Rony brauman : « la libye est une dangereuse “revanche sur l’irak” »
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Ce qui s’est passé en Libye constitue-t-il un nouveau modèle de guerre ?
Il est indiscutable que ce moment d’euphorie et de victoires militaires, avec les chutes successives de Tripoli, Syrte, puis la mort du despote, font de cette guerre, et de l’intervention de l’Otan, un modèle positif, une sorte de revanche sur l’Irak, au moins du côté anglo-américain.
On entend déjà, dans la bouche des militaires, l’idée qu’on possède, là, un cadre conceptuel pour des interventions ultérieures, avec la force aérienne qui vient à l’appui d’un soulèvement d’hommes au sol, pour faire chuter une dictature et installer un pouvoir ami. On peut le voir comme une évolution du modèle de la guerre du Kosovo, un « Irak réussi », et surtout comme une réhabilitation, du moins théorique, de la guerre juste.
Mais les circonstances très particulières qui ont permis cette guerre retiennent d’en faire un modèle généralisable. Au-delà du« printemps arabe », qui a fourni une justification politique à l’intervention, c’est l’isolement total dans lequel se trouvait Khadafi qui a permis celle-ci. Le succès militaire réel dont on se targue, même s’il est encore loin d’être abouti, doit être situé dans ce contexte géopolitique singulier. Impossible, donc, de dire si cette guerre sera un précédent ou une exception.
Au vu de la victoire, en quelques mois, du CNT aidé par l’Otan, revenez-vous sur les doutes que vous aviez exprimés lorsque cette guerre s’est enclenchée en mars dernier ?
Sur les circonstances du déclenchement de la guerre en Libye, je conserve le même scepticisme. Je dirais même qu’il se renforce. Je constate que le massacre allégué – on parlait de 6.000 à 15.000 personnes tuées par les hommes de Kadhafi -, au moment où la décision de l’ONU a été prise, n’a jamais été commis. Il s’agissait de propagande, comme il y en a d’ailleurs dans toutes les guerres. Les enquêtes approfondies d’Amnesty et de Human Rights Watch, effectuées depuis, ont mis en évidence, avant mars, cent à trois cents morts, en majorité des victimes de combat. On n’est donc pas dans le cas de figure du carnage en cours qui nous avait été annoncé pour justifier d’ouvrir le feu.
Les tenants de cette guerre s’en tirent avec une pirouette en disant qu’un autre massacre serait, de toute façon, arrivé, puisque Kadhafi avait promis de transformer les rues en rivière de sang. Nous n’avons pas pourtant, aujourd’hui, d’éléments probants attestant que des forces en nombre se dirigeaient vers Benghazi pour en tuer tous les habitants. S’en tenir à une lecture littérale de la parole d’un dictateur comme Kadhafi me semble bien léger pour déclencher une guerre, qui plus est une guerre préventive.
Le passé des guerres préventives, de la guerre des Six Jours à la guerre d’Irak, doit nous rappeler que les menaces qu’elles sont censées conjurer sont, très largement, fabriquées. A Benghazi, j’ai l’impression que c’était également le cas, mais je ne peux pas le démontrer. Quoi qu’il en soit, je trouve dangereuse cette réhabilitation, en Libye, des concepts de guerre préventive et de guerre juste, qui re-légitiment la guerre comme mode de règlement des conflits.
La disqualification de l’idée de guerre juste, et de l’idée que la guerre peut résoudre des situations de conflit, a été un progrès politique. On peut, on doit, me semble-t-il, faire confiance aux peuples pour aller vers la démocratie sans en passer par la guerre. L’actualité des vingt dernières années montre que le rejet des formes d’accaparement autocratique du pouvoir est bien à l’œuvre dans le monde. Le scénario libyen, qui réhabilite jusqu’au bout la violence comme mode légitime de saisie du pouvoir, procède au contraire d’une sorte de néo-maoïsme selon lequel la démocratie est au bout des missiles du « monde libre ».
Je constate de plus que les insurgés libyens ont opté d’emblée pour la militarisation du soulèvement. Je n’ai pas à en juger, mais je préfère le modèle syrien (ou tunisien dans une certaine mesure), à la fois politiquement et éthiquement, car je le crois plus apte à préparer le futur. La violence favorise mécaniquement les plus radicaux, comme nous le rappellent les exemples afghan, somalien, irakien.
Les circonstances de la mort de Kadhafi demeurent obscures. Mais le probable tir d’avions français sous commandement de l’OTAN sur les véhicules armés d’un convoi pro-Kadhafi fuyant Syrte s’inscrivent-ils dans la résolution initiale de l’ONU et dans la responsabilité de protéger les civils qui l’a fondée ?
