Mais de quelle marchandise parle-t-on ici ? Marchandisation des corps ? Non il ne s’agit pas d’une marchandisation des corps. Marchandisation de la sexualité ? Non, sauf à considérer le viol comme une sexualité, de surcroît à considérer un acte comme détaché de ses implications. La marchandise ici n’est donc ni un corps ni une sexualité mais un acte de violence, une violence contre les femmes prolétariennes. Dans l’imaginaire patriarcal réifié, où le corps de la femme est avant tout un corps-mort aux signifiants-désirs multiples, la dissociation opérée entre le corps et l’être induit la consommation mortifère de la violence sexuelle. Mais la victime est l’être, là où la violence patriarcale ne veut voir que le corps, dans un mouvement de déculpabilisation de l’insoutenable. Dans ses dimensions physique et psychique, le rapport de domination établit ici avant tout une violence intrinsèque à l’acte marchand, il ne s’agit donc nullement d’une cession de la force de travail. L’acte marchand permet la mise en viol ritualisée mais cette même violence n’est rendue possible que par la mise en objet de l’être.
La lutte des classes ne peut faire l’impasse sur la promesse d’humanité dont son projet émancipateur est porteur. Poser les jalons du combat sur les seules bases de la production dans les unités d’exploitation salariale c’est oublier que le capitalisme est un mode total de production qui ne s’arrête pas aux portes de la fabrique de la marchandise concrète. Combattre le présupposé hypocrite moraliste fondamentalement bourgeois (“la prostitution n’est pas bien car c’est du sexe contre de l’argent”) doit être la base d’une critique du viol marchand. La marchandise est le moyen, mais le crime est le viol. Et non l’inverse. Les rapports de classes sont la possibilité pratique du crime, de la violence exercée sur les femmes prolétariennes par le patriarcat bourgeois. Il s’agit alors ici d’une lutte de classes qui est une lutte pour la survie psychique et physique, dans son immédiateté réelle, du prolétariat. Le patriarcat bourgeois marqueur dans sa violence intrinsèque de l’intégrité physique et psychique du prolétariat féminin. Nier la nature de classe de cette domination sexuelle est vain et ce déni participe objectivement à la reproduction de ce monde de la mise en objet des êtres, et dans le cas ici des femmes du prolétariat victimes du viol marchand.
La dépossession opérée par l’acte de la violence marchande est un processus de déshumanisation de la victime. La déflagration psychique provoquée par la mise en objet, dans cette brisure du moi que représente l’être-pour-l’autre, est une blessure infligée à l’ensemble du prolétariat. Dépossédé de tout, dépossédé d’une partie de lui même dans son rapport à soi (le prolétariat féminin), le prolétariat doit alors affirmer sa subjectivité dans cette lutte car cette partie féminine est alors elle-même dépossédée de sa propre essence [l’être-pour-soi] par la violence de l’extériorité du patriarcat bourgeois. La mise en objet est alors une mise en monstre de l’être : je suis double, l’être et le corps-désir aliéné, phénomène détaché de l’être subordonné aux pulsions patriarcales dans sa nature même. Le prolétariat ne peut ainsi pas se constituer comme sujet historique de son émancipation si une partie de lui reste objectivée, si la négation de la mise en monstre ne s’affirme pas en construisant son humanité fondamentale. Le prolétariat est la classe de l’émancipation totale, son unicité est l’essence de sa constitution en sujet conscient, le sujet tronqué ne peut s’articuler au projet total. La lutte contre le viol marchand, dans l’ensemble de ses aspects, est ainsi avant tout une affaire de classe, du prolétariat qui doit réaliser le projet humain dans son essence même.