ISLAMOPHOBIE ET JUDÉOPHOBIE : D’UN CHANTAGE À L’AUTRE

 

On ne naît pas musulman, on le devient. Cette assertion, calquée sur la fameuse formule de Simone de Beauvoir, est d’une évidence que l’islam, là où il est religion d’Etat, ne reconnaît pas. Autant dire que le natif d’un pays d’islam ne peut être que musulman de souche. Et il est regrettable qu’en France, pays farouchement laïc, l’Administration cautionne cette conception de l’identité en me comptabilisant comme musulman du seul fait que je suis algérien. 

 

Si je ne tiens pas à me définir comme musulman (ou athée ou agnostique), c’est parce que mon identité serait celle d’un écorché vif, si elle se réduisait à « ça ».

Ce qui ne m’interdit pas de critiquer toute interprétation, faite sans contextualisation, de tel ou tel verset du Coran ou son instrumentalisation politique.

Suis-je pour autant islamophobe ?  

 

                Ces « vêtures de chasteté » que l’on ne saurait voir

Voir de l’islamophobie dans toute critique de l’islam, de la christianophobie dans toute critique du christianisme ou de la judéophobie, et même de l’antisémitisme, dans toute critique du judaïsme, cela révèle une bien mauvaise foi.

On peut avoir une perception phobique (étymologiquement, « aversion irraisonnée ou peur instinctive ») de la violence qui émane de tel verset du Deutéronome ou du Lévitique, de celle qui émane de tel verset coranique, ou, en l’occurrence, de telle pratique de l’islam, sans pour cela mériter l’anathème de « raciste ». Ainsi, banalisé, le qualificatif « islamophobe » relève aujourd’hui d’un emploi fautif, sinon dévoyé. 

Contrairement aux affirmations approximatives de Caroline Fourest, l’islamophobie n’a pas été conceptualisée par de cyniques mollahs. Selon Alain Quellien, à qui on doit le premier emploi attesté, en 1910, « Il y a toujours eu, et il y a encore, un préjugé contre l’Islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne » (1). J’ajouterai que le terme « islamisme » n’est pas né avec les Frères musulmans : calqué sur « christianisme » et « judaïsme », au XVIIIe siècle, il désignait la religion de Mahomet, et c’est dans ce sens que Voltaire l’emploie dans son Dictionnaire philosophique (1764), et Stendhal dans De l’amour (1822). 

Certes, tout comme l’antisionisme est, selon les affidés d’Israël, une forme euphémique de l’antisémitisme, l’islamophobie cache souvent un racisme anti-arabe inavouable, même si les Arabes ne sont pas tous musulmans et les musulmans pas tous arabes. Certes, comme le souligne Shlomo Sand, « l’islamophobie a remplacé la judéophobie. », voire : « si on remplace dans le livre de Houellebecq (Soumission), toutes les descriptions concernant les musulmans par des descriptions des juifs, on obtiendrait un pamphlet judéophobe » (2).

Mais pour avoir moult fois dénoncé le chantage à l’antisémitisme, qui interdit toute critique de l’Etat d’Israël, je me garderai de voir systématiquement du racisme là où il n’y a qu’un réflexe primaire face à ce qui est perçu comme une corruption de l’espace public, une agression même : avec ces corps ou ces visages que l’on vous cache, c’est comme si l’on vous signifiait que votre regard est inconvenant, que c’est votre présence même qui devient encombrante. Que nous sommes loin de Levinas, pour qui la reconnaissance d’autrui commence dès la mise en présence : « Il y a dans l’apparition du visage un commandement (car) la relation au visage est d’emblée éthique » (3) !

Depuis des mois, intellectuels et politiques se bousculent dans les médias pour exprimer leur exaspération face à l’envahissement de leurs rues par des « vêtures de chasteté ». Sous le prétexte de défendre la laïcité, on pointe du doigt l’islam, à travers ces « accoutrements » et l’exploitation marketing qui en est faite. Lorsque la ministre des Droits des femmes, Laurence Rossignol, évoque malencontreusement les « nègres », elle contextualise cependant sa référence, et c’est ce qui ne fait pas d’elle une négrophobe (ou alors, il faudrait interdire l’emploi du mot « nègre » en littérature). Par contre, le parallèle qu’elle fait avec les femmes qui portent le voile flirte avec le paternalisme ambiant : elle aurait été mieux inspirée de se référer au « colonialisme intérieur » (Kate Millett), comme on se référait dans les années 1960 au « complexe du colonisé » (Frantz Fanon) – lequel complexe, soit dit en passant, continue en Algérie, et plus d’un demi-siècle après l’indépendance, de travailler l’être arabo-berbère, avec le surgissement d’une littérature « néo-algérianiste ». Et lorsque Elizabeth Badinter fait dans le boycott sélectif, en appelant au boycott des grandes marques, après avoir appelé au boycott du boycott (BDS), est-ce vraiment la cause féministe qu’elle défend ou son pré carré ? D’autres, de bonne foi, en viennent même à faire de l’islamophobie par… inadvertance !  

C’est Simone Veil qui, un jour, a eu cette curieuse expression : « antisémitisme par inadvertance » (4). La formule me fait penser à un personnage de Michel del Castillo, Tante Lisa, dans Les Etoiles froides : « dans sa vie, elle a enfilé les truismes de l’antisémitisme sans y prêter attention, par paresse d’esprit. ».

 

 

La logique perverse du chantage à l’antisémitisme

Peut-on vraiment être antisémite ou islamophobe par « paresse d’esprit » ? Même si, me dis-je, le mot de l’ancienne ministre fait écho à un verset biblique traitant du « meurtrier qui a frappé quelqu’un par inadvertance » (Nb 35.11), il ne saurait y avoir d’antisémitisme par inadvertance, pour la simple raison qu’on n’est pas juif par inadvertance. Et de même que l’on n’est pas musulman par inadvertance, on ne saurait être islamophobe par inadvertance.

