Le système de la folie, on sait à peu près comment ça commence. Bêtement, par hasard, on s’approche, on rentre et puis ils font le reste. Ils se chargent de vous enfoncer. Comment ça finit, là je ne sais pas…

La folie, ça commence doucement chez les médecins tranquilles bedonnants, la bonne moyenne, qui prononcent le mot « psychiatrie » avec respect. Pudeur. Tact. Décence. En tout cas jamais ils ne diront fou, cinglé ou taré. Ils font gaffe, ils se méfient de la réaction. Faut comprendre leur approche timide. C’est difficile d’annoncer à quelqu’un, comme ça, tout d’un coup, qu’il est passé de l’autre côté. Qu’à partir de maintenant, il ne sera plus comme les autres. Qu’il portera pour toujours la marque des aliénés comme les esclaves d’antan portaient leur tatouage. Le brave généraliste très paternel vous envoie chez le spécialiste. Ça n’a l’air de rien, inoffensif, simple contrôle, presque routine. Attention, on est encore dans le « privé », on peut encore s’en sortir. Sans faire de bruit, discret, sur la pointe des pieds.

La folie, ça commence par une jeune femme fraîchement sortie de l’Université dans sa blouse blanche nette neuve. Un peu hystérique quand même avec ses ongles rongés au-delà du « normal ». Elle crie zigzaguant entre les lits : vite, vite mon Dieu, aujourd’hui il y a présentation des malades au grand patron… je n’ai pas le temps… plus tard, plus tard… Le grand patron.

J’ai envie de me lever et de crier plus fort : mais on souffre nous. Votre grand patron, il peut toujours attendre… On n’est pas des marionnettes, des joujoux à médecin. Regardez-nous un peu, Madame. Ayez honte, Madame, on est des gens. On souffre. Ne jouez pas avec nous…

J’entre dans un quelconque hôpital pour une petite angine blanche et je ne m’en sors plus. Je me fais traiter de rebelle dérangeante hostile, sans manières, asociale… Je me retrouve assommée, droguée par les psychiatres. Je résiste. Je tiens bon. Je décide de ne pas me laisser avoir. Ils vont quand même pas me faire perdre la tête, non ?

A l’hôpital, c’était une grande salle de 60 lits alignés, séparés par une table en fer blanc sur laquelle on pose le crachoir. Au pied du lit, le bassin et la bouteille d’urine. Au fond de la salle deux lavabos sans rideau et la porte des W.-C. demi-défoncée. La chasse d’eau cassée depuis six mois, paraît-il. On a brisé une vitre pour laisser s’échapper les odeurs. Une sorte de salle d’attente. un centre de tri. Un peu de médecine générale, de l’endocrinologie aussi. Des gens déposés là depuis longtemps en attendant qu’on les transporte vers les services compétents. Qu’il y ait une vague, un lit libre. Des gens oubliés par leurs familles, leurs amis, les autres. Quelques suicidés ratés dans un coin parlent peu, discrets honteux culpabilisés. Une femme geint enfermée dans un lit à barreaux, ficelée au sommier. Un ou deux ulcères mourants. Une mongolienne dans les trente ans serrant contre elle son amour : un vieux lapin sale en peluche grise.

La dame de service, elle nettoie le carrelage et ramasse les bassins. Affable, diligente, autoritaire, toujours réponse à tout, la bonne explication : quand ça ne va pas ce sont les glandes qui travaillent. On met en endocrinologie…

Pour certaines, les glandes ne fonctionnaient plus, on les expédiait à l’asile de vieillards : la sénilité précoce. Pour d’autres, les glandes fonctionnaient trop, ça s’échauffait, on les expédiait à l’asile psychiatrique : c’était la folie. C’était des fous, des vrais. La preuve, c’était écrit sur leur corps. On ne se trompe pas. Il n’y a qu’à lire, qu’à regarder les tests.

Puis je me retrouve dans le bureau de la surveillante gradée qui me demande de déposer mes affaires. Autorité, froideur précise. Je proteste que j’ai mes objets personnels, mes cahiers, mes livres. Non, il faut. On me les rendra après la fouille de principe. On promet. Je m’exécute. On m’accompagne à ma chambre.

Je ne savais pas encore que j’avais échoué dans le service psychiatrique de l’hôpital. Ils ne m’avaient rien dit.

