Dom : C’est donc la première année de ce festival?

JP Jennequin : Oui c’est la première édition. Il est organisé par l’association Parisci (parisci.wordpress.com), association qui organise des événements culturels parisiens. Parisci m’a contacté car je suis président de LGBT BD, une association qui a pour but de promouvoir et de faire connaître la BD LGBT en France. L’association existe depuis 2008 et a créé un site internet d’information (lgbtbd.free.fr).

Dom: A ce que je crois savoir, toute forme de main-d’œuvre est la bienvenue car vous cherchez des contributeurs et des chroniqueurs aussi.

JP Jennequin : Ah oui, car nous ne sommes pas nombreux et nous ne pouvons pas couvrir toute la BD LGBT, on essaie de regarder ce qui sort essentiellement dans les pays francophones. Pour tout ce qui est anglophone, notre webmaster François Peneaud s’occupe d’un site appelé The Gay Comics List (gaycomicslist.free.fr) qui est en anglais et qui parle de toutes les sorties LGBT en langue anglaise.  Autre activité de LGBT BD, c’est d’organiser un stand au Festival d’Angoulême.  Y sont accueillis tous les auteurs de BD LGBT qui souhaitent dédicacer à Angoulême : autoéditeurs, auteurs dont la maison d’édition n’a pas de stand à Angoulême, et même auteurs publiés par de grandes maisons d’édition mais dont les livres ne sont plus des nouveautés. Ce stand existe depuis cinq ans et les auteurs ont ainsi varié au fil des ans.

Et tous les ans, toujours au Festival d’Angoulême, on organise une rencontre sur le thème de la BD LGBT. On essaie de varier les thèmes chaque année, une année ce sera la BD LGBT aux Etats-Unis, une autre ce sera sur les lesbiennes dans la BD… En 2014, on a parlé des sorties de BD LGBT de l’année 2013, avec des auteurs. La rencontre était animée par le journaliste Manuel Picaud (www.auracan.com).

Dom: Oui j’ai vu sur YouTube certaines de vos rencontres à Angoulême. À Angoulême d’ailleurs, vous êtes dans l’espace BD alternative?

JP Jennequin : Oui, au bout de l’espace Nouveau Monde, qui se trouve à côté de la mairie.

Dom: Comme vous connaissez la BD LGBT depuis des années, voyez-vous une évolution dans ce genre ?

JP Jennequin : Du fait de la grosse production en BD, on va davantage trouver de la BD LGBT cette année, ça c’est clair ; ce n’est pas pour cela qu’elle aura une grosse visibilité. Ça c’est produit en 2013 avec la BD de Chloé Cruchaudet Mauvais Genre qui a pour thème le travestissement comme espace de liberté, comme remise en cause des rôles masculin/féminin. Cet album est sorti dans une grande maison d’édition, mais c’est aussi le cas d’autres BD comme Le Bleu est une couleur chaude, de Julie Marôh, qui a donné le film La Vie d’Adèle. Les grands éditeurs (Glénat, Delcourt…) n’hésitent plus du tout à sortir des BD LGBT.  On l’a vu pour la BD de Julie Marôh : l’équipe Glénat a eu le coup de foudre pour le projet. Ce n’est pas quelque chose qui aurait pu se produire il y a dix ans a priori.

Dom: Cela va dans le bon sens, finalement.

JP Jennequin : Tout à fait. Et dans ce sens, on a crée le site LGBT BD pour donner des repères. Et ce Salon de la BD LGBT BD sur Paris va dans le même sens que ce que nous faisons.

Dom: Les auteurs doivent être ravis d’être pris en charge comme cela.

JP Jennequin : Cela dépend de la position de l’auteur dans son travail. Il existe plein d’auteurs qui désirent venir à Angoulême, même par leurs propres moyens. Généralement, ils sont ravis d’y montrer leur travail. Mais je dirai que le gros défaut d’Angoulême c’est d’être justement à Angoulême mais pas sur Paris, c’est-à-dire de s’adresser aux amateurs de BD qui font le déplacement. Le Salon de la BD LGBT est sur Paris et il a donc un autre potentiel, celui de toucher plus de gays et lesbiennes sur la capitale, qu’ils soient ou non connaisseurs en BD. Il permet aussi faire connaître des auteurs LGBT, et pas seulement les plus connus comme Ralph König. Pour faire connaître la BD LGBT, le travail est toujours à faire et à refaire. Pour beaucoup de lecteurs, Le Bleu est une couleur chaude de Julie Marôh a été la première BD lesbienne qu’ils ont lu. En ce sens, je donne une conférence sur l’histoire de la BD LGBT lors du salon, une sorte de cadre qui permettra de découvrir des noms et auteurs actifs dans ce domaine.

