Grève irréparable !

La bouffonnerie n’est pas assez totale, puisqu’on s’y représente encore. Qu’on fasse appel aux sociologues, aux économistes, aux statisticiens et aux éducateurs pour nous montrer ce qu’il y a de regrettable aujourd’hui. Mais ces bouffons ne parviendrons jamais à nous résigner profondément. Qu’on nous rabâche que le désespoir nous caractérise désormais et qu’il y a des causes objectives à nos colères. Il faudrait que tous ces discours si moralisant et tellement accusateurs soient totaux, c’est-à-dire indépassables, pour nous donner l’illusion de ne pouvoir qu’être une somme d’individus. Autant les syndicats que les partis politiques, ils feignent une situation de malaise pour finalement mieux s’accorder à gérer la colère selon une gestion de crise. Cette crise telle qu’on nous la présente serait alors cette entité autonome sur laquelle se fixerait tous les discours exorcisant. Le malaise proviendrait de cette nébuleuse frénétique qu’il s’agirait de chasser. A croire que cela reviendrait à conjurer le mauvais sort pour pouvoir retrouver quelques espoirs. Qu’à ne cela ne tienne. Que ce mauvais sort soit pour nous, une occasion de nous réapproprier nos colères et nos vies.

« Oui tu as raison, mais… »

Mais quoi?! Cette situation décrite et construite comme critique et fatale à travers les discours du spectacle nous sort par les yeux. Marre des cafards corporatistes, Marre de l’infantilisation, marre d’être l’objet de calculs de gestionnaires, marre de nous faire niquer constamment de nos manifs jusque dans nos pieux. Le désespoir, comme ils disent, n’est le lieu d’aucune récupération syndicale et de politiques gestionnaires si nous savons le rendre offensif. Il nous porte dans le champ de la réflexion offensive à travers l’idée que du désespoir s’ouvre enfin la fin de ce monde. Et il nous rapproche dans la mesure où la colère mise en commun mène à des « agir communément ». Cette réflexion est celle qui échappe aux logiques de massification et de démocratisation en tant que processus machiniques et apolitiques. Nos actions doivent aussi devenir l’œuvre d’une certaine opacité puisqu’en nous écartant des actes profondément symboliques et mimétiques, nous prenons réellement part pour s’organiser politiquement autour de l’idée (peut-être messianique) de la fin de ce monde sous la forme spectaculaire-marchande. En cela toute idée de transparence que ce soit sous la forme d’honnêteté ou de revendications n’a de sens que pour ceux qui ne se saisissent pas la situation: l’ébranlement de l’économie doit devenir l’objet de notre désir. Non pas un désir nihiliste (volonté de détruire tous les mondes) mais un désir d’en finir avec un monde tellement gerbant qu’il se vomit déjà dessus.