Un prend un couloir long aux multiples portes d’un bleu baveux. On s’ar­rête au milieu, devant une des portes. Ils l’ouvrent : ma nouvelle chambre. Chambre nue avec un lit blanc, seul, insolite. Rien d’autre, rien. Une fenêtre à barreaux. On me dit de me coucher. Ils s aperçoivent alors que j’ai encore une bague, ils me l’arrachent de force, méchamment. Puis sans un mot ils sortent en tapant la porte.

Je reste là, allongée, immobile. J’essaie de penser. Ma tête bien confuse. Bizarre… ils sont devenus hostiles, soupçonneux, silencieux. Qu’est-ce que ça cache, on verra… Pour l’instant je suis au calme… personne ne m’a fait de mal. Je me lève. Je tourne dans la pièce. Je cherche à comprendre… Etrange quand même… leur froideur. Je vais sortir. Il faut que je leur parle, qu’on s’explique. Je veux sortir. La porte n’a pas de poignée intérieure. Je suis bouclée. Je ne peux pas. Coincée, prisonnière, enfermée, je m’en aperçois maintenant. Je fonds en larmes. Je m’assieds par terre et je pleure longtemps, longtemps, tristement. Ils m’ont eue. Prise comme un rat. Je réagis. Ça existe donc… Oui prise. Le piège. Sans prévenir. Perdue, je tape contre la porte. Je me déchaîne. Je crie, appelle… Ils vont m’ouvrir, finir par m’expliquer pourquoi… Je donne des coups de poing, pied, reins contre le bois. Je m’excite en frappant de plus en plus fort, de plus en plus vite, en criant de plus en plus haut. Pas de réponse.

Il y a un judas sur la porte. De l’autre côté, ils me regardent. C’est sûr. Ils assistent au spectacle. Je me donne en pâture. Je sais, je ne peux pas faire autrement. Je m’agite ridiculement, gesticule encore. Eux, je les entends. Eux, ils rient.

Pas possible de s’échapper du côté de la fenêtre, d’appeler au secours, de contacter quelqu’un. Aucune aide. Rien. Un lit seul, des draps, une bouteille en plastique remplie d’eau, un gobelet plastique aussi, plein de marques de dents. Les fous d’avant moi, ils passaient leur colère et désespoir sur le gobelet. Pauvre gobelet, pauvres fous. Être bête, chien réduit à ça. Fendiller, mordiller, s’acharner sur une timbale.

J’ai réfléchi encore. Je ne faisais que ça, réfléchir, rêver mes fuites, mani­gancer mes projets irréalisables, attendre un miracle ou leur bonne volonté. Ils en auront marre à la fin, c’est forcé. Ils se fatigueront, ils céderont. Ils vont bien voir que je ne suis pas folle, c’est obligé. Je tape contre la porte. Je vais leur expliquer. J’implore minable, méprisable et mendiante : ouvrez-moi mais ouvrez-moi… ouvrez donc… je vous en supplie… ouvrez.., Moi je me fa­tigue, eux, ils se relaient derrière le judas. Il y a toujours un nouveau gardien en pleine forme derrière la porte. Ils me font bien sentir qu’ils sont de l’autre côté, ils toussotent ou ricanent, font des commentaires.

Ils se sont bien amusés puis ils en ont eu assez. Deux hommes sont entrés dans ma cellule. Deux hommes de service gros et brusques. Ils ne doivent servir qu’à ça : raisonner, mater les malades qui font des histoires.

Quatre bras musclés durs m’ont attrapée sous les aisselles, comprimant ma poitrine, m’écrasant, me soulevant. Je ne pouvais plus respirer. Je suffoquais. J’étouffais, bavais. Mes yeux révulsés ne voyaient plus. Je les entendais m’insulter. J’étais absente, étrangère, double presque : t’as fini oui… t’as compris maintenant… t’as fini ton cirque sale emmerdeuse ou on t’attache… Puis moqueurs : tu t’en sortiras plus si tu continues comme ça… t’es cuite ma belle… ah ! fallait pas faire la maligne là-bas !… On n’aime pas les petits crâneurs ici, ni les gens qui ont leurs idées…

Puis voulant m’humilier : pas mal hein… joli cul n’est-ce pas… ; elle est bien faite cette garce, on pourrait se marrer tous les trois… Je me révoltais, ils riaient. Je pleurais, ils s’esclaffaient, faisaient des gestes obscènes. Je me débattais, je me réfugiais dans un coin de la pièce, ils me narguaient : eh ! fais pas la mijaurée, t’en as vu d’autres, non… ?

