AU-DELÀ DE L’AMOUR OU DE LA HAINE : LA LUTTE POLITIQUE

Le 28 janvier, Cécile Lhuillier, ex présidente d’Act up Paris et militante au Collecitf 8 Mars pour toutes, publiait dans Têtu une tribune « je ne suis bien évidemment pas Charlie… ». Suite au partage de cette tribune par Morgane Merteuil sur son mur Facebook, Camille Emmanuelle, journaliste et compagne de Luz, a publié sur Brain une tribune – qui a depuis été reprise dans plusieurs médias – où elle fait part de sa déception quant au fait qu’une militante du STRASS – dont elle se veut un soutien – partage cette posture. Brain n’ayant à ce jour pas donné suite à la proposition de Morgane Merteuil de publier une réponse à Camille Emmanuelle, nous la publions ici. 

Chère Camille Emmanuelle,

Tout d’abord, et si cela peut t’encourager à lire ce qui va suivre, sache que je ne te hais pas. Je ne hais pas non plus ton compagnon, Luz, pour qui ton amour t’a poussée à vouloir rétablir quelques faits au sujet de Charlie Hebdo, via une tribune dans laquelle tu m’accuses, ainsi que ma camarade Cécile Lhuillier, d’une certain nombre de choses dans lesquelles nous ne nous reconnaissons pas. En réalité, et malgré ce que tu suggères, les sentiments inter-personnels m’intéressent peu, dans le cadre politique. Autrement dit, la question n’est pas de savoir si je hais Gérard Biard, rédac chef de Charlie Hebdo et porte-parole de Zero Macho. Elle n’est pas de savoir si j’aime Luz, qui s’intéresse aux luttes des putes. Enfin, elle n’est pas non plus de savoir si Charlie Hebdo a dépassé ou non un certain pourcentage de publications qui permettraient d’attester de son caractère anti-raciste ou féministe. Le fait est que Charlie Hebdo, que ce soit par une, dix ou cent unes et autres caricatures, a notamment participé à un racisme, à une islamophobie, à un sexisme, qui ne sont pas le fait d’individus qu’il s’agirait d’aimer ou de haïr, mais de rapports sociaux qu’il s’agit de renforcer ou de combattre. La question n’est donc pas, comme tu sembles le suggérer d’autre part, de se positionner « contre la masse » pour prouver qu’on ne serait « pas des moutons », mais de se positionner par rapport à cette lutte.

C’est d’ailleurs bien cette question du positionnement que posait Cécile Lhuillier dans sa tribune, s’étonnant quelque peu d’un soutien si prompt de la part de la « communauté LGBT » au mot d’ordre d’unité nationale quand celle-ci se montre bien plus réticente à soutenir d’autres luttes ; du peu de « not in my name », tant lorsque le FN utilise la lutte contre l’homophobie à des fins islamophobes, que lorsque l’on demande aux musulmans d’user de ce slogan pour se désolidariser d’assassins.

Aujourd’hui, tu te positionnes, toi-même, en soutien à Charlie Hebdo, à tes amis, à ton compagnon. Dans une tentative de nous rallier à ce mouvement de soutien, tu nous expliques que Charlie Hebdo était, contrairement à ce qu’on en dit, féministe, anti-raciste, etc. Hélas, ai-je envie de dire, la question « Charlie Hebdo est-il raciste et féministe ? » n’est plus à l’ordre du jour, si ce n’est au passé, dans une démarche de meilleure compréhension du contexte qui nous a mené à la situation d’aujourd’hui. Car la situation, aujourd’hui, n’est, hélas, plus la même qu’avant ce 7 janvier : pour reprendre des mots écrits ailleurs, « c’est une nouvelle étape de la contre-révolution coloniale » qui s’amorce aujourd’hui. C’est que le contexte qui nous a menés là, loin de se réduire en effet à l’islamophobie de Charlie Hebdo, résulte d’une islamophobie intrinsèque à un État français dont l’ « unité » s’est notamment façonnée, et se façonne aujourd’hui encore, au moyen de politiques impérialistes et colonialistes. Ce sont les représentants de ce même État, qui produit tout autant le racisme que le patriarcat, qui appelaient récemment à venir en masse dans les rues, aux côtés de leurs homologues d’Israël, de la Hongrie, etc. mais aussi de tes amis de Charlie Hebdo, afin de défendre cette unité nationale. 

Dans le même temps, ceux qui, depuis des années, dénoncent l’autre face de cette unité qu’est l’islamophobie, ont été accusés d’être complices des frères Kouachi et d’Amedy Coulibali ; ceux qui, parce que musulmans ou assimilés tels, enfants de huit ans inclus, subissent quotidiennement les conséquences de l’islamophobie, ont été en l’espace de deux semaines la cible d’autant d’actes qu’ils et elles l’avaient été sur toute l’année 2014.

La question aujourd’hui n’est donc, pas plus qu’hier, de déterminer s’il s’agira d’aimer ou de haïr tel ou tel militant, journaliste, caricaturiste, ni de disserter sur la définition du second degré et de l’humour de manière abstraite, et encore moins de déterminer s’il y avait quand même des choses bonnes à prendre dans Charlie Hebdo, mais bien de prendre position, d’où que l’on soit, contre la réponse nationaliste, sécuritaire et islamophobe qui consiste, sous le mot d’ordre « Je suis Charlie », à ré-injecter de l’autorité dans la société française, à remettre à l’ordre du jour la grande tradition française de la délation et à faire de l’émotion un mode de gouvernance, paralysant toute analyse politique des causes sociales et géopolitiques des événements, et rendant suspect tout positionnement contraire à celui souhaité par l’Union Sacrée. 

Morgane Merteuil

http://www.strass-syndicat.org/2015/02/au-dela-de-lamour-ou-de-la-haine-la-lutte-politique/