôle de
protestation mais qu’ils accèdent dans le débat public à un nouveau statut
: celui de producteurs d’alternatives. Tant sur la question des
retraites (Les Retraites au péril du libéralisme) que sur celle de
l’immigration (Égalité sans frontières) ou de la Sécurité sociale (Main
basse sur l’assurance-maladie), les Notes de la Fondation Copernic ont
ainsi trouvé un large public. Nous avons diffusé plusieurs milliers
d’exemplaires de ces ouvrages et cela au-delà des frontières de l’audience
habituelle de la Fondation : cette rencontre s’est faite dans les
librairies. De la même façon, les « Séminaires marxistes», les « Cahiers
de critique communiste », les ouvrages d’Antoine Artous (Travail et
émancipation sociale) ou de Tony Andréani (Le Socialisme est (a)venir), à
une échelle moindre certes, ouvrages à forte ambition théorique, ont su
trouver des lecteurs que les libraires nous permettent de toucher. Il
existe dans ce pays un véritable intérêt pour le débat et la réflexion
politique et des libraires qui ne reculent pas devant des livres
exigeants.
Il faut désacraliser l’acte d’être édité, réservé à des élites
estampillées comme telles. Notre ambition consiste à donner la possibilité
de publier aux acteurs, individuels ou collectifs, du mouvement social.
Nous avons conçu les éditions Syllepse comme un outil auquel ils pouvaient
faire appel pour satisfaire à une certaine fameuse onzième thèse de Marx.
Offrir à une association de chômeurs ou à un syndicat l’accès au livre
comme vecteur de leur production intellectuelle est non seulement un
exercice très stimulant,
mais c’est aussi donner chair et âme à la critique-pratique des rapports
sociaux capitalistes.
Dans les rapports de domination, nous le savons, le rapport à la
connaissance est essentiel et il pose d’emblée le problème de « qui
s’exprime pour dire quoi ». Pour ne prendre qu’un seul exemple, nous
contribuons en ce moment à la réalisation d’un livre sur les luttes des
ouvriers de Chausson, écrit par un groupe d’entre eux (Chausson : une
dignité ouvrière). Nous croyons que le mouvement social et ouvrier produit
ses propres intelligences de la réalité, qui ne sont pas homogènes loin de
là, maillées de contradictions et d’oppositions certainement, mais qui
participent pour chacune d’entre elles au débat, à la refondation d’un
projet d’émancipation. De ce point de vue, notre collection « Le Présent
Avenir », animée par Pierre Cours-Salies et Patrick Rozenblatt, permet à
ces productions d’acquérir une légitimité aux yeux du plus grand nombre
pour peser sur les événements. Pour cela, il nous paraît essentiel que le
mouvement (au sens large) qui cherche les voies d’une rupture avec le
capitalisme dispose de moyens d’expression et d’outils culturels
autonomes.
D’une certaine façon, nous souhaitons renouer avec une vieille tradition
du mouvement ouvrier où celui-ci disposait de ses propres instruments
d’organisation de vie : des bibliothèques, des clubs sportifs, des soupes
populaires, des mutuelles, des coopératives et, bien sûr, des maisons
d’édition. Une sorte de contre-société dans la société pour la société,
contre la domination parmi les dominés. Une forme d’indépendance
politico-sociale qui produit des espaces libérés même s’ils sont,
évidemment, encore une fois, pétris de contradictions. D’une certaine
façon, nous souhaitons
produire de l’espace, du grand large ouvert à tous les vents. Quand nous
regrettons qu’Attac-France soit passé chez Hachette, ce n’est ni du dépit
ni un jugement moral. C’est une critique politique car ce choix, peut-être
« rentable » à court terme ce qui reste d’ailleurs à démontrer , mais
est un affaiblissement à long terme en ce sens qu’il ne favorise pas la
construction de ces « territoires libérés » dont nous avons terriblement
besoin. Au moindre retournement de conjoncture, si par exemple le
mouvement altermondialiste s’essoufflait, si ses productions éditoriales
ne connaissaient plus les faveurs du marché, il se passerait alors ce qui
s’est passé dans les années quatre-vingt quand la contestation et le
marxisme ont cessé d’être « profitables » alors que la flamme des sixties
et des seventies commençait à vaciller.
Pour être nés à la lecture politique avec les éditions François Maspero,
nous avons cette mémoire-là ! Rappelons-nous qu’à la fin de sa vie, Henri
Lefebvre ne trouvait plus d’éditeur pour ses ultimes ouvrages. Grand
agitateur d’idées, esprit libre du mouvement ouvrier et de l’Université,
pilonné autrefois par les staliniens et les nazis, Henri Lefebvre n’était
au début des années quatre-vingt-dix la victime d’aucune censure. Le
marché et l’idéologie avaient simplement le dernier mot. Exit donc Henri
Lefebvre ? Il a donc « naturellement » trouvé sa place dans notre
catalogue et ce n’est pas la plus mince de nos fiertés.
