Que les Belges soient depuis plus d’un an et demi sans gouvernement et que cela n’altère en rien le cours de leur existence, montre la dose d’humour qu’il faut pour prendre au sérieux le sens profond de la souveraineté : elle est le lieu d’une solitude absolue. Après les églises, voici que les institutions politiques se révèlent comme vide de toute positivité, pure violence. Nous en rions. Ce qui a pour conséquence très sérieuse une perception du politique radicalement hétérogène à la question du pouvoir et qui excède en terme de pensée stratégique la perspective d’une nouvelle prise de la bastille, ou d’un quelconque parlement, fut-il grec: quand le pouvoir en vient lui-même à se déposer, l’archétype du geste révolutionnaire est la répétition sans fin de cette destitution. Dès lors, tout mouvement ou forme d’organisation contestataire se plaçant sur le terrain de la politique classique est périmé — réactionnaire.

Le « mouvement des indignés » est profondément réactionnaire. C’est la première hypothèse que l’on doit faire quand des gens en nombre, peinant à formuler des revendications et végétant de leur propre chef sur des places publiques, en viennent à vouloir investir, contre tout bon sens stratégique, des parlements et aller à Bruxelles à pied. Mais celle-ci ne nous intéresse que trop peu parce qu’elle reste à la surface et que la surface, c’est ce dernier lieu au sein de la contestation où la politique classique arrive encore à œuvrer. Si le « le mouvement des indignés » est profondément réactionnaire, c’est donc seulement en surface. En profondeur, ce n’est rien de plus qu’un élan irrémissible, l’expression massive du partage d’une évidence : la politique classique, c’est fini (occuper à plusieurs milliers une place sans rien revendiquer, cela penche plus vers, non pas le désir de remplir le vide laissé par un pouvoir vacant, mais celui d’assumer cette vacance comme telle, d’être cette vacance). Ce qui est propre à cet élan ne tient pas dans l’idée de la condamnation radicale de la politique classique mais à cet élan lui-même en son ampleur. Et si nous comprenons les limites des « mouvements » passés comme provenant notamment d’un flou théorique originel empêchant par la suite l’élévation du niveau stratégique à hauteur des pratiques mises en jeu (comment une situation d’émeutes généralisées devient-elle une situation insurrectionnelle ?), ici c’est bien à contrario les pratiques qui font défaut à un cadre théorique relevant de l’évidence. Au delà donc du constat formel de l’opposition radicale de ces deux limites, il y a à entendre comment chacune vient faire résonner l’autre au-delà de ses propres limites:

Toute sortie de la politique classique aveugle aux apparitions, au sein même de l’Histoire, de pratiques excédant son cours (pratiques en ce sens révolutionnaires), se refuse à elle-même : le « mouvement des indignés » est l’impossibilité d’une sortie de la politique classique précisément au moment où celle-ci s’accomplit.
Les différentes situations actuelles depuis lesquelles s’élabore un ensemble de pratiques révolutionnaires doivent s’appréhender dans le dépassement des cadres nationaux de ce que furent les différents mouvements de la jeunesse en France, les récentes émeutes en Angleterre, ce que sont la situation générale grecque et les révolution arabes: c’est la première fois depuis la fin des années 70 que la nécessité d’un front révolutionnaire international prend forme internationalement.

Le 15 octobre dernier, répondant à l’appel des indignés à une journée de mobilisation internationale, la manifestation qui eut lieu à Rome s’est particulièrement distinguée.
Par la volonté de s’inscrire dans la continuité de la journée du 14 décembre 2010 (ce jour-là, à l’annonce de la reconduction au pouvoir du gouvernement de Berlusconi, plusieurs villes d’Italie furent le théâtre d’émeutes), comparée à l’époque par la presse romaine à l’« explosion d’un volcan en éruption », cette manifestation est parvenue à se prémunir contre la sensation d’éternel recommencement qui condamne à l’impuissance: si à Rome, ce jour-là, l’indignation est passée à l’acte, c’est bien parce qu’il y a en Italie de telles éruptions venant contester le cours officiel de l’existence.
Pourtant, ceci ne suffit pas à expliquer l’ampleur de cette journée. Trop souvent s’appuyer sur une victoire ne conduit qu’à la rejouer, c’est à dire dans le meilleur des cas à rien, dans la pire à l’exercice de la vengeance policière. Mais c’est ici faire passer la stratégie avant les conditions historiques. Ce qui a permis à cette manifestation de ne pas tourner à la commémoration ou au fiasco, c’est qu’au-delà des pratiques, elle ouvrait sur une possible mise en partage suffisamment autre que celle du 14 décembre: si les pratiques de la manifestation du 14 décembre ont trouvé un écho dans celle du 15 octobre, c’est parce qu’elles se sont retrouvées mises en jeu dans une énergétique internationale.
Retenons ceci: la conjuration de l’indignation passe par l’existence d’une économie historique de pratiques révolutionnaires dont les modes d’apparitions doivent pouvoir venir mettre en branle l’internationalité de l’élan contestataire actuel ; évidence à laquelle même la presse italienne n’a pu que se soumettre, relevant au lendemain de la manifestation la grande proximité avec la situation grecque. Cela implique une redéfinition permanente de ce par quoi ces pratiques sont mises en jeu : ce n’est pas l’Italie qui est venue se rallier à l’hypothèse grecque, mais l’hypothèse internationale qui prend corps localement.

Quand, au moment même où de plus en plus de pratiques se révèlent en leur caractère révolutionnaire, de plus en plus d’existences décident de partir de ces pratiques, l’idée d’une continuité dans la différence est la seule conception de l’histoire à même d’accueillir l’enchaînement actuel des victoires. A Rome, le 15 octobre 2011, c’est un front révolutionnaire international qui apparaît.