Malaise dans l’insurrection
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Vers le Grand Soir
Hazan et Kamo jugent que, tout comme en 1789 et en 1968, les conditions sont aujourd’hui réunies en France pour une « évaporation du pouvoir sous l’effet d’un soulèvement et d’un blocage général du système ». Durant le célèbre Mai, « rien n’était prêt dans les esprits pour tirer parti d’une situation aussi exceptionnelle. C’est le vide théorique et programmatique [notamment gauchiste] qui permit au PC et à la CGT de reprendre les choses en mains et au gaullisme de ressurgir triomphalement ».
Afin de saisir cette « opportunité d’en finir avec l’ordre ancien » il faut remédier à la regrettable impréparation politico-théorique responsable de tant d’échecs insurrectionnels (comme en Tunisie nous disent-ils). D’où ce livre bref qui se veut « pratique », pour nous inciter à coordonner des groupes, assimiler techniques et savoirs, créer des communes et des lieux de vie expérimentaux comme Tarnac ou Marinaleda (village collectiviste andalous)[4]. Créer un nouveau parti ? Surtout pas ! Simplement assurer la liaison entre les diverses colères et initiatives avant et pendant l’insurrection.
L’insurrection non-violente
L’insurrection qui vient sera fulgurante, mais d’une foudre qui ne blesse personne : le blocage généralisé déclenchera une « onde révolutionnaire », paralysant tous les pays et dissolvant les pouvoirs établis. Rompant avec le « modèle » du XIXème siècle et le cycle des échecs révolutionnaires, elle se caractérisera par son pacifisme : « les gouvernements ne trouveront nulle part la légitimité permettant de mater l’insurrection par la force brute ».
Si cette idée s’inspire, comme il le semble, du rôle joué par l’armée dans les exemples tunisien et égyptien, l’analyse est bien imprudente. C’est d’ailleurs dans une confusion surprenante que PMR use des références historiques qu’il juge si importantes, et 1789 se mêle à Mai 68, comme le Printemps arabe de 2011 à une imaginaire insurrection française de 1944.
Cette vision hyper optimiste, volontariste, avec ses aspects militants et alternativistes était déjà présente dans l’IQV : la nouveauté de PMR réside dans l’esquisse annoncée de l’après-insurrection.
Au lendemain matin
PMR dénonce très justement l’idée de période de transition chère au vieux mouvement ouvrier : période débutant avec la prise du pouvoir d’Etat, instaurant un régime provisoire, mettant en place les conditions nécessaires à l’instauration progressive du communisme. Mais Kamo et Hazan se retrouvent avec deux morceaux distincts, la révolution et le communisme, qu’ils cherchent à coller en réduisant au minimum l’espace les séparant. La solution, la suite, relève du conte pour adultes :
Le lendemain, les dirigeants ayant disparu, les êtres humains sont donc libres de se réunir et de discuter : c’est à eux qu’échoit la société. Mais l’évaporation du pouvoir n’étant que provisoire (il risque fort de se reconstituer, par exemple par l’instauration d’un gouvernement provisoire), il s’agit de ne pas perdre de temps.
C’est ici que les « noyaux humains » les plus avancés et organisés (vous devinez qui) proposent leur « plan », mûri depuis des années, comprenant une série de mesures dites révolutionnaires à instaurer au plus vite afin de rendre irréversibles la situation et l’extension de la « liberté retrouvée ». Les mesures envisagées sont par exemple d’empêcher les dirigeants de se réunir en murant leurs locaux car, « privés de leurs bureaux, ces bureaucrates seront incapables d’agir » ; de dissoudre des corps constitués ; de décapitaliser Paris ( ? ) ; de disjoindre travail et possibilité d’exister… En ce qui concerne le communisme, nos auteurs envisagent de redistribuer des richesses en instaurant « par quelques clics » une égalité entre tous les comptes bancaires « dans chaque pays », pour transférer « d’urgence des revenus des plus riches vers les plus pauvres permettant à tous de survivre dans la première phase de bouleversement de tout ». La répartition des richesses est jugée nécessaire pour « laisser le temps à la vie de se réorganiser sans que pèsent sur cette réorganisation le manque d’argent d’un côté, et de l’autre le manque provisoire des structures permettant de vivre sans argent ».
Pourquoi les cravates ?