Casseurs cassez tout! ou L’ingouvernable barbare contre le monde occidental

On nous accable et on nous accule à travers cette compréhension de l’hypothétique malaise dû à la Crise. Encore est-elle l’œuvre d’un gouvernement qui manipule les dispositifs de sécurité. « En situation de crise, il est normal d’être l’objet d’un malaise». C’est le « normal » qui est accaparé notamment par le gouvernement mais qu’on retrouve aussi dans les discours syndicaux. Derrière cette normalité totalement construite et fictive se cache la manipulation des opinions. Expliquons-nous: à partir de cette « normalité » que l’on considère à tort comme tolérante va se cristalliser quelques couples d’oppositions très puissants encore aujourd’hui; les couples manifestant/casseur ou plutôt pacifique/violent sont ceux qui doivent être incessamment détruits. Il faut voir dans ce couple une volonté de capturer les représentations sociales et les orienter dans des impasses. La construction ­( opérée par les médias et le gouvernement ­) de la séparation du camp des « casseurs » et du camp des gentils manifestants est la manœuvre devenue classique mais très puissante puisqu’elle fait écho dans toutes les têtes. Il nous faut détruire cette opposition parce qu’elle cristallise un faux antagonisme. Dans cette époque de guerre sociale, il n’y a pas de distinction entre ceux qui détruisent le monde marchand en brisant des vitrines et en brûlant des voitures et ceux qui bloquent l’économie. L’objectif est finalement le même, la manière n’est pas une histoire de violence; il s’agit bien d’autre chose. C’est une histoire du rapport à l’ennemi: à ceux qui veulent toujours et encore produire et faire en sorte que le p’tit chef capitaliste reste souverain dans son monde marchand, à ceux qui veulent garder à tout prix leur souveraineté sur la population et à ceux qui utilisent la force pour défoncer les blocages et les piquets de grève (c’est-à-dire autant l’Etat que les patrons et les entrepreneurs mégalomanes), certains leur donneront à tort un caractère inoffensif ou alors certains leur accorderont toujours à tort qu’ils sont «des travailleurs comme nous». C’est pourtant clair: la guerre est ce que tout le monde ressent mais ce que tout le monde se retient de dire. Quelle soit invisible (quoiqu’elle apparait désormais), de basse intensité et avec deux camps peu délimités, il serait imprudent d’affirmer qu’elle n’existe pas. Le fait de considérer les flics comme des « travailleurs comme nous » met bien en avant l’idée que les camps de cette conflictualité se situerait entre les travailleurs et les patrons. Ces propos sont impertinents dans la mesure où à ces travailleurs-flics on admettrait qu’ils détiennent la violence légitime et donc qu’on admettrait que nous sommes inoffensifs. J’irai même un peu plus loin: ca veut dire que ceux qui ont décidé d’être offensifs envers le monde marchand sont reconnus, pour ceux qui tiennent ce genre de discours, comme ennemis. Il serait dangereux pour nous (nous qui déclarons qu’il nous faut être offensif) de rejeter a priori la « violence ». En cela ils nous faut à la fois déconstruire la figure du casseur-banlieusard-à-capuche, et qu’à chaque fois qu’il sera mention d’eux en tant que casseurs nous nous solidariserons de leurs pratiques. Ce genre de pratiques nous apparait d’un côté comme des pratiques communes d’offensivité et de l’autre comme l’ensemble d’actes très redoutés par l’Etat: c’est pour cela qu’ils ne doivent en aucun cas être dissociés d’une certaine mobilisation syndicale ou politique; ces actes, parce qu’ils sont le cœur de la guerre, doivent être soutenus. Au-delà d’être solidaire, ces pratiques doivent être l’occasion pour nous d’enrichir nos gestes hors du faux débat violence/non-violence. Etant donné que notre désir se tourne vers la chute de l’économie, il serait alors pertinent que dans cette guerre résonne le son perçant du débordement général.

Remarque: On nous dit qu’il faut manifester dans le calme, de ne surtout pas céder à la provocation policière alors qu’eux-mêmes sont déjà convaincus qu’il ne peut y avoir d’autres issus que l’affrontement. Cependant ils sont les premiers à constituer des services d’ordres similaires aux milices politiques. Nombre d’arrestations de jeunes sont à mettre à l’actif des services d’ordre de F.O. et de la C.G.T.. Il s’agit pour eux de contenir les personnes qui débordent les défilés syndicaux morbides, ainsi ils sont la milice qui va taper là où la police et la B.A.C. ne peuvent le faire. Il faudrait alors contester notre dégoût pour ce monde du point de vue citoyen , c’est-à-dire du point de vue de celui qui s’est résigné en même temps qu’on lui montre que les syndicats sont des collaborateurs de l’Etat. Nous nous devons d’être clair: si F.O. et la C.G.T. organisent des services d’ordres, ils ont le même but que les vigiles anti-gréviste et que la flicaille.

Grève ton père

La grève a lieu si seulement elle est l’œuvre de groupes qui partagent autant d’expériences de manifs sauvages que des volontés d’ingouvernance. Ceci est la condition pour qu’elle devienne pleinement une construction commune d’une conflictualité organisée. En d’autres mots, cesser le travail est aussi le moment où la fatalité et la résignation se dissipe devant le poids de notre puissance de nuisance. Nuire, en ce sens, prend la force qui peut traverser la grève pour balayer devant elle à la fois les discours creux de la fausse compréhension ( «moi je comprends les jeunes qui sont désespérés…» ) et aussi ceux qui veulent continuer à faire marcher l’économie. Il faut faire en sorte que ceux-là voient le système marchand aux aboies face à la puissance de grève en construction. Quand il s’agit de devenir une puissance qui veut nuire à un système (comme maintenant), la grève ne peut être analysée par les gouvernants, les journalistes et les crapules de tout horizon selon la distinction extrêmement morale de savoir ce qui est toléré par les autorités et de savoir ce qui ne l’est pas. Nous ne pouvons pas nous permettre qu’une autorité, qui n’a de cesse de casser la grève et d’isoler les groupes les plus efficaces, puisse décider au sein même de la grève. Elle est un ennemi dans cette guerre, qu’on le veuille ou non. Prenons acte. Nuire n’est pas sans répercussion, à nous d’assurer nos arrières et d’être toujours offensifs autant que pertinents. Il leur faudra beaucoup de services d’ordres et de flics pour que la colère et la rage ne s’organise pas en insurrection.

