Une crise économique se pointe. Une de plus. Mais le malaise, lui, est plus profond.

« A quoi servent les manifestations ? » titrait une page du Soir qui constatait la maigreur des résultats obtenus par les grands défilés syndicaux. Des études montrent de toutes façons que le taux exorbitant d’affiliation aux syndicats est proportionnel au mépris que les affiliés leur portent. On s’y inscrit pour jouir des petits avantages, on ne leur accorde nulle confiance pour ce qui est de la lutte. Quant à la tolérance dont bénéficient encore les partis politiques, elle doit presque tout au consumérisme généralisé et au désespoir aphone. Pour renouveler leurs cadres, il leur faut désormais des initiatives telles que ce « parlement des jeunes », simulacre participatif où des jeunes de 18 à 25 ans sont invités à jouer au parlementaire ou au ministre durant quelques jours, histoire de prendre goût à la théâtralité représentative. Même dispositif que ce tout nouveau « syndicat des élèves », vraisemblablement poussé par quelque organisation d’extrême gauche, où là aussi on apprend la politique, la politique comme ennui, la politique des discours ternes et calculés, des corps agrafés à une table de négociation. La politique comme moment séparé de la vie.

Des fermiers saccagent le stand de l’agence de contrôle sanitaire lors de la dernière foire agricole ; des grévistes bloquent la production de bière ou d’automobiles, font du chantage à la bonbonne de gaz ou séquestrent leur patron : face à la résurgence de formes de lutte émancipées de toute médiation, l’Etat se prépare. Des conducteurs excédés détruisent des radars routiers en Flandres, tandis que des habitants de certains quartiers brisent les parcomètres tout juste installés, qu’à Bruxelles des inconnus sectionnent des câbles à haut débit desservant des grosses entreprises, et que dans la grande distribution la prolifération de clients et d’employés indélicats fait exploser la « démarque inconnue » : face à l’indifférence aux injonctions citoyennistes qui poussent à convertir toute insatisfaction politique en morale du comportement, face à la multiplication d’incivilités et d’actes de sabotage diffus, l’Etat se prépare.

Il se prépare, mais à quoi ? Face à cette récurrence de gestes proprement irrecevables, le pouvoir, lui-même tétanisé par la peur de son trop visible écroulement, n’a plus qu’un seul argument : la terreur.

Quand la goinfrerie maladive, l’alcool au travail, les calmants et autres écrans ne font plus effet, que les trajectoires de désaffiliation se multiplient, que la démocratie occidentale éprouve une crise sans retour de la totalité de ses institutions – du couple à l’école en passant par l’allopathie et le Moi-je –, le pouvoir, confronté à une insécurité existentielle aussi répandue que le GSM, n’a d’autre choix que de tenter de sublimer celle-ci en un pur sentiment d’insécurité.

Face à leur effritement inexorable, et au spectre d’un mouvement de sédition qui toujours les menace, les gouvernements tentent de mettre en place une gamme inouïe de moyens de surveillance et de répression. Pour rendre acceptables ces moyens, l’Etat doit alors produire, via son haut-parleur médiatique, une demande sociale de sécurité. Pour fouetter l’affect de la peur, donc la demande de protection qui va avec, donc l’acceptation de ses batteries de mesures sécuritaires, cette gouvernementalité emploiera aussi bien la surexposition médiatique de faits divers que la stratégie de la tension, aussi bien l’agitation d’un mal absolu extérieur que la tentative incessante d’associer à toute dissidence politique un affect de terreur.

Une stratégie de la tension réactivée en Grèce ?

La Grèce est le pays d’Europe qui présente pour l’instant la situation la plus troublée, la plus propice au bouleversement. Là, les opérations de police anti-subversion semblent avoir gravi un échelon. Un attentat à la bombe a récemment frappé un jeune afghan de quinze ans et sa sœur ; la police accuse un groupe clandestin qui mène depuis plusieurs années des destructions de symboles de l’Etat et du capitalisme ; ce groupe, qui revendique toujours ses actions en précisant sa volonté de viser exclusivement des cibles matérielles, et son refus de s’en prendre à des personnes physiques, a publié un démenti pour court-circuiter l’opération de délégitimation dont il semble être la cible. Cette récente péripétie rappelle les pages les plus sombres et les plus inavouables des Etats européens : la stratégie de la tension en Italie, où des attentats meurtriers alors attribués à l’extrême gauche ont été depuis révélés comme étant ourdis par l’Etat ; plus près de nous, dans les années quatre-vingt, les « Cellules Communistes Combattantes » (CCC) revendiquaient toute une série d’attentats contre des cibles étatiques ou capitalistes : un gazoduc de l’OTAN, des banques, des infrastructures de la gendarmerie, etc. Elles prévenaient méthodiquement les services d’ordre pour permettre l’évacuation et éviter toute victime. En 1986, l’annonce d’un attentat contre les locaux de la Fédération des Entreprises de Belgique n’est pas relayée par la police aux pompiers qui sont envoyés sur place : deux d’entre eux sont tués par l’explosion . Des passants anonymes en Italie, des pompiers en Belgique, aujourd’hui un jeune et sa sœur en Grèce : des victimes innocentes, des attentats qui cherchent à jeter la confusion autour de groupes politiques combattants. L’objectif : décrédibiliser, en faisant passer pour ignobles ceux-là mêmes qui refusent de recourir à ce genre de terreur aveugle.