Vente, achat, marchandise continueront donc, provisoirement. C’est dans un second temps, progressivement, qu’il faudra « renvoyer l’argent aux marges » afin d’« abolir l’économie » (en rendant de plus en plus d’objets et de services gratuits). PMR ne se demande pas ce qu’est l’argent, à quoi il sert, ce qu’est la valeur, etc. A la radio, Hazan explique que « l’argent ne servira plus qu’à acheter de belles cravates » ! Il y aura donc toujours des cravates ? Les moches seront-elles gratuites ? Pourquoi les belles ne le seront-elles pas ? Qui déterminera leur prix ? Qui les fabriquera ? Qui me donnera cet argent ? Et les banques dans tout ça ? Les auteurs ne se posent pas ce genre de questions. Il en va de même pour le « travail », central dans notre société, et qu’il faudra lui aussi marginaliser. Ce qui est certain c’est que l’on ramassera les poubelles à tour de rôle et dans la joie[5].
Pour PMR, le fonctionnement du mode de production capitaliste, le travail, l’exploitation, l’argent ou la valeur sont secondaires. L’économie et le travail ne sont que des moyens de contrôle sur des humains en colère. La révolte est affaire d’individus qui se réunissent sur la base de choix, de rencontres, d’amitiés, de complicités, et, comme la colère, la révolte ne peut que croître. Le capitalisme s’évanouira lors de l’insurrection.
Cette vision se rapproche de celle, répandue de nos jours, de l’opposition entre les « 99 % » et l’élite financière et gouvernante, cette oligarchie (tant dénoncée par les altermondialistes et gauchistes) dont il suffirait de se débarrasser.
Ce rejet moderne assumé des prétendus vieux schémas marxistes ou anarchistes nous en rappelle d’autres, comme l’idée de contradiction dirigeants/dirigés (Castoriadis) ou la promotion de l’autogestion à tous les étages. L’exemple que donne Hazan de l’hôpital est significatif : abolition de la hiérarchie, gestion de l’hôpital par les médecins/infirmières/malades, suppression des traitements/médicaments inutiles, fin de l’idée de rentabilité, etc. PMR propose en définitive de nous rendre cette société beaucoup plus agréable, ce que chacun apprécierait, mais qui ne saurait guère être qualifié de révolutionnaire.
La forme du vide
Etrange description où tantôt la forme n’a pas d’importance (par exemple avec la persistance des comptes en banque), tantôt elle seule compte, avec les mots employés, au mépris du contenu, du sens : il faut par exemple rejeter les locaux ennemis (salles de conseils municipaux) et ne se réunir que dans les écoles, gymnases, cinémas, etc. Mais pas dans les amphis qui, pour PMR, expliquent l’horreur des AG étudiantes. Et surtout ne pas voter.
Au fil des pages, c’est plutôt le communisme qui semble s’évaporer, malgré la joie et la bonne humeur du peuple[6]. Une fois le blocage généralisé atteint et les vils dirigeants volatilisés, l’onde révolutionnaire s’épuise. Elle n’a pas de dynamique, n’est portée par aucune contradiction qui l’aurait provoquée, entraînerait son approfondissement et, dans la lutte, la construction du communisme. Selon PMR, l’esprit de lucre ayant disparu, restent des choix rationnels à faire en toute liberté. Mais peut-on rationnellement, sans passion, opter pour le communisme ?[7]
Ce que nos auteurs critiquent dans l’idée de période de transition c’est sa forme, le fait qu’elle soit décidée, dirigée, d’en haut. Le problème, c’est encore le pouvoir. D’où l’insistance accordée à un formalisme pourtant décrié : PMR détaille longuement le mécanisme de la prise de décision privilégiant généralement l’échelle locale. Or, le programme de PMR nous renvoie vers ce qui ressemble fort à une période de transition avec ses organes décisionnaires hiérarchisés et plus ou moins centralisés ! Le plus gênant est qu’à maintes reprises les auteurs se voient déjà aux commandes, tout en se sentant obligés d’expliquer qu’ils ne sont et ne seront pas une avant-garde, seulement des agents de liaison. Quant à l’adéquation entre la fin et les moyens, les exemples privilégiés (Tarnac et Marinaleda) montrent que pour PMR elle n’est pas primordiale. La question du militantisme qu’on croyait disparue avec le gauchisme fait son retour. Là aussi la forme (new look postmoderne) domine et l’efficacité militante demeure, malgré des atours bien sympathiques, comme l’invitation à venir discuter du plan proposé (dont chacun sait qu’il sera amendé… avant son adoption).
PMR prépare le terrain. On nous annonce que, lors de la révolution, il faudra confier l’essentiel des tâches aux « noyaux humains », « à ceux que lient déjà un état d’esprit non économique, l’idée d’un partage immédiat de la vie entière ». Et d’expliquer à la radio que la principale leçon à tirer de 1789 est que la révolution ne doit pas se débarrasser de son extrême gauche. On se demande si nos auteurs s’imaginent en extrême gauche du mouvement (demandant à la future majorité de les épargner) ou en dirigeants révolutionnaires (promettant de ne pas éliminer son aile gauche). L’alternative laisse songeur.