Une infirmière est entrée avec une seringue à la main, interrompant leurs moqueries, Valium, Valium et revalium. Je ne pensais plus ou alors au ralenti. Lent et cotonneux. Tout devenait difficile à comprendre. Le temps n’existait plus. Mes gestes lourds. Une torpeur envahissante comme la paresse. Vivre au rythme de la piqûre. La vie dedans s’organise : la cellule, les murs, le plafond, les silences humiliants. Des larmes coulent de mes yeux sans bruit, sans scan­dale, tout doucement. Je n’ai plus la force de me révolter. Je ne suis ni heureu­se ni malheureuse. Tout est difficile, ralenti, sans intérêt. Je suis arrêtée.

Dehors ça existe encore. Toujours sans nouvelles. Je ne sais plus. Rien. Le vide. Je demande papier et crayon pour écrire. On refuse. J’insiste. Je veux prévenir ma famille, ami. Non.

Il y a quelqu’un qui passe me voir le matin. Moitié ours, moitié général, brusque, saccadé, le médecin. Il ne dit rien. Me regarde, jette un coup d’œil sur la feuille de maladie. Ne pose jamais de questions. Il prescrit, dicte sa volonté. Jamais content, jamais assez la dose de calmants. La surveillante à côté s’affaire, note tout attentive, insiste, fignole, en redemande, a peur d’avoir mal compris, s’excuse, reprend ses notes, ajoute. Calmants, calmants, toujours des calmants. C’est de moi qu’ils parlent et tout cela m’est indifférent. Je ne réagis plus. Je ne me sens pas concernée. Autrement personne, toujours seule. Rien. Le lit, les draps, ma chemise de nuit autour de moi, liquette trop grande, dure, râpeuse. La bouteille d’eau et le gobelet que j’ai commencé à mordre, par terre à côté du lit.

De temps en temps vient le repas. L’assiette en plastique, la viande coupée en petits morceaux. Jamais de couteaux, d’objets dangereux dans la pièce. Je leur ai pourtant dit que je n’ai pas envie de me tuer. Je veux vivre, je veux sortir d’ici, voir des gens… Ces précautions sont inutiles… Ils ricanent, haussent les épaules ou font silence. Une conspiration. Tout le monde contre moi. Pourquoi ? Je ne leur ai pas fait de mal… J’ai voulu comprendre. Refus. Pas d’explications. Pas de dialogue. Des ordres, ils ont des ordres… Mais je veux vivre moi… J’ai envie de vivre, vous ne voyez pas, non… c’est vous qui voulez me tuer… Vous finirez par me rendre folle… Ils ne répondent pas. L’infirmière fait sa piqûre plusieurs fois par jour en silence. Impossible de refuser, impossible de se débattre. Les deux gardes toujours dans le couloir, prêts à agir. J’ai peur de leur grossièreté. J’essaie la douceur, la politesse avec l’infirmière. Elle détourne la tête, dit évasive : j’ai des ordres, des ordres supérieurs, ces médicaments vous en avez besoin…

J’ai appris le règlement. Je frappe modeste contre la porte. Je demande la permission d’uriner, humble. On m’ouvre. Un homme m’accompagne aux toilettes puis me ramène à ma cellule. Les ordres, les ordres toujours.

Une fois, j’ai croisé une ombre comme moi dans le couloir marchant péniblement. Je voulais lui parler, échanger un mot, un sourire, un signe. Le gardien s’est jeté sur moi. Il m’a vite ramenée à ma cellule. Puis il a dû faire un rapport : agressive, excitée, rebelle, dangereuse. La dose de piqûre a doublé.

Je suis définitivement entrée au pays du silence. Rien de dehors. Toujours rien. Je me sens prisonnière dans cet hôpital. Tout le monde m’ignore. Ils m’ont vite oubliée. La ville existe toujours autour, j’entends ses bruits. Je suis seule perdue dans un désert. La solitude, le vide. Je veux encore essayer, parler, parler avec eux, m’arranger à l’amiable, voir s’il n’y a pas une possibilité d’entente, leur dire que c’est un regrettable malentendu, une erreur, qu’on peut réparer, entre gens civilisés. Je cherche, je quête désespérément le moyen de les convaincre. Quand j’ouvre la bouche, ils ont toujours la même réaction : la piqûre. Mon corps est tout meurtri. Mes cuisses portent des traces colorées. Quelquefois je ne sens plus mon corps, j’ai l’impression de nager. Après la piqûre, je tombe dans une sorte de coma. Je flotte suspendue entre plafond et plancher. J’essaie en vain de me raccrocher à la réalité. Je serre le drap dans la main, je regarde leur oeil indiscret, je les imagine derrière. Je compte les carreaux de la fenêtre. Rien à faire, je sens que je pars. Je m’évapore, j’ai peur. Disparaître sans bruit. Finir en nuée. Etre dépossédée de soi. Ne plus exister… Mais si, ma fille, tu existes encore… Tenir, tenir, attendre, ne pas devenir folle. Attendre. Quelque chose finira par arriver. Ne pas s’effondrer, ne pas se mettre à hurler. Tenir encore et attendre. Surtout ne pas craquer. Ils auraient raison. Ils seraient trop contents. Une seule règle : la courtoisie et mon air le plus bête. Je deviens tout à fait passive, lente, muette. Je fais leur jeu.

