Contrairement à l’analyse qui en est faite par de nombreux confrères
psychiatres, le danger principal de ce projet de loi ne réside pas dans la
multiplication des hospitalisations à la demande de l’autorité publique,
qui signerait le retour du grand renfermement asilaire. L’internement
coûte cher, et le personnel soignant comme les places manquent : que la
surpopulation devienne la règle à l’hôpital comme c’est le cas en prison,
est une hypothèse improbable – on n’a pas encore trouvé
par quel mécanisme
schizophrénique faire rentrer
deux patients dans une seule chambre
d’isolement…

Non, la conséquence la plus redoutable de cette loi (si elle est adoptée)
va être la généralisation des soins sans consentement en ambulatoire[1],
et la société de contrôle panoptique qu’elle annonce et va entraîner
irrémédiablement dans son sillage… Ce que cette loi présage, ce n’est en
effet ni plus ni moins que le grand renfermement… à domicile !

Tels sont les symptômes avant-coureurs de cette évolution sociale tout à
la fois psychologique et politique, d’un enfermement chez soi et en soi
croissant, compatible avec la poursuite d’objectifs économiques
nécessitant un parfait conformisme des masses à l’ordre public dominant :

– L’inviolabilité du domicile n’existe plus depuis la loi Perben II de
2004 : la police peut rentrer chez n’importe qui à toute heure du jour et
de la nuit. Cette intrusion est redoublée par la toute récente loi LOPPSI
II, qui permet désormais l’espionnage par la police de toutes les
communications électroniques privées.

– Le chef de l’Etat français lui-même, dans un discours qui a fait date, a
promis l’aide technique de la géolocalisation pour surveiller les
dangereux schizophrènes (c’est devenu un pléonasme pour le bon peuple).
L’assignation à domicile (ou à proximité) par bracelet électronique est
déjà largement étendue depuis 1997 comme peine substitutive à
l’enfermement carcéral.

– L’hospitalisation à domicile psychiatrique a été expérimentée et s’est
développée dans de nombreux départements depuis 2004[2].

– Il appartient aux médecins de prononcer les arrêts de travail,
comportant des heures fixes de présence quotidienne obligatoire à
domicile[3]. Cette disposition vise à faciliter les contrôles, notamment à
l’initiative des employeurs[4], pour lutter contre la fraude aux arrêts de
travail abusifs.
Il est particulièrement intéressant de constater comme le recours banalisé
à la caution scientiste de la médecine permet ainsi d’enfreindre la
liberté d’aller et de venir, droit pourtant constitutionnel[5] !

– Rappelons comment la propagande testée en 2008 autour de la grippe A, a
répandu l’idée d’un confinement généralisé de la population, et planifié
un état d’exception où les droits du travail et de la justice pourraient
être bafoués du jour au lendemain.

– Un apartheid physique s’étend à l’échelle mondiale entre les riches, les
méritants, les élus d’un côté, et les pauvres, les malades, les parias de
l’autre : centres de rétention, murs de séparation entre ou à l’intérieur
des états, délimitant des zones vertes et rouges[6], multiplication des
résidences et maintenant des villes sécurisées ;

– Conséquence directe de la privatisation de l’existence comme du
bouleversement des moyens de communication, se développent également le
télétravail, la télémédecine, le téléachat, l’enseignement à domicile,
l’éducation thérapeutique…

– Garante de la santé mentale de toute la population, la psychiatrie
s’occupe désormais de « traiter » tout trouble du comportement, autrement
dit toute déviance par rapport à la norme sociale telle que, par exemple,
le trouble oppositionnel (ce qui évoque irrésistiblement la psychiatrie du
goulag soviétique, où l’opposition politique constituait une maladie
mentale[7]). De la police intérieure pinelienne en passant par
l’intériorisation surmoïque freudienne de la contrainte externe, jusqu’aux
neurosciences qui permettent d’inscrire médicalement aujourd’hui toute
défaillance, toute différence à l’intérieur même du cerveau voire du
capital génétique de chacun : la métaphore médico-psychologique ne pouvait
rester lettre morte après deux siècles de délire positiviste… Flicage
psychiatrique et techno-scientiste destiné effectivement à tous nous
surveiller : le fichage informatique se généralise[8], tandis que les
députés du parti du chef de l’Etat français prônent le fichage de l’ADN à
la naissance et du comportement des enfants dès la maternelle. Désormais,
le management comportementaliste par l’autoévaluation et l’amélioration
continue de ses performances consacre partout la psychologisation
hygiéniste du ministère de l’intérieur : chacun est devenu son propre
policier, son propre médecin, son propre chef d’entreprise privée
individuelle, s’auto-contrôlant et s’auto-développant pour se soumettre
aux normes biologiques de la neuro-économie. Le repli sur soi obéit à la
loi du marché et accomplit la sélection naturelle… Sauve qui peut ! Mais
en rangs : la guerre économique mondiale nécessite que soit garanti
jusqu’au bout le moral des troupes.
Voici pourquoi la psychiatrie est désormais au cœur des enjeux politiques,
instrumentalisée par le pouvoir psycho-économique, pour lequel seule
compte la loi égoïste du profit et de la concurrence : la santé mentale
positive néolibérale, n’est-ce pas savoir profiter des opportunités pour
s’adapter à une situation à laquelle on ne peut rien changer[9] ? Chacun
pour soi, chacun chez soi, et tous pour la compétition économique (comme
l’explique la présidente de la fondation neuro-scientiste FondaMental,
autre députée du parti au pouvoir)[10] !