PMR n’est donc pas un appel mais plus prosaïquement un bréviaire politique : une invitation adressée à certains lecteurs des classes moyennes, déçus par l’altermondialisme et « la gauche de la gauche ». Le credo de PMR, « Rencontrons-nous. Organisons-nous. Soulevons-nous », prend la suite d’Indignez-vous ! de Stéphane Hessel.
Retour du communisme ?
Tout aussi dérangeant que la posture de recruteur, mais inévitablement lié, est l’usage du discours, l’adaptation du vocabulaire en fonction du public visé[8].
Kamo et Hazan se proposent en effet modestement de « rouvrir la question révolutionnaire » dominée jusqu’en 1989 par le « communisme des casernes ». Depuis cette date, peu aurait été pensé, dit ou écrit, si ce n’est quelques textes souvent publiés par La Fabrique : Badiou, Rancière et bien sûr l’IQV. Sont passés sous silence des pans entiers des théories anarchistes et marxistes ayant dénoncé ce « communisme des casernes » au XXème siècle, ou des courants contemporains comme celui autour de la communisation. La seule « analyse de classe » qu’ils connaissent (comme déjà Hazan dans son livre sur la Révolution française, voir la note 6), c’est le marxisme léniniste, sinon stalinien. PMR déconseille d’imiter Pol Pot abolissant immédiatement l’argent : n’existe-t-il pas en la matière d’autres expériences que les Khmers Rouges ?
Kamo et Hazan ne sont pas des ignorants, pas à ce point-là. Leur choix de cibles comme de références s’explique par leur perspective. Ces radicaux sont des pragmatiques : ils veulent faire simple et efficace. Pour eux, le rôle de minorités « humaines » agissantes est central dans ce qu’avant 1989 on nommait la conscientisation : le « peuple » n’est pas dépolitisé, seulement sceptique sur « l’idée de révolution », d’où la nécessité d’être pédagogue. Si l’idée de l’horizon indépassable du capitalisme n’arrête pas les émeutes et les révoltes, elle empêche semble-t-il leur transformation en révolution. Pour faire le pont entre révolte et révolution, comme exemples de bonne pédagogie, sont jugés « utiles » les colloques londoniens de Badiou et Zizek sur « l’idée de communisme » car ils rendent possible de prononcer le mot de « communisme sans s’excuser ».
Théorie pour quoi ?
Voilà au moins une occasion de nous reposer des questions classiques. La diffusion de l’idée du communisme est-elle un préalable nécessaire à la révolution ? Agir pour le communisme suppose-t-il de le penser possible ?[9] Si c’est le cas, l’histoire nous a montré que ce n’est pas suffisant.
Faut-il contribuer à la diffusion de cette idée, ou bien, de fait, notre activité et celle de beaucoup d’autres y contribuent tout aussi modestement ? Si quelques altermondialistes ressentent un choc à la lecture de ce livre et se « radicalisent », en conclura-t-on que l’idée de la possibilité de la révolution et du communisme puisse se répandre grâce à la FNAC et à France culture ?[10]
Au-delà de celui des minorités communistes, le rôle des théoriciens peut aussi être questionné[11]. Nous ne croyons pas qu’ils doivent prendre la tête d’une campagne de conscientisation, ni même d’une organisation. Pour cela il faudrait déjà être certain de détenir la vérité… et la vérité en détention ça n’existe pas.
Et après ?
Loin de nous l’intention d’appeler à l’attentisme, d’empêcher une organisation de naître, un succès de librairie d’advenir, quelques lecteurs de se radicaliser. On ne peut que se réjouir lorsque des prolétaires, prenant conscience de l’ignominie du vieux monde et de ses séquelles, s’organisent pour lutter. Et, en cette période d’incertitude, de morosité et de confusion, le besoin d’organisation n’a rien d’étonnant. Il est rassurant d’appartenir à une vaste coordination, d’avoir l’impression d’avoir raison, de progresser, de remporter des victoires tactiques.
Autre chose est de croire que la montée en puissance de cette famille augmentera les chances de la révolution, et d’axer ainsi une stratégie.
Nous savons aussi qu’une organisation se donne vite pour priorité d’assurer sa pérennité, de faire adopter son plan (même s’il n’est pas un programme). Si, dans 10 ou 20 ans, la révolution éclate, les militants de cette organisation (imaginaire) se trouvent face à des prolétaires qui refuseront d’appliquer leurs mesures (pourtant probablement améliorées d’ici là), et préfèreront aller plus loin, agir plus vite ou plus violemment… que se passera-t-il ? L’histoire est riche en avant-gardes débordées forcées de prendre le train en marche, en général pour le remettre sur ce qu’elles pensent être les bons rails.
