Kadhafi multiplie les contre-offensives meurtrières contre l’insurrection populaire qui a pris le contrôle de la plupart des villes de Libye, tandis que l’impérialisme agite la menace d’une intervention armée. Les processus révolutionnaires en Tunisie et en Égypte se poursuivent, arrachant de nouvelles victoires. Le vent de la révolte commence à menacer les pétro-monarchies du Golfe alors que l’onde de choc de la révolution dans la région arabe continue à toucher d’autres parties du monde. Paradoxalement, pendant ce temps, on assiste dans certains milieux progressistes à de l’expéctative, de l’incompréhension, des confusions, voire même à de la méfiance et de l’hostilité envers ces processus.

Certes, les événements colossaux qui se déroulent aujourd’hui ont de quoi surprendre. Certains mettent en doute leur caractère révolutionnaire, les réduisant à de simples « soulèvements » ou à des « mouvements démocratiques », arguant que « rien n’a changé ». L’ampleur et la généralisation de la révolte dans le monde arabe, qui s’étend comme une trainée de poudre, démontrent pourtant la nature révolutionnaire d’un processus qui s’intalle dans la durée, avec ses inévitables avancées et reculs, et son impact variable en fonction des particularités de chaque pays. Mais l’unité de ce mouvement, du Maroc à la Libye et de la Tunisie à l’Arabie saoudite, ne fait aucun doute.

On oublie assez vite également que la chute de Ben Ali et Moubarak, survenue il y a peu encore, représente un bouleversement gigantesque, que des soulèvements ont déjà eu lieu dans le passé mais qu’aucun n’a pu aller aussi loin. Seule la force d’un authentique processus révolutionnaire, où les masses font irruption sur la scène de l’histoire pour prendre en main leur destin, pouvait balayer ces dictateurs aux pouvoirs absolus, appuyés sur l’impérialisme et de puissants appareils répressifs.

Comme les événements récents le montrent, avec les démissions des premiers ministres Chafiq en Égypte et Ghannouchi en Tunisie — et la perspective, dans ce dernier pays, d’une Assemblée Constituante —, rien n’est encore terminé, loin de là. Il reste encore pas mal de chemin à faire avant que les revendications démocratiques et sociales essentielles des masses soient amplement satisfaites. Mais le fait que ces révolutions ne soient pas terminées ne justifie précisément pas de leur dénier le caractère de révolutions. Comme le soulignait Trotsky dans son « Histoire de la Révolution russe »; « Les causes immédiates des événements d’une révolution sont les modifications dans la conscience des classes en lutte. Les rapports matériels d’une société déterminent seulement le courant suivi par ces processus. Par leur nature, les modifications de la conscience collective ont un caractère à demi occulte ; à peine parvenus à une tension déterminée, les nouveaux états d’esprit et les idées percent au dehors sous la forme d’actions de masses qui établissent un nouvel équilibre social, d’ailleurs très instable. La marche de la révolution à chaque nouvelle étape met à nu le problème du pouvoir pour le recouvrir encore, immédiatement après, d’un masque — en attendant de le dépouiller de nouveau. »

Une révolution ne se réduit pas à un « Grand soir »; elle ne se confond pas avec le moment insurrectionnel, celui de la prise du pouvoir victorieuse par les masses révolutionnaires, balayant les derniers vestiges de l’ancien régime. Une révolution, c’est avant tout un processus historique ayant ses rythmes propres, qui se déploie dans le temps de manière variable selon les rapports de forces et dont la nature et la conclusion ne sont nullement déterminées à l’avance. Toute révolution démocratique et sociale — surtout dans des pays qui comptent une classe ouvrière massive comme c’est le cas en Tunisie et en Égypte — a un puissant potentiel anticapitaliste. Mais toute révolution démocratique et sociale ne débouche pas nécessairement, ni automatiquement, sur une révolution socialiste victorieuse. C’est là qu’entre en ligne de compte de manière déterminante le rôle des organisations et des militant-e-s révolutionnaires, l’évolution de la conscience et de l’organisation de classe indépendante des masses, le degré de confrontation avec l’adversaire et la solidarité indispensable de la part des travailleurs et des forces progressistes du monde entier.