– La loi de 1990 est une loi d’exception, dérogeant au droit commun : la
seule où une mesure de privation de liberté est décidée non par un juge,
mais par le représentant de l’Etat… Exception qu’aggravera la réforme
annoncée, puisque le Préfet ne sera jamais tenu de suivre l’avis médical,
et choisira lui-même l’expert psychiatre, exercice qu’il pourra répéter
indéfiniment – jusqu’à ce que le Juge des libertés et de la détention,
indépendant comme chacun sait de toute pression exécutive, ose s’y
opposer.
Bref, toute personne extériorisant son « trouble » hors de chez elle, ou
se mettant hors d’elle, risquera demain légalement d’être « traitée »,
c’est-à-dire neuroleptisée, à vie…

– Il n’est pas hors de propos de rappeler enfin, last but not least, que
le pic de Hubbert est déjà vraisemblablement derrière nous : la production
de pétrole va se tarir inexorablement dans les 20 ans à venir… Cette crise
énergétique ultime, sauf lapin sorti in extremis du chapeau par quelque
allègre magicien, annonce le grand retour de la marche à pied, excellente
au demeurant pour la santé physique et mentale du plus grand nombre, mais
gênante pour que le plus grand nombre aille faire ses courses au centre
commercial de plus en plus excentré, comme pour aller voir son psychiatre
en consultation…

Que peut-on conclure de tous ces éléments juxtaposés, vers quelle
perspective menaçante convergent-ils ? N’est-ce pas celle toute tracée par
les idéologues ultra-libéraux de la post-modernité bien-pensante et
bêlante, du TINA[11] de lady Thatcher à la fin de l’Histoire de mister
Fukuyama[12] ? Le bonheur individuel du développement personnel, le must
de l’épanouissement psycho-technique ne résident-ils pas dans le cocooning
et l’hyperconsommation, chacun enfermé chez soi devant le miroir
narcissique de ses écrans magiques, communiquant instantanément avec le
monde entier par mails, blogs, textos et facebook – et grâce à cette bonne
vieille télévision qui nous captive toujours de son star-système
hypnotique, la réussite par l’argent facile et le succès médiatique, de
l’enfant-roi au chef de l’Etat français bling-bling ?

Vers quelle post-humanité monstrueuse, vers quelle convergence funeste de
l’hyper-individualisme de la jouissance immédiate et de l’hyper-étatisme
du contrôle médicalisé et policé de nos consciences tendons-nous ainsi
inexorablement ?

Le sociologue et philosophe Hartmut Rosa[13] a bien décrit cette «
immobilité fulgurante » dans laquelle nous allons tous être bientôt
emmurés vivants[14]… L’apocalypse intériorisée avant même l’heure dernière
!

L’isolement à domicile, pour résumer, c’est que du bonheur : bénéfice
économique (évitement de l’hospitalisation et marché florissant de la
sécurité), bénéfice sécuritaire (préservation de la tranquillité
publique), bienfait psychologique (promotion du confort narcissique),
bienfait écologique (amortissement de la crise énergétique)… La paralysie
sociale, la noyade collective programmées dans la bonne humeur
communicative du troupeau normopathique !

L’avenir radieux de la psychiatrie : le grand renfermement à domicile ! Et
les moutons seront bien gardés, en attendant de se jeter à l’eau comme un
seul homme, le dernier homme, le meilleur pour la fin… Dans sa folie de
plus en plus furieuse, l’Etat français néolibéral prendrait-il les
psychiatres, ces garde-fous du désordre symbolique, pour d’ultimes
Panurges ?

Olivier L.

Médecin Psychiatre Union Syndicale de la Psychiatrie Collectif contre la
Nuit Sécuritaire Conseil Scientifique d’Attac

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[1] Pouvant comporter des soins à domicile, article L.3211-2-1 du projet
de loi.
[2] Circulaire DHOS du 4 février 2004.
[3] Article L.323-6 du Code de la sécurité sociale, instauré par la Loi de
financement de la sécurité sociale 2007.
[4] Loi relative à l’assurance maladie du 9 août 2004.
[5] Décision du Conseil Constitutionnel du 12 janvier 1977.
[6] Lire W. Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la
souveraineté étatique, les Prairies ordinaires, 2009 ; N. Klein, la
Stratégie du choc, Actes sud, 2008.
[7] Lire W. Boukovsky, Une nouvelle maladie mentale en URSS :
l’opposition, Seuil, 1971.
[8] Fichage simultanément policier, financier, social et sanitaire, dont
les trois finalités visent à éliminer toute déviance individuelle :
interconnexion croissante, prédiction de tout « trouble » ou délit,
contrôle des populations à problèmes sous le masque de la lutte contre la
fraude et contre la délinquance (pauvres, jeunes, étrangers, malades,
militants…).
[9] Lire le rapport du Centre d’analyse stratégique, la Santé mentale,
l’affaire de tous, novembre 2009.
[10] Voir Un monde sans fous, documentaire de P. Borrel, Cinétévé, avril
2010.
[11] There is no alternative.
[12] La Fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.
[13] Accélération. Une critique sociale du temps, la Découverte, 2010.
[14] Sauf renouveau politique altermondialiste et alterpsychiatrique !