Une syllepse est une forme grammaticale qui privilégie les accords fondés
sur le sens plutôt que sur la règle. Ce nom n’est ni un hasard ni un vain
mot. Il résume et concentre notre projet et notre état d’esprit. Notre
catalogue parle de lui-même. Il se veut Babel. Ce qui ne signifie pas
cacophonie. Car si les langues y sont multiples, elles débouchent, pas à
pas nous l’espérons et nous y travaillons , vers des compréhensions
communes, vers une langue partagée, vers un sens commun, vers des « tous
ensemble » de la pensée et de l’action. Nos livres parlent séparément mais
frappent ensemble !
Si la critique sociale est à l’évidence un axe majeur de nos publications,
elle ne peut les résumer. Certes la veine romanesque est peu présente ;
L’un des rares romans que nous avons publié est celui de Tariq Ali, La
Peur des miroirs. Cependant nous avons une collection qui s’aventure dans
l’espace surréaliste et une autre dans celui de la poésie. La difficulté à
publier des romans provient certes de la faible offre de manuscrits qui
nous est faite mais également du « handicap » d’être « étiqueté » éditeur
de la contestation sociale, ce qui rend difficile pour nous d’aborder le
rayon littérature des librairies.
Nous espérons dans l’avenir surmonter ce manque.
Au moment du FSE de Paris-Saint-Denis, Livre Hebdo, l’hebdomadaire
professionnel, nous a fait un singulier compliment en nous décernant le
titre de « parangon » des éditeurs militants, ayant « l’un des catalogues
les plus riches ». Le fait que nous nous soyons d’emblée conçus comme un
éditeur inscrit à l’articulation du dire et du faire a permis de
construire cette pluralité. Insérés dans le mouvement de ceux et celles
qui sont à la recherche des « possibles » inscrits dans les pores de la
société, nous avons bâti notre projet éditorial en voulant aller au-delà
du possible, en voulant transgresser la frontière de la « fin de
l’histoire » que certains ont cru pouvoir tracer sur les ruines des
révolutions trahies et des utopies défaites. Pour qu’il y ait une bonne
résistance à l’air du temps, il faut dégager un horizon qui éclaire les
combats quotidiens et redonne corps aux espérances.
Redonner l’espoir, c’est aussi faire vivre l’idée de la transformation
sociale avec cette terrible « arme de la nuit » qu’est le livre. Nous
entendons y participer en construisant cet espace pluraliste et coopératif
que représente notre maison d’édition.
C’est sans aucun doute la perception de ce projet politico-culturel qui
a fait que des auteurs aussi divers que René Mouriaux (L’Année sociale),
Claudie Weill (Les Cosmopolites), Michael Löwy (L’Étoile du matin), Roger
Bourderon (La Négociation), Robert Mencherini (Ombres rouges sur
Marseille), Philippe Marlière (La Troisième voie dans l’impasse), Adolfo
Gilly (la Révolution mexicaine),Jean-Paul Deléage (Écologie et politique)
ou Claude Liauzu (Quand on chantait les colonies) nous ont fait confiance.
Nous avons aussi à coeur de donner une large place aux mémoires des
militants et des militantes que nous avons, les uns et les autres, pu
côtoyer et qui ont su, avec courage et lucidité, défendre une certaine
idée des valeurs révolutionnaires et ce dans les conditions les plus
difficiles.
Citons Wilebaldo Solano (Le POUM. Révolution dans la guerre d’Espagne),
Simonne Minguet (Mes années Caudron), André Fichaut (Sur le pont),
Francisco Martinez (Guérillero contre Franco).
Concernant la pluralité de nos auteurs, nous pourrions répondre que cela
vient de notre engagement à défendre leurs publications qui ne se limitent
pas à la simple réception de leur manuscrit et à leur impression. Nous
tentons de mettre en oeuvre un véritable dialogue, non seulement pour
enrichir le manuscrit mais aussi pour faire de l’auteur un véritable
partenaire de la fabrication et de la vie de son livre.
Il faut également souligner que cette pluralité est aussi le signe de la
difficulté des auteurs collectifs comme le CADTM, le collectif Services
publics, l’Institut d’histoire de la CGT, ou Espaces Marx de trouver des
éditeurs qui souhaitent prendre le risque d’éditer sur le long terme leurs
productions. La pluralité est visible avec les collections que nos auteurs
collectifs animent, un peu comme naguère chez François Maspero qui en son
temps avait offert à différents courants de pensée un espace d’expression.
Nous croyons que donner le temps à ces auteurs collectifs de développer
leur vision de différentes questions est important. Par exemple,
l’Institut de recherches de la FSU a publié chez nous dix titres dans la
collection « Nouveaux Regards ». Si les premiers opus traitaient d’abord
des questions
enseignantes, le collectif d’auteurs que l’Institut a construit autour de
ses publications a ensuite élaboré sur l’OMC ou les questions de santé.