Avant même le vote à l’ONU, dès le 25 février, Sarkozy déclare que Kadhafi doit quitter le pouvoir. Et c’est ce qu’ont réaffirmé aussi Cameron et Obama après le vote de la résolution 1973, en violation non seulement de la lettre, mais aussi, à mon avis, de l’esprit de cette résolution. Si la logique du droit international proscrit le fait de s’attaquer au régime en place pour s’intéresser seulement à la protection des civils, la logique politique de la responsabilité de protéger, c’est précisément le changement de régime. Comment, en effet, protéger des civils sans changer le régime qui les menace ?
Les nombreux partisans de la responsabilité de protéger, définie par l’ONU en 2005, qui se sont opposés à l’interprétation qui en a été faite en Libye font, à mon avis, fausse route. Ils ne perçoivent pas ce que la logique politico-militaire engendre comme processus quasi inéluctable des événements. Je ne m’étonne pas de l’issue de ces combats, parce que cette guerre était génétiquement programmée pour en finir avec Kadhafi.
Je ne reproche donc pas à Nicolas Sarkozy de nous avoir menti sur l’objectif. Je lui reproche de nous avoir entraînés dans une guerre civile, en nous plaçant devant une alternative verrouillée : soit vous êtes contre la guerre, et donc pour le tyran et les massacres, soit vous êtes pour la guerre, et donc pour les civils et la démocratie.
Je constate que cette rhétorique d’intimidation a fonctionné au-delà de toute raison. Voyez par exemple les chiffres annoncés à différentes reprises par le Conseil national de transition, selon lequel ce conflit aurait fait 50.000 victimes. Soit le CNT ment, ce qui me semble d’ailleurs probable, et on est en droit de lui demander des précisions sur ce qui n’est pas un détail de cette histoire. Soit il dit la vérité, et cela constitue un véritable réquisitoire contre l’OTAN dont la mission était de protéger les civils libyens.
Je ne sais pas s’il s’agit de propagande ou d’un échec, mais quoi qu’il en soit, j’aimerais en savoir plus. La presse, tout à son euphorie de la victoire et à sa mise en scène d’une Libye libérée, ne semble guère s’intéresser à cette information. Si ces chiffres étaient exacts, la guerre en Libye aurait pourtant d’ores et déjà provoqué dix fois plus de victimes que la répression syrienne…
Source : LDH-Toulon
http://www.indigenes-republique.fr/article.php3?id_arti…=1480
Le Conseil national de transition (CNT) a officiellement proclamé le 23 octobre à Benghazi la « libération » de la Libye après 42 ans de règne sans partage de Mouammar Kadhafi, au lendemain de la prise de Syrte et de la mort de Kadhafi. La chute de la dictature, comme la chute de Ben Ali et de Moubarak, est une bonne nouvelle. Mais le cas libyen est particulier, dans la mesure où cette chute a été forcée par l’intervention de l’OTAN, sous le couvert de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, mais en réalité en violant largement l’esprit et la lettre de ce texte – la destruction de Syrte, avec l’aide de l’OTAN, éclaire d’un jour étrange le prétexte utilisé de la nécessité de protéger les civils.
Par un hasard de l’histoire, cette « libération » survient alors que les Etats-Unis annoncent le retrait total de leurs troupes d’Irak d’ici le 1er janvier 2012, huit ans après qu’ils ont aussi « libéré » ce pays. Washington a tenté, jusqu’à la dernière minute, d’obtenir le droit de maintenir des instructeurs, mais Bagdad exigeait que ceux-ci soient passibles des tribunaux locaux en cas de crime, ce que les Etats-Unis ont refusé. L’aventure irakienne prend donc fin pour Washington, mais, on l’oublie trop, pas pour les Irakiens qui continueront à en payer le prix.
Car les Etats-Unis laissent derrière eux un pays dévasté. Des centaines de milliers d’Irakiens ont été tués (entre 100 000 et 500 000 selon les évaluations), entre 1 et 2 millions ont fui à l’étranger, notamment en Syrie et en Jordanie (parmi eux, nombre de chrétiens dont les médias français se désolent régulièrement qu’ils soient chassés du Proche-Orient). Mais aussi un Etat détruit, un pays fractionné, des divisions profondes entre chiites et sunnites, un pouvoir autoritaire (aussi bien à Bagdad qu’à Erbil, capitale du Kurdistan), un usage banalisé de la torture, des arrestations arbitraires, etc. Reconstruire un Etat et une société nécessitera des décennies et il est juste qu’Amnesty International ait demandé l’inculpation de l’ancien président George W. Bush, même si ce n’est que pour sa responsabilité dans les actes de torture. Plus que d’autres, M. Bush mériterait un procès devant la Cour pénale internationale, mais nous savons que celui-ci n’aura jamais lieu : on ne juge devant cette cour que des chefs d’Etat africains.