Simulacre et idole démocratique

Puisqu’il s’agit pour certains de sauvegarder l’ordre des choses en l’assimilant au simulacre démocratique, il nous faut agir en débordant systématiquement chaque traine-savates syndicaliste selon des modalités opposées. Rien n’est plus dégueulasse que de dire qu’il existe des règles démocratiques qui découlent des grands principes et des droits naturels; et qu’au nom de cette liberté et de cette démocratie, nos manifs ressemblent plus aux rituels branchés du défilé de mode qu’à une quelconque contestation. L’argument et le discours démocratiques n’ont jamais autant valu d’argument d’autorité qu’aujourd’hui. L’essentiel ne se situe pas à travers les principes ou la morale bien au contraire: notre soucis est de faire en sorte que notre rage ne se transforme plus en pathologie psychologique ou en « liberté d’expression ». Notre intérêt est de saborder ces discours qui prônent l’ordre moral et la liberté marchande en tant qu’ordres garantissant l’intensification des flux de marchandises et de capitaux ainsi que l’instrumentalisation des masses démocratiques. Que faire des grands principes quand ils sont obsolètes et creux: égalité = équivalence marchande = relativisme absolu (rien ne vaut et tout se vaut; politique = paroles vides et opinions etc.). C’est comme si on se complaisait dans le fait que notre pays des droits de l’homme et du citoyen soit une démocratie, tout comme on peut se complaire devant le prix décroissant d’un produit quelconque. Les masques doivent tomber: nous ne défendons pas la démocratie mais agissons pour détruire la domination marchande. La grève en cela n’a que faire des objections de démocrates, elle doit s’installer comme moteur essentiel à la fois du pouvoir de nuisance et de la multiplication des mondes qui n’ont pu survivre à l’hégémonie économique.

A l’infini

Ici nous ne voulons aucunement dénoncer implicitement les manœuvres d’un potentiel Etat-policier ou d’une hypothétique dictature. Il s’agit de prendre la mesure véritable d’une grève irréparable comme celle qui se dessine sous nos yeux. Irréparable puisqu’il nous faut créer les conditions d’une grève qui non seulement déborde mais surtout nous apprenne en conséquence à remettre en cause l’ordre de la normalité démocratique. Il est tout de même évident que la réforme des retraites entraine un excès se transformant alors en colères syndicales. Mais ce qui semble surgir derrière ces apparences, c’est la rage qui énerve et dépasse la normalité contestataire imposée par les syndicats. Finalement avec ou sans syndicat, on veut en découdre une bonne fois pour toute. En ce sens, cette grève doit son caractère irréparable au moteur de celle-ci: le débordement des discours en actes, le débordements des manifs plan-plan, le débordement des syndicats par leur base etc. Bref le débordement. C’est pourquoi, vu l’ampleur de la contestation et de l’organisation des grévistes, l’ambition n’est plus à l’Assemblée Nationale ou au Sénat: elle est telle qu’il nous faut nous réapproprier la ville. Exproprier les patrons et les propriétaires immobiliers pour avoir des lieux pour nous réunir, débattre, agir, vivre.
Le «trop» qui fait déborder le vase social déjà fissuré ne doit plus être canalisé par les journées de mobilisation des grands syndicats, mais doit affirmer que cette voie n’est pas du tout à la hauteur de la grève qui commence à broyer petit à petit l’économie. Notre excès de colère devrait être le lieu d’une d’émancipation concrète de chaque gréviste en tant que membre constitutif de la puissance de nuisance. Emancipation face à toutes les petites humiliations quotidiennes du monde spectaculaire-marchand. Ainsi cette grève sort du cadre frénétique de la contestation tolérée pour arriver à la question du comment de nos vies désormais entremêlées dans cette grève. Il serait opportun alors d’envisager sérieusement une situation explosive où véritablement ce monde s’engouffre dans l’abime. Partager une caisse de grève, s’organiser pour voler de la bouffe ou s’arranger avec les agriculteurs, partager les expériences d’une ouverture de maison ou encore communiser les envies de ne plus se faire défoncer par les flics. Voilà la fin de leur monde et ici commence les nôtres. Qu’advienne un temps où la grève suspende et détruise d’un même coup nos vie nues assujetties aux marchandises policées.