Cette déclinaison nous semble positive du point de vue de la production
d’une pensée de la part d’un acteur lié au syndicalisme enseignant et qui
embrasse l’ensemble des questions de société. Par le truchement de sa
collection, l’Institut se constitue ainsi comme une sorte d’intellectuel
organique collectif. Nous espérons incarner au mieux la richesse
dialectique contenue dans ce mystérieux slogan qui courait les murs de Mai
68 : « Assez d’action, des mots ! ».
Notre pluralité s’est construite naturellement parce que c’est à la fois
un besoin objectif (la situation dans l’édition) et subjectif (la
nécessité de la reconstruction des repères après la chute du Mur de
Berlin). Chaque auteur en amène un autre, chaque collection donne
l’exemple, ainsi la machine s’alimente. Pourtant, nous avons des dizaines
de projets (notamment des traductions) qui attendent dans nos placards que
nous ayons les moyens de les mener à bien. Sont notamment en cours une
traduction des textes de la féministe américaine Nancy Fraser qui paraîtra
dans la collection « Nouvelles questions féministes » animée par Christine
Delphy, un recueil du sociologue allemand Oscar Negt (Critique de l’espace
public bourgeois), le livre du Chilien Tomas Moulian (Le Socialisme du 21e
siècle), celui de John
Holloway (Changer le monde sans prendre le pouvoir) et une biographie
de Victor Serge par Susan Weissmann. Enfin, l’ouverture d’une collection «
Matériologiques » consacrée aux sciences est l’expression de notre volonté
d’élargir notre champ de préoccupations.
L’autre aspect est ce que nous appelons l’«économie solidaire » qui lie
nos ouvrages et nos auteurs. En effet, tous nos ouvrages ne se vendent pas
aussi bien et aussi vite les uns que les autres. Coopérative à but non
lucratif, les éditions Syllepse organisent une solidarité entre les
livres, les uns finançant les autres, le temps que les seconds puissent
acquérir un seuil suffisant de ventes permettant d’amortir les frais de
production. Au fond, nous constituons une caisse de garantie qui permet à
tous nos auteurs de mener leur projet à bien et une caisse de résonance
pour leurs idées. Notre catalogue peut effectivement se lire comme une
partition de musique.
Notre avenir en tant qu’alter-éditeur.
Nous ne sommes rien de plus qu’une petite maison sans étage au milieu des
gratte-ciel. Une petite maison au fonctionnement coopératif. Mais notre
ambition n’est pas de cultiver le petit jardin qui entoure la maison, nous
n’avons pas vocation à la marginalité sympathique. Notre ambition est
simple et modeste, nous voulons pouvoir dire un jour aux propriétaires des
gratte-ciel : « Rendez-vous, vous êtes cernés ! ».
Nous aimerions ne plus entendre, tard le soir sur une chaîne de
télévision, comme ce fut le cas il y a quelques mois, un Jean-Marie
Messier se vanter d’être le porte-drapeau du pluralisme en regardant celui
de l’altermondialisation droit dans les yeux, la lippe gourmande et le
sourire carnassier aux lèvres. Au soir de ce festival de Cannes qui nous a
fait l’immense bonheur de consacrer le film de Michael Moore, il nous
vient néanmoins une pensée politique que nous ne pouvons esquiver. Son
éditeur français est passé de l’escarcelle de Messier à celle du groupe du
patron du Medef, grand pourfendeur de droits sociaux et d’intermittents du
spectacle, lequel pensait tout haut qu’il ne faut pas que Paris indispose
trop Washington avec ses prises de position contre l’intervention
américaine.
Nous sommes à la fois dans une guerre de mouvement et une guerre de
position. Le mouvement est social, politique, culturel, économique. La
position est institutionnelle, organisationnelle. S’il est absurde
d’imaginer une « ligne Maginot culturelle », il est d’une incurie totale
de ne pas penser installer sur le long terme des bastions où les
chevaux-légers du mouvement social puisent et produisent en toute
indépendance des forces idéelles. Il n’est jamais bon de dépendre de
l’ennemi pour ses lignes de communications et pour son ravitaillement. Il
est de notre responsabilité collective de faire vivre les espaces comme le
nôtre qui existent dans toutes les sphères de la création. Il est de notre
responsabilité de leur donner des moyens, de l’audience, de contribuer à
leur convergence. En attendant, nous allons continuer à faire vivre notre
petite maison, pour qu’elle continue à être, au milieu des gratte-ciel, un
espace de liberté éditoriale, un espace d’«auto-édition », un territoire
autogéré qui plante le drapeau de l’économie politique du Travail sur
l’archipel des contestations qui émerge de l’océan capitaliste. Nous
espérons, avec une « lente impatience », que la partition musicale de
notre catalogue devienne force matérielle. Après tout, ce sont les
trompettes qui ont fait tomber les murs de Jéricho !
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