PMR nous propose une période de transition qui, comme toutes les autres, et d’autant plus que celle-là conserverait le système bancaire, préparerait un retour à l’ordre. Ses auteurs méconnaissent que le communisme ne sera pas instauré froidement à la suite d’une discussion démocratique ou en suivant un quelconque plan ou programme : c’est dans la lutte, sans doute longue et violente, durant et par cette lutte que des mesures communistes seront prises, que l’abolition des classes et son irréversibilité se construiront, mélange de passion, de nécessité, de choix[12]. Et nous pourrions écrire le mot de « communisation »…
Alors, PMR continuation de l’IQV ? Oui, dans la mesure où PMR accentue des aspects fort critiquables de l’IQV : alternativisme, avant-gardisme, confusionnisme…, alors même, pour le dire balistiquement, que décline la « puissance d’arrêt » du propos. Quant aux amateurs de poésie, eux aussi seront déçus car les fleurs du désert sont bien éteintes.
Tristan Leoni
[1] Kamo, Eric Hazan, Premières mesures révolutionnaires, Paris, La Fabrique, 2013, 120 p.
[2] PMR a bénéficié d’une grosse promotion médiatique (France Culture, France Inter, Le Monde Diplomatique, Médiapart, etc.). On reste pantois en entendant gloser paisiblement de la révolution, un éditeur, une animatrice de France Culture et un journaliste du Monde (la « presse asservie » selon PMR). La présence de la Ministre de la Culture n’aurait pas détonné, celle du Ministre de l’Intérieur aurait apporté un brin de contradiction.
[3] Comité invisible, L’Insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2007, 128 p. Sur ce livre on lira en particulier la critique Des Insurgés sans bandeau, « Commentaires déplacés », A Corps perdu, n° 3, septembre 2010, p. 88-94.
[4] Ce village, très apprécié de Daniel Mermet, est l’une des ces expériences qui prouveraient la possibilité du communisme. Le film de Yannis Youlountas, Ne vivons plus comme des esclaves (2013) va dans ce sens en imaginant que, dans des interstices abandonnés par l’Etat, la multiplication de friperies gratuites ou de bars équitables, l’achat de café zapatiste ou de savon exarchiaste, nous rapprochent de la révolution.
[5] Sur la question de la valeur on se reportera avec profit aux travaux de Bruno Astarian, L’abolition de la valeur (feuilleton), ainsi qu’à son texte « Le communisme – Tentative de définition », disponibles sur le site http://www.hicsalta-communisation.com
[6] Du « peuple », car les classes n’existent pas chez Kamo et Hazan. D’ailleurs, y en a-t-il jamais eu ? Dans un livre précédent, Une Histoire de la Révolution française, Eric Hazan refusait de voir en 1789 une révolution bourgeoise : voir la critique de Sandra C., « La Révolution française selon Eric Hazan » notamment disponible sur http://vosstanie.blogspot.fr. Il n’y a pas de classes, seulement un peuple aux prises à des dominants.
[7] Que faire si le peuple trouve plus pratique de conserver les centrales nucléaires ?
[8] Bien qu’écrit pour toucher un large public, PMR fait le choix d’ignorer la question du rapport femmes/hommes qui nous semble particulièrement importante durant un processus révolutionnaire. On ne leur reprochera pas de sombrer dans le politiquement correct.
[9] Voir Gilles Dauvé & Karl Nesic, Communisation, Troploin, 2011, p. 13 (paragraphe « Communisme ou barbarie ? »)
[10] Dans les années 1980, les brochures d’Action Directe étaient diffusées à la FNAC.
[11] Sur ce point nous sommes assez d’accord avec Le Tout sur tout, Lettre de Troploin, n° 11, février 2010, 16 p.
[12] Sur cette question, voir par exemple l’article de Léon de Mattis, « Les mesures communistes », Sic, n° 2, février 2014. Sur http://www.sicjournal.org/fr/
En 89 il s’est vachement évaporé, le pouvoir, de même qu’en 68 ! A chaque fois, adaptation accélérée au mode de production bourgeois et au contrôle étatique qui va avec. Effectivement, il y en a qui n’ont même plus le niveau ancien de sortie de l’école en histoire… Ou qui préfèrent oublier…
Pour 89 et même 93, encore une fois, un bon antidote, L’idéologie nationale de Guiomar !