Personne ne vient. Personne ne viendra. J’ai compris. Plus aucun espoir. Je ne sortirai plus. Etre là définitivement condamnée. Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Si au moins on m’expliquait… Que je sache, qu’on trouve une raison qu’on essaie. Je m’assieds sur le bord du lit la tête entre les mains. Je regarde la situation. Je résume. Je reprend toute l’histoire depuis le début. Comment suis-je entrée dans le système ? Comment ils m’ont attrapée hargneux, rebutant avec leurs manières douces ? Je ne vois pas ce qu’ils peuvent avoir contre moi. Une discussion seulement avec une jeune femme médecin chef de clinique. Oh ! rien d’important !… Ce n’est pas ça… On n’enferme pas les gens pour si peu… On ne pique pas les gens pour une dispute… Je ne l’ai pas insultée. J’ai parlé simplement. Je n’étais pas d’accord. Je n’ai même pas dit tout ce que je pensais. Si j’avais voulu être violente, grossière… Je n’ai rien dit, ce n’est pas ça… Mes livres, mes cahiers que je ne quitte jamais. Ça ne leur a pas plu peut être… Mais enfin c’est de la poésie. Ce n’est qu’invention… Ils ne vont pas prendre au sérieux ce que j’écris. Ils ne peuvent pas me piquer a cause de mon imagination… Il faut que je leur explique… Ou alors ils n’ont pas aimé mon envie douce de rire quand on était toutes merdeuses vautrées pisseuses dans la grande salle, définies seulement par la couleur de nos flacons d’urine : rouge, brun, ocre, citron, doré, grisâtre ou vert. On était couleur et on nous jugeait. Une envie de crier aussi, manifester à haute voix mes petites opinions, être indignée par les propos et le mépris des médecins. C’est ça, peut-être…

Mes cahiers confisqués, le psychiatre doit les disséquer, analyser. Tant pis, il aura que ce qu’il mérite. D’ailleurs il ne comprendra rien. Je traîne avec moi mes rêves, mes crimes écrits sur mes cahiers d’écolier, mes désirs, mes repentirs. Ici c’est interdit. Ici tout est interdit. Feuilles, crayons, papiers, ils ont tout enlevé.

Je décide de dire merci, bonjour, amen. Je souris. Je les aurai à la finesse polie. Sournoise je pose des questions. Ils ont fait une enquête. Ils me disent, ils m’apprennent que je suis hostile, rebelle, associable, j’emploie mal l’argent que je gagne, je fréquente des gens douteux, je subis une mauvaise influence d’un milieu néfaste. Il faut m’éloigner pour mon bien, si possible par la force. Après j’irai mieux. La province me fera beaucoup de bien…

Une clinique privée dans le sud ce la France. On m’y transporte de force, moitié endormie. Luxe. Couchette. Déesse, reine en balade. Deux chauffeurs.

L’ambulance a quitté l’hôpital, transporté puis livré le paquet. L’ambulance a demandé un reçu. Mission accomplie. Le paquet est dans le hall d’entrée de la maison de repos. On m’en avait montré des cartes postales de cette maison pour me séduire, au soleil, sous la neige, au printemps. Ils avaient vanté la cuisine, l’accueil.

Maintenant objet, j’attends dans l’entrée qu’on s’occupe de moi. La maison familiale transformée en clinique. Papa psychiatre, ventru, sérieux, maman accueille les malades, surveille la cuisine, le fils finit ses études. Il prendra la succession avec sa jeune femme. Retour aux valeurs sûres. La bonne tradition.