On se souvient de l’audacieuse profession de foi de Claude Imbert, directeur du Point, qui, le 24 octobre 2003, avouait sur LCI : « Il faut être honnête. Moi, je suis un peu islamophobe. Cela ne me gêne pas de le dire ». Or, si l’on en croit Nicolas Sarkozy, dans une déclaration faite à Alger (3-12-07), « Il n’y a rien de plus semblable à un antisémite qu’un islamophobe ». On imagine aisément les réactions si, au lieu d’« islamophobe », Claude Imbert s’était dit « judéophobe »… Même s’il est vrai que dans le premier cas, c’est une religion, et non l’individu arabe, que l’on vise, alors que dans le second, on est censé viser à la fois l’individu juif et sa religion.

En fait, tout le problème est dans cette bivalence du mot « juif », qui se rapporte à la fois à un peuple et à une religion (ce qui n’est pas le cas des mots « chrétien » et « musulman », qui se rapportent à la religion, pas à l’origine). Et même s’il est des Juifs laïcs, voire athées, le mot désigne l’être social en même temps que l’être religieux : touchez à l’un et vous toucherez immanquablement à l’autre ; touchez au judaïsme et vous toucherez fatalement à la judéité. C’est de cette bivalence que tire toute sa force d’intimidation le chantage à l’antisémitisme.

Comme l’islamophobie doit être, étymologiquement, distinguée du racisme, anti-arabe en l’occurrence, la nuance historique entre antijudaïsme, judéophobie et antisémitisme s’impose. On connaît l’exclusivisme qui s’attache au terme « antisémitisme », depuis qu’un agitateur allemand, Wilhelm Marr, l’employa, en 1879, « pour désigner les campagnes antijuives dans l’Europe de son temps » (5). Pourtant, dans un texte datant de 1937, André Spire, militant sioniste, pointera du doigt « cette méfiance du Juif, nommée faussement “antisémitisme”, car elle ne vise que le Juif et non tous les membres de la famille sémitique, l’antisémitisme, simple survivance, déguisée en social ou en économique, du vieil antijudaïsme chrétien » (6). Plus tard, l’historien de l’antisémitisme Léon Poliakov esquissera une approche sociolinguistique : « Peu de termes prêtent autant à la confusion que celui d’antisémitisme, de nos jours couramment appliqué à toute forme d’hostilité anti-juive, sans tenir compte des temps et des lieux, ni de la radicale différence qui existe entre la persécution des hommes et la lutte engagée contre une croyance ou une idée » (7).

Dans un ouvrage traitant du racisme, et du « caractère extensif de (ses) mécanismes », Albert Memmi, lui, juge non seulement l’antisémitisme chrétien « si mal nommé, puisque les premiers chrétiens étaient des Juifs », mais l’antisémitisme arabe « encore très mal nommé, à cause de la très grande proximité ethnique et linguistique » (8). L’auteur, Juif franco-tunisien, ajoute : « On a prétendu que l’antisémitisme était totalement différent du racisme. Je ne le pense pas. Sans doute, il ne coïncide avec aucun autre ostracisme ; il n’en est pas moins une variété du racisme. C’est un racisme spécifique par son objet. » (9).

Cela dit, on a souvent entendu cet argument, fallacieux, selon lequel un Arabe ne saurait être accusé d’antisémitisme puisqu’il est lui-même sémite. Après tout, comme le suggère, avec une subtile ironie, Bernard Lewis, « l’antisémitisme a toujours eu pour unique cible les Juifs ; tous les autres peuples, y compris les Arabes, sont donc libres de s’en réclamer » (10)… Plus près de nous, Pierre-André Taguieff a tenté en vain de lever l’ambiguïté : « Si je propose d’abandonner l’usage courant du mot antisémitisme, c’est précisément pour éviter la contradiction entre le sens étymologique du mot (hostilité aux Sémites) et son usage sémantique (hostilité aux Juifs) » (11).  

S’il y a un parallèle à faire avec l’islamophobie, c’est le terme de judéophobie qui s’impose, et non celui d’antisémitisme. Et cependant, force est de constater que, de nos jours, le chantage à l’islamophobie le dispute désespérément au chantage à l’antisémitisme.  

 

 

 

                    Salah Guemriche

Auteur de : Dictionnaire des mots français d’origine arabe (Seuil 2007, Points 2012 et 2015) ; Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou (Denoël, 2010) ; Abd er-Rahman contre Charles Martel (Perrin, 2011) ; Le Juif et son prochain, d’après la Bible (eBook, 2013).

 

 

NOTES

1. Alain Quellien, La politique musulmane dans l’Afrique occidentale, p. 133, Emile Larose, 1910. L’auteur y évoque également l’« islamophilie » ; 2. Interview, sur Médiapart, 19-4-16, par Hassina Mechaï ; 3. Ethique et infini, p. 81, Livre de poche, 1982 ; 4. Après le discours de J. Chirac, le 8-7-2004, Le Chambon-sur-Lignon ; 5. Cf. Léon Poliakov, Les Juifs et notre histoire, Flammarion, 1973, p. 11; 6. Les valeurs spirituelles du sionisme, dans Les Juifs, ouvrage collectif, Plon, 1937. p. 210 ; 7. Les Juifs et notre histoire, Flammarion, 1973, p. 71; 8. Le racisme, Idées-Gallimard, 1985, p. 75 ; 9. Idem, Le racisme, p. 69 ; 10. Sémites et antisémites, Pocket, 1991, p. 146 ; 11.  P.-A. Taguieff, La nouvelle judéophobie, Mille et une nuits, 2001, p 28,