Etat, attentats et administration de nos vies
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Catégorie : Global
Thèmes : AttentatsContrôle socialEtatGuerrePrisons / Centres de rétentionRacismeRépressionSécuritaire
Daesh, Etat et capital
Ce qu’ont en commun Daesh, Etats et capital, c’est une même vision autoritaire, celle d’administrer nos vies comme bon leur semble. La légitimité se cherche chez dieu pour l’un, dans la croissance et la « main invisible » du libre marché pour un autre, ou autant dans des élections clairsemées que par la force pour un autre encore. Toutes ces choses qui participent à nous maintenir dans une société inégalitaire, où exploitation rime avec dépossession.
D’ailleurs, les « islamistes » ne sont pas du tout des traditionnalistes qui ont raté le train de la modernité, ils en sont une incarnation différente, mais tout à fait conforme : ils sont marqués par le capitalisme, la mondialisation, les médias et les nouvelles technologies, se satisfont très bien des flux financiers débridés, et cherchent un sujet collectif puissant auquel s’identifier. C’est à la base de la société marchande. L’individu moderne est pris dans la défense forcenée de ses intérêts privés, considérant les autres comme un instrument. Dans le même temps et en réponse, se crée le besoin de se fondre dans une communauté imaginaire qui lisse ces rapports d’instrumentalisation réciproque et donne la sensation de ne pas être complètement isolé. L’identification à un sujet collectif offre les illusions dont l’individu moderne a besoin. Que ce soit la nation, le peuple ou la communauté religieuse, les grandes fictions ont le vent en poupe. A une autre époque ce fût le communisme à la mode soviétique, ou la foi dans le progrès économique et technique, en perte de vitesse aujourd’hui. Dans tous les cas, il n’y est plus question de chercher à construire épaule contre épaule une vie collective plus libre entre égaux, mais à se laisser porter par quelque chose qui se présente comme immuable et insaisissable, avec une hiérarchie bien constituée, et des frontières bien marquées. Bref, se laisser diriger par un grand truc qui nous dépasse. Et à chaque fois, ce sont les possibilités d’émancipation qui s’échappent.
Enfin, les profils des protagonistes d’ici qui vont rejoindre les révoltes islamistes, comme en Syrie et en Irak, ressemblent fort à des laissés-pour-compte, vivant dans les marges périphériques, exclus de nos sociétés dont les rapports d’exploitation se durcissent, sans grande perspective d’avenir. Souvent sans lien familial et culturel avec l’Islam, ou alors en rupture avec leurs proches et en réaction avec l’exclusion sociale et raciste qu’ils subissent, ils et elles viennent grossir les rangs d’une révolte autoritaire. Ils et elles participent alors à détourner les luttes vers la haine d’un ennemi imaginaire et fantasmé. Les groupes identitaires et l’extrême-droite, alimentés par les discours nationalistes de droite comme de gauche, font exactement la même chose. Plutôt que des luttes sociales nous permettant ne nous émanciper des riches et des chefs, des hiérarchies et des contraintes, les exploités et les opprimés se battent entre elles et eux.
« Surveillance » est un euphémisme
La plus belle victoire des islamistes a toujours été de réduire la faible dimension émancipatrice de nos sociétés : état d’urgence (c’est-à-dire la suspension des droits et libertés dont sont si fiers nos démocraties libérales)[1], militaires partout, contrôle aux frontières, énièmes lois antiterroristes, interventions armées, surveillance généralisée de nos faits et gestes etc. Cela a été le cas après les attentats de 1995 puis de janvier 2015, cela va encore être le cas. On nous préparait l’extension de la légitime défense pour les flics, qui tuent et mutilent sans arrêt, de préférence d’une balle dans le dos ou des manifestants au mieux armés de quelques cailloux. On imagine très bien jusqu’où va s’étendre cette extension après les attentats, d’autant que cette mesure trouvait sa justification dans les attaques de janvier 2015. Il n’y aura plus qu’à compter les morts assassinés par la police.