Dom: Dans le cadre de ces rencontres à Angoulême, vous avez aussi invité des auteurs américains LGBT.

JP Jennequin : Pour les Etats-Unis, la situation de la BD n’est pas la même qu’il y a dix, vingt ou trente ans. Ce qui est particulier à la BD LGBT américaine, c’est l’existence dès 1980 d’une revue annuelle qui s’appelait Gay Comix qui a servi de point de ralliement. Cela a donné aussi très tôt une conscience communautaire très forte aux auteurs  BD avec ces thématiques-là. On peut citer dans cette génération d’auteurs LGBT qui émergent dans les années 1980 Alison Bechdel, qui a réalisé Fun Home (2006). Elle réalise la série Dykes To Watch Out For (Lesbiennes à suivre) à  partir de 1986-87. Dès les années 1980, des auteurs américains publient dans la presse gay, comme la revue The Advocate. Il ne faut pas oublier que BD américaine est très visible dans la presse. Inversement, dans la presse gay française, on ne trouve pas cette même volonté de mettre de la BD : dans les années 1980, Gai Pied Hebdo n’en publie qu’irrégulièrement et de nos jours, Têtu, quasiment jamais. Quand on n’est pas encouragé à publier de la BD, eh bien, on n’en crée pas.

Dom: Chez les Américains, il y a vraiment ce souci de faire de la BD LGBT dans un sens communautaire.

JP Jennequin : Je dirai que dans l’approche américaine, il y a le fait que les auteurs BD n’ont pas peur de se revendiquer auteur LGBT, tandis qu’en France, on préfère être un auteur et non pas un auteur « à étiquette ». En France, il n’y pas cette idée communautaire comme chez les Américains. Pour mon association LGBT BD, je me suis inspiré de l’association anglo-saxonne Prism Comics, association qui a pour but que les auteurs LGBT soient présents dans les festivals ou conventions… Cette association participe à de grands festivals américains comme la Comic Con de San Diego et les auteurs présents n’ont pas peur de se revendiquer LGBT. Je dirai ainsi que lorsqu’on ne se cache pas, on devient militant.

A la fin des années 1980, j’ai crée un fanzine qui s’appelait Bulles gaies qui a eu un certain nombre de numéros et qui a eu même un stand au Festival d’Angoulême. On m’a dit à l’époque : “Ah, c’est courageux”. Ça, c’était la réaction française. Moi, j’avais envie de dire : “Non, c’est normal”. En France, le mot « militant » a mauvaise presse ; moi, j’ai beaucoup de respect pour les gens qui s’engagent pour autre chose qu’eux-mêmes, qui ne pensent pas « qu’à leur pomme ». J’ai fait du bénévolat dans les années 1980, ce sont des actions que j’encourage comme ce salon de BD LGBT.

Dom: Pour les spécialistes de comics américains, pouvez-vous rappeler les premiers super-héros gays dans ces comics? Vous m’ avez cité la série Alpha Flight (en français : La Division Alpha).

JP Jennequin : Les comics Marvel ou DC – ce que l’on appelle les comics mainstream, le courant principal –  c’est aussi le courant qui a introduit le plus tardivement la thématique LGBT, dans les années 1980 notamment. Ainsi dans la série Alpha Flight, le héros gay Northstar a été crée en 1979. Son créateur John Byrne, a su dès le début que ce personnage était gay mais il ne pouvait pas l’indiquer dans les BD Marvel ; il le faisait implicitement par des remarques voilées mais qui étaient compréhensibles par les habitués ;  ainsi, les traducteurs français ne traduisaient pas correctement certaines remarques ou allusions. Northstar a ensuite fait son coming-out en 1992. Chez DC, en 1987, ils avaient ouvertement crée un super-héros gay, Extraño, c’était un magicien originaire de Colombie, ouvertement gay.