On me tend un tas de papiers à signer avec un sourire miel. Je n’y comprends rien.. si je comprends : il faut payer… je ne savais pas, on ne m’avait rien dit… Des suppléments pour tout, l’eau minérale, le beurre… Je me révolte, je crie : je n’engraisse pas la psychiatrie moi. Vous n’aurez pas un sou. Vous pouvez toujours courir. Je ne suis pas folle moi. Or ne m’a pas prévenue. Jamais. Je ne paie pas. Jamais…

Le psychiatre vient, accourt, s’empresse, se révolte plus fort, crie plus puissant, s’arrache les cheveux : que ce n’est plus une vie, qu’on ne peut plus faire confiance aux gens, qu’on lui envoie n’importe qui, qu’il ne veut pas de moi dans ces conditions, que sa clinique est respectable bourgeoise sans histoire, qu’il ne veut pas de sales hargneuses garces, que le scandale je peux aller le faire ailleurs où je veux partout n’importe où mais pas chez lui, qu’il ne soigne pas les fauchés, que je ne suis pas intéressante si je ne peux payer les suppléments courants. C’est normal, tout le monde les pratique les petits suppléments non déclarés.

Je n’ai pas eu le temps de placer un mot, il parle encore, hurle, gesticule, me demande de filer sans faire de bruit, sans histoire. A cette condition il me laisse une petite chance de liberté. Il a la réputation de sa clinique à défendre.. Que je parte et vite, qu’il ne me retient pas. Pas de scandale s’il vous plaît, crie-t-il hors de lui. Sa clinique est une maison de repos pour gens bien. Il faut que je comprenne. Ce n’est pas chez lui qu’on devait m’adresser. Ils se sont trompés… Que je promette de quitter la ville immédiatement. Il ne faut pas me faire repérer avec mes airs bizarres. Que je me coiffe un peu, que je ferme mon manteau. La ville est petite. La police, vous comprenez… Ça peut paraître suspect. Au plus vite à la gare que je dois aller, dans le premier train… Il est devenu gentil, presque suppliant, ajuste ses lunettes : je ne veux pas qu’on vous ramasse dans la rue, vous comprenez… qu’on vous questionne, qu’on sache que vous étiez pour moi. C’est une erreur, je vous dis. Une regrettable erreur, un malentendu avec l’hôpital. Allez, je ne vous en veux pas, quittez la ville et c’est très bien comme ça. On est respectable nous ici. Je ne vous en tiendrai pas rigueur…

J’étais donc une mauvaise commande. Paquet refusé. Alors je marche dans cette petite ville de province. En fuite. Bourrée de médicaments. Je flanche, vacille, illuminée, droguée. J’erre dans le vieux quartier. Ce matin avant le départ ils m’ont mis une drôle de dose dans la fesse, je l’ai sentie, ça n’en finissait pas. Un bourrelet, j’ai mal quand je marche. Je chancelle. Je cherche la gare. Personne pour me renseigner. En été, il doit y avoir du monde partout, des touristes. C’est la saison morte. Il faut utiliser cette petite chance : je suis fauchée, pas intéressante pour la médecine privée. Libre, je suis libre et je marche. Heureuse, sublime, éblouie. Ils m’ont lâchée enfin. Ils m’ont bien gardée deux mois à l’hôpital. J’étais rentrée en novembre… Noël est passé, on ne m’a rien dit. Aujourd’hui il neige, janvier… Seule, sans amitié, à la découverte d’une ville endormie. Personne, j’ai froid. Voyeuse, je vois le monde à nouveau : vacherie de vacherie.

Je prends un train pour Paris. J’écris. J’ai tout le temps. Il s’arrête partout le train postal, ce train porteur de lettres, des milliers de mots. J’écris… Ils vont peut-être se mettre en rapport avec l’hôpital… Demain matin ils seront à la gare. Ils me cueilleront demain à la sortie du train. Ils seront là avec le silence et la piqûre… Le train entre dans une gare endormie. On décharge des sacs de courrier. On embarque d’autres messages. Il fait très noir partout. J’écris vite, libre… Il faut que j’écrive avant… Ils m’attendent pour interdire, pour voler encore mes cahiers. Ils me guettent. Ils sont prêts. Ils me coinceront, m’enfermeront… Je ne pourrai plus jamais leur échapper, fuir, marcher, courir, écrire, vivre libre. J’écris encore. J’attends jusqu’à demain. La folie, ça ne finit pas. La folie plus la peur.

J’attends.

Emma Santos.

Partisans, n° 62-63, novembre-février 1972, p. 43-48.

Originale publiée sur http://incendo.noblogs.org/post/2013/06/09/emma-santos-…1972/