De patrouilles de militaires dans les rues aux caméras de vidéosurveillance, de la construction de nouvelles prisons à la surveillance généralisée, en passant par un durcissement juridique face à toute agitation sociale, l’administration de nos vies va encore s’étendre. Déjà, procès, perquisitions, contrôles, interdictions de manif se multiplient, sans lien avec les attaques de vendredi soir. L’Etat profite de l’état d’urgence pour faire son sale boulot. La terreur n’est pas l’apanage de Daesh, mais nous gouverne aussi dans nos démocraties libérales.
Faire la guerre en Syrie, débutée depuis un moment, s’annonce déjà comme une réponse de l’Etat français. Une énième intervention militaire, après le Mali, la Lybie, la Centrafrique, la Côte d’Ivoire, la Somalie, l’Afghanistan. Par ici, pour défendre des mines d’uranium, par là, pour des réserves de pêche et des dépotoirs à déchets chimiques et nucléaires, ou encore là-bas pour préserver sa zone d’influence économique et politique. Il fût un temps où on appelait ça l’impérialisme. Pendant que Daesh protège ses puits de pétrole et que les puissances impérialistes s’accaparent les richesses, c’est toujours les mêmes gens qui trinquent, à Homs comme à Paris. Une intervention militaire justifiée par « la sauvegarde de nos libertés », comme si nous étions libres dans nos sociétés-casernes avant ces attentats. Lorsque l’on fait la guerre partout dans le monde, il ne faut guère s’étonner qu’elle s’invite chez soi de la plus impitoyable des manières.
Tout cela nous annonce une époque formidable. Le nouvel ennemi générique des démocraties libérales, l’islamisme, va encore servir de faire-valoir pour effacer toute critique de ce monde tel qu’il tourne au désastre. Les mesures sécuritaires en cours sont appuyés par les discours de surenchères, où on demande à assigner à résidence voire à interner tous les fichés S. Une fiche S, c’est l’inscription dans un fichier des services de renseignement de toute personne considérée comme une potentielle menace à la sûreté de l’Etat : islamistes, supporters de foot, antinucléaires, opposants et opposantes à un aéroport, syndicalistes trop agités, anarchistes etc. Une notion suffisamment floue pour mettre tout et n’importe quoi.
Dans un contexte où les initiatives des groupes d’extrême-droite se multiplient et les idées racistes pullulent, l’ambiance réactionnaire et raciste se trouve renforcée. Union nationale et front républicain versus front national et groupes identitaires, voilà le choix qu’on nous propose. Pour nous, ce sera ni l’un ni l’autre. Mais davantage que l’extrême-droite, ce sont les idées réactionnaires, martiales, nationalistes, sécuritaires qui s’étalent partout. Toutes ces idées qui, comme celles portées par Daesh, répriment toute possibilité d’émergence d’une vie libre, digne et égalitaire.
Ce ne sont certainement pas les prochains défilés réactionnaires appelant à l’unité nationale dont il faudra grossir les rangs, où exploiteurs et exploités, racistes et racisés, oppresseurs et oppressés, sont appelés à faire cause commune pour un de ces sujets collectifs qui a toujours servi à canaliser les révoltes et faire marcher aux pas : la nation. Ce sont les solidarités avec les sans-papiers, les grèves dans les boîtes, les révoltes dans les quartiers, les luttes féministes et antipatriarcales qu’il va falloir renforcer et multiplier. Ici, en Europe, mais aussi soutenir celles de là-bas, dans les pays du Moyen-Orient, comme partout ailleurs. Sans oublier de résister à toutes les lois liberticides qui pleuvent déjà, et vont encore pleuvoir. Plus que jamais, en finir avec ce qui nous opprime devient urgent.
ALL DAESH ARE BASTARDS (et pas qu’eux) !
Caen. Novembre 2015.
[1] L’état d’urgence a été mis en place la première fois pendant la guerre coloniale d’Algérie. Il a ensuite été utilisé en Kanaky, après la prise d’otages de 1984, puis pour la première fois en métropole, dans quelques départements, après les émeutes de novembre 2005. Il donne des pouvoirs supplémentaires aux préfets pour contrôler la circulation et les gens, permet des assignations à résidence et des perquisitions à tout va, d’interdire la presse, les manifs ou les réunions publiques, et des peines d’enfermement sont prévues pour les réfractaires.
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