De manière générale, dans bon nombre de comics, il y a une érotisation des corps, pas seulement chez la femme mais les hommes aussi. Dans les comics américains, il y a des filles peu vêtues, même chose chez les hommes. Dans les représentations comics de gays, il y avait parfois des représentations pas très positives ; ce fut la même chose dans le cinéma américain des années 1950 et 1960, le gay était représenté comme quelqu’un de pas très clair ou trouble, même chose pour les comics des années 1980. En même temps, c’est à l’auteur de faire passer des messages implicites ou de contourner la censure. Frank Miller, par exemple, crée des héros monolithiques, il crée des super-héros bien dans leurs corps, il n’est pas dans la nuance comme dans la BD 300, il va faire de la caricature politique dans Dark Knight Returns, le président US est un portrait d’une sorte de Reagan à la puissance 10 ; quand il fait Liberty avec au dessin Dave Gibbons, il imagine un futur dystopique où, parmi les groupes activistes en rébellion contre le gouvernement, il y a gays nazis. À une époque où les représentations des gays sont encore rares dans les comics, Miller présente des gays nazis ouvertement grotesques ou outranciers. C’est trop caricatural, c’est la maladresse de Frank Miller dans ces BD.

Inversement, dans Watchmen, Alan Moore crée des personnages secondaires qui sont gays ou qui pourraient l’être, c’est le cas ouvertement pour trois membres des Minutemen dans les années 1940 ; il y a, par exemple, Silhouette un personnage tout vêtu de noir  et qui est renvoyé de l’équipe car lesbienne, et qui se fait même assassiner par la suite. Chez Alan Moore, dans le super-héros, il y a une composante érotique, mais aussi perverse ; c’est le cas du personnage de Nite Owl qui ne peut faire l’amour qu’après avoir tenu son rôle de super-héros, il ne peut bander qu’après cela.

Mais Alan Moore s’est aussi impliqué dans des actions visant à lutter contre l’homophobie officielle du gouvernement Thatcher. En 1988 avait été voté une loi sur le financement des collectivités locales dont la section 28 interdisait aux collectivités locales la « promotion de l’homosexualité ». À une époque où le sida commençait à faire ses ravages, cette loi interdisait de fait la diffusion d’informations sur le Safer Sex dans les bibliothèques municipales, les mairies, etc. Les auteurs BD anglais ont réagi en créant un collectif AARGH (« Artists Against Rampant Government Homophobia »), recueil de BD s’opposant à la section 28 et publié par la maison d’édition d’Alan Moore, Mad Love. La BD LGBT anglo-saxonne est donc très militante et très active contre toute forme de censure, on lève des fonds par exemple pour contrer celle-ci et protéger la liberté d’expression.

Dom : Et justement, ce Salon BD LGBT lutte-t-il contre toute forme de  censure ?

JP Jennequin : Oui, toute représentation LGBT s’oppose au désir de censure. Ce salon contribue à banaliser la représentation des LGBT dans les médias. Le gros problème des BD, et pas seulement LGBT, c’est la visibilité. Il y a près de 4500 BD qui sortent chaque année et le souci des éditeurs, c’est que ces BD soient vues en librairies et à fortiori c’est encore plus vrai pour les BD LGBT.

Dom : A terme, l’association BD LGBT va-t-elle faire de l’édition ?

JP Jennequin : C’est quelque chose que l’on a envisagé. Prism comics, notre modèle américain sort un livre chaque année recensant toutes les BD et articles LGBT ; c’est quelque chose que j’aimerais bien faire, mais ici, on a clairement un manque de moyens ; on a déjà le stand à Angoulême, les débats, la participation à des événements comme ce Salon BD LGBT. Cela dit, on réfléchit sérieusement à une publication annuelle. 

Dom : Pour finir, un commentaire pour le salon. 

JP Jennequin : Et bien tout le monde est donc le bienvenu pour ce salon de la BD LGBT qui a lieu  dans le troisième arrondissement de Paris au centre LGBT-Paris Île-de-France. On pourra y rencontrer des auteurs, voir une exposition de leurs travaux, assister à une conférence sur l’Histoire de la BD LGBT, à une discussion avec les auteurs animée par Manuel Picaud. Ce salon qui n’est pas seulement pour les gays, lesbiennes, bi et trans, mais est ouvert à tous. Un Salon pour tous, quoi.