Ici, l’introduction (note d’intention) de “Regarder ses pieds”, livre paru en 2011:

“De la fabrication d’un objet à celui d’une publicité, de celle d’un discours à celle d’un tract ou d’une affiche, chaque production appelle un certain « interlocuteur ». Ainsi, l’objet de la production n’est jamais le produit seul, mais aussi l’être auquel elle est destinée. En observant la société capitaliste ou industrielle nous le comprenons, et tirons de là une pensée critique ( de la réification, par exemple ), mais curieusement nous ne l’appliquons guère qu’à eux, sans saisir en quoi ce principe est intangible et s’applique dès lors à toute production.
Or, nous arrivons à présent au constat suivant : Nous pourrions bien n’être, malgré la somme d’affiches, de tracts, de textes et d’actes que l’on pourrait nous imputer, en train de produire que des spectateurs. Ou plutôt n’être pas un instant en train de rompre cette chaîne immonde qui les produit. Cette démarche nous mènerait alors, à plus ou moins long terme, ayant tout tenté ( et par là devancé la culpabilité induite par cette question horriblement juste succédant toutes les horreurs de l’histoire – « et toi, que faisais-tu donc contre cela ? » ), ayant agit en vain, cette démarche ne nous mènerait que vers une des nombreuses formes du nihilisme. Issue de secours plus ou moins honorable
où rien n’aurait plus de valeur, rien, pas même la vie, comme certains l’écrivaient il n’y a pas si longtemps.
Nihilisme, posture désormais tellement partagée – et dont la face politique n’est que la partie émergée – que comme tout consensus elle nous trouble. « Nous » aurions subit tout ça pour en arriver là. Nos morts, et tous ces morts, méga-cadavres comme ils disent aujourd’hui, barricades écrasées, communes anéanties, kilomètres de pelotons d’exécutions, de fosses communes, massacres de nos vies sans état, sans loyers, sans choses, pour ça ?…
Une certaine idée du chaos nous attire plus, en ce qu’elle provoque, elle, moins de complaisance que d’intelligence nécessaire ; apparition de nouvelles conversations entre les êtres, et non plus leur dissolution dans cette facilité d’esprit qu’est le «rien».
Les textes et les affiches qui composent cet ouvrage ont tous été conçus comme cela, chaque fois début ou poursuite d’une conversation cachée entre les êtres dont ils sont issus, et c’est pourquoi ils ont presque tous commencé leur vie dans la rue. Leur propos est donc moins de dire que de parler avec. Qu’on n’y cherche pas le qui, mais le quoi.
C’est une conversation plusieurs fois millénaire, avec ses points d’orgue et ses silences, dont le propos est rarement l’objet, mais plutôt le sujet dont elle provoquera
l’apparition.
Et que l’on ne nous lise pas mal. Provoquer ne signifie ni créer ni modeler, mais faire sortir au dehors.
C’est à dire que ce que nous y cherchons, dans ces conversations, c’est appeler ce qui existe déjà, et dans quoi, nous aussi, nous reconnaissons.”