L’exécution de Kadhafi, dans d’épouvantables conditions, pourrait être décryptée comme un simple moment de colère d’une foule. L’inénarrable Bernard-Henri Lévy, « le philosophe qui est entré dans Gaza sur un char israélien », qualificatif qu’il faudrait lui accoler chaque fois qu’on le cite, a expliqué cet acte dans le journal de 20 heures de France 2, le jeudi 20 octobre, en présence du ministre de la défense Gérard Longuet. Après avoir vu les images du lynchage, il a tenu le raisonnement de Gribouille suivant :
ces images sont terribles et toutes les révolutions ont connu des moments terribles, comme les massacres de septembre 1792, quand plusieurs centaines de prisonniers furent assassinés par les révolutionnaires en France ;
en réalité Kadhafi est mort au combat ; il a d’ailleurs prouvé comme cela qu’il lui restait un petit peu de grandeur comme en tout être humain ;
il a été tué dans ces combats et c’est cela que les historiens établiront assez vite.
On comprend ensuite que l’on puisse le qualifier de philosophe et que Gérard Longuet se réjouisse : « Quand on a une armée courageuse et des intellectuels clairs, cela ne marche pas si mal. » Qui se souvient du temps où les « intellectuels clairs » se battaient contre les interventions étrangères au Vietnam ou en Irak ?
Sur les prestations de BHL, on pourra lire Daniel Schneidermann, « Kadhafi, BHL et la question sans réponse » (Arrêt sur images, 21 octobre 2011). BHL aurait pu évoquer Antigone enterrant son frère malgré l’interdiction du roi, mais il n’est que « philosophe »…
L’exécution de Kadhafi, outre le fait qu’elle est un crime, ne serait pas aussi inquiétante si elle ne s’inscrivait dans une réalité qui semble désormais s’imposer : l’absence de pouvoir, le morcellement des autorités et du pays, la place des groupes armés. On ne peut évidemment pas demander à un pays qui se débarrasse d’une si longue dictature d’instaurer l’ordre et la justice en quelques semaines. Mais on peut s’inquiéter pour l’avenir, d’autant que la solution militaire qui s’est imposée grâce à l’aide de l’OTAN a permis de penser que tous les problèmes pouvaient se résoudre par la force et que l’on pouvait soumettre l’ennemi par la seule violence.
Or, toutes les informations en provenance de la Libye ne peuvent qu’inquiéter. Les organisations de droits de la personne ont publié des rapports accablants, non seulement sur le traitement raciste des travailleurs africains, mais aussi les arrestations arbitraires, l’usage de la torture, etc. (Lire, par exemple, Amnesty International, « La nouvelle Libye est “entachée” par les atteintes aux droits humains dont sont victimes les prisonniers », 13 octobre ; et Human Rights Watch, « Le CNT doit mettre fin aux arrestations arbitraires et aux mauvais traitements de détenus », 30 septembre.)
Le correspondant du New York Times a raconté les dessous d’un incident qui avait été rapporté par la presse : une manifestation armée de partisans de Kadhafi dans un quartier de Tripoli. Kareem Fahmi, « Battle for a Holdout City Stalls Healing in Libya », 18 octobre.
Dans le quartier pauvre d’Abou Salim, à Tripoli, un groupe d’une vingtaine de jeunes ont tenu une manifestation pacifique de soutien à Kadhafi le 14 octobre. Des groupes armés anti-Kadhafi ont alors envahi le quartier et tiré sur les jeunes. Ils ont aussi tiré à l’arme lourde sur les immeubles alentour.
Cet incident, parmi bien d’autres, illustre la multiplication des pouvoirs et le fait que le CNT ne contrôle pas les groupes armés qui se réclament souvent d’appartenances régionales.
Parmi les sujets d’inquiétude, la situation des femmes, qui a souvent servi de prétexte aux interventions occidentales, notamment en Afghanistan. La décision du CNT de faire de la charia la principale source de la juridiction, d’autoriser la polygamie (la Tunisie est le seul pays arabe à l’avoir abolie, avec la Libye jusqu’à présent), rappelle les incertitudes d’aujourd’hui, mais aussi les acquis du passé : le régime du colonel Kadhafi a connu un moment, à l’origine, où, de la nationalisation du pétrole à l’amélioration de la situation des femmes, il a joué un rôle progressiste que l’on tend à oublier (Vijay Prashad, « Qaddafi, From Beginning to End », Counterpunch, 21-23 octobre).
Une dernière remarque : l’exécution de Kadhafi évitera un procès qui aurait pu faire la lumière sur le soutien que divers pays, dont la France et le Royaume-Uni, lui ont apporté depuis 2003. Le quotidien The Independent du 23 octobre publie quelques révélations sur les relations de Tony Blair avec Seïf Al-Islam, le fils de Kadhafi (« Alive or dead, the Gaddafis divide their enemies »). Le premier ministre britannique de l’époque saluait le caractère « intéressant » de la thèse de Seïf Al-islam, tandis que ce dernier considérait Blair comme un « ami de la famille ».
http://revolutionarabe.over-blog.com/article-liberation….html