On voit également fleurir aujourd’hui d’abracadabrantes « théories du complot », selon lesquelles, contre toute évidence, les événements dans le monde arabe, et particulièrement en Libye, seraient l’œuvre d’une vaste conspiration ourdie par la CIA et le Mossad afin de péréniser leurs intérêts dans la région, de « changer les choses pour que rien ne change ». Selon ces théories fumeuses, tout était prévu, tout était écrit à l’avance par l’impérialisme. Les masses en révolte ne seraient ainsi que de vulgaires marionnettes aux mains de forces machiavéliques et toutes puissantes qui tirent les ficelles dans l’ombre, à Washington ou à Tel Aviv. Outre le profond mépris pour les peuples de la région arabe qui se cache derrière ces théories conspirationnistes, elles ont également comme conséquence désastreuse de susciter la méfiance, la passivité ou l’absence de solidarité face aux processus en cours. Si des conspirations existent bel et bien, ce ne sont pourtant pas elles qui écrivent l’histoire présente, elles tentent au contraire de les réécrire, de soumettre à leur volonté des événéments qui leur échappent et les dépassent largement.

L’attitude opportuniste et hypocrite actuelle des gouvernements impérialistes vis-à-vis de Kadhafi, excellent allié de la veille subitement déclaré ennemi public numéro un, a de quoi brouiller les esprits. Outre le fait que l’attention est ainsi détournée d’autres événements majeurs qui se déroulent dans la région arabe, particulièrement dans les pays du Golfe Persique, cela permet à ces puissances de se redorer à peu de frais un blason « démocratique » pour le moins cabossé.

Mais l’attitude adoptée par Fidel Castro, et plus encore par Hugo Chavez, face à la révolution libyenne n’est pas non plus étrangère au florilège de confusions et de théories du complot (*). Leur refus de soutenir un soulèvement populaire — dont ils mettent en doute le caractère spontané et étroitement lié au processus en cours dans le reste de la région dans le cas du second — ; leur refus de condamner explicitement et sans ambiguités la répression et les massacres exercés par le tyran, sous prétexte que les informations seraient « insuffisantes » ou « manipulées »; la façon dont Chavez présente son « ami Kadhafi » comme un « socialiste anti-impérialiste »; son soutien indirect à celui-ci sous prétexte de réagir face à l’imminence d’une invasion impérialiste, ou encore sa proposition de médiation afin de « ramener la paix » dans le pays —qui, si elle implique le maintien du dictateur, ne peut être que la paix des cimetières —; tout cela contribue à en déboussoler plus d’un.

Comme le souligne Pierre Beaudet, la situation présente offre un véritable défi à l’internationalisme: « Il est juste et justifiable de se démarquer de l’hypocrisie occidentale, mais il ne l’est pas de présenter les dictateurs “anti-impérialistes” comme des alliés de la « cause ». Dans ce sens, la politique du gouvernement Chavez n’est pas acceptable. Pire encore, elle risque de délégitimer cet État qui a eu le courage d’imposer de nouvelles priorités en réponse aux attentes populaires au Venezuela. Il faudra trouver le moyen de dire cela, sans être instrumentalisés par le discours de l’impérialisme “humanitaire”. Mais en fin de compte, la plus grande priorité n’est pas là. Il faut sérieusement et systématiquement appuyer nos réels alliés des mouvements populaires. »

Ataulfo Riera (mercredi 9 mars 2011)

(*) Sur le site d’informations bolivariennes apporrea.org , à côté de textes bien plus lucides, on peut lire ce genre de prose : « Tout indique que le gouvernement du colonel Kadhafi est parvenu à redonner une cohésion suffisamment favorable à son gouvernement et à ses forces afin de lancer une offensive militaire contre l’insurrection armée de secteurs des tribus de Benghazi, des groupes paramilitaires d’Al-Quaeda, de mercenaires européens et d’autres nations africaines, entraînés et dirigés par le gouverment anglais, la CIA et le sionisme israélien, dans une étrange alliance – de facto? – des terroristes d’Al-Quaeda avec leurs ennemis du gouvernement nord-américain ». La prétendue « absence d’informations fiables » ne semble donc empêcher nullement ce genre d’affirmations grotesques.

http://www.npa2009.org/content/soutien-aux-révolutions-…rabes

Sur le même sujet : http://www.conspiracywatch.info/Quand-les-conspirationn….html