Panique législative

En Belgique comme en France, les gouvernements ne recourent pas encore à ces moyens extrêmes. Pour l’heure, nous assistons à des phases qui relèvent de la prévention et de la préparation, qui se traduisent notamment par une surproduction de lois, signe traditionnel d’une crise interne.

Tout droit se fonde par la violence ; faire voter des lois au Parlement ne suffit guère (tout le monde s’en tamponne), il faut encore arracher leur acceptation sociale ; le grand oral réussi, ces lois doivent passer l’épreuve pratique.

Depuis les années quatre-vingt déjà, avec un coup d’accélérateur suite au 11 septembre 2001, les parlements des démocraties occidentales n’ont cessé de produire des législations dites d’exception, qui permettent aux gouvernements de suspendre les droits élémentaires de leurs citoyens par la seule qualification de « terroriste ». Suivant un credo légaliste, ces lois devraient être insupportables ; aucune subjectivité citoyenne ne saurait tolérer un système politique où la sacro-sainte séparation des pouvoirs est rendue caduque par une législation conférant au gouvernement toute latitude. Des spécialistes affirment que, en termes strictement juridiques, ce système relève de la dictature, entendu que la souveraineté s’y octroie la possibilité purement subjective de réduire quiconque à un pur organisme vivant, sur lequel elle se réserve le droit de vie ou de mort.

Le défi de la nouvelle configuration qu’adopte la gouvernementalité peut se formuler comme suit. Comment rendre acceptable cette suspension à tout instant possible des garanties démocratiques classiques, aux yeux du gogo qui croit faire un choix effectif en se rendant de temps à autre au Carrefour électoral ? Comment faire déglutir au citoyen, qui ne jure que par le droit, ce boa de lois qui accordent un blanc-seing au pouvoir exécutif ? Comment légitimer, en somme, la fin de l’Etat de droit auprès de ceux qui y croient ?

En fait, c’est le délit politique même que la gouvernementalité tente d’éradiquer, en l’écartelant dans deux directions : vers le haut, en l’assimilant à du terrorisme ; vers le bas, en faisant passer tout geste politique pour de la délinquance.

Le fantastique sécuritaire

Au niveau le plus diffus, il y a l’installation d’une atmosphère d’insécurité en vue de favoriser l’acceptation de dispositifs de contrôle et l’affolement des procédures judiciaires.

Depuis quelques années, Bruxelles a amorcé un vaste processus de sécurisation de la ville, à coups de mesures relativement impopulaires, comme l’installation de portiques dans le métro et de caméras un peu partout. La préparation spécifique de la police en vue de la prochaine présidence européenne par la Belgique qui est actuellement dispensée nous renseigne sur le sens de la sécurisation à l’œuvre dans la « capitale de l’Europe ».

Il faut avoir radicalement tourné le dos à ce que déversent les médias pour ne pas remarquer que Bruxelles subit, en ce début 2010, une sérieuse campagne d’épouvante sécuritaire. Des faits divers sont montés en épingle, tandis que des policiers de la zone bruxelloise organisent une manifestation pour dénoncer un manque de moyens. A lire la presse, il y aurait des kalachnikovs et des zones de non-droit un peu partout à Bruxelles .

C’est qu’il s’agit, ici comme ailleurs, de produire de la menace à flux tendu. De crier au loup, masque ou bête sauvage, peu importe. C’est à cet effet que l’Etat belge a mis sur pied, à la fin de l’année 2006, l’OCAM, acronyme signifiant « organe de coordination de l’analyse de la menace », et sorte de mutation cybernético-stratégique du GIA (Groupe Interforces Antiterroriste). L’OCAM avait déjà fait montre de son excellence en matière d’expertise fin 2007, en exigeant un sévère rehaussement du niveau d’alerte, qui conduira à l’annulation du traditionnel feu d’artifice de la Saint-Sylvestre sur la Grand place de Bruxelles. L’inconsistance de la menace brandie par l’OCAM, rapidement éventée, est désormais admise par tous. Cette mise en alerte s’est tout de même suivie de la multiplication de caméras de vidéosurveillance dans une zone d’agitation politique traditionnelle où sont installées plusieurs institutions impériales telles que des universités et un parlement européen.

Réduire les hypothèses

Le but n’est pas de protéger ces benêts de citoyens, donc d’évaluer les menaces censées planer sur leur sécurité, mais de neutraliser préventivement toute opposition non intégrable dans le système politique. La motivation réelle de l’OCAM se situe plutôt du côté de ce qui en a inspiré le nom. Qui croira à un hasard, en découvrant que le nom de ce nouveau mirador étatique a un homonyme dans la formule du « rasoir d’Occam » ? Cette métaphore classique de la philosophie désigne un principe de raisonnement présidant à l’élaboration d’un système de pensée par évacuation de tous les raisonnements superflus, de toutes les hypothèses jugées inutiles, par élagage, en somme, de tout ce qui dépasse. La nouvelle gouvernementalité démocratique est à la politique du XXIe siècle ce que la novlangue était à 1984 : un appauvrissement des possibles, leur résorption sous l’égide exclusif de la matrice parlementaro-capitaliste. Réduction des hypothèses, en quantité et en qualité. La démocratie, c’est cela : tout est permis du moment que cela ne déborde pas. Tout est autorisé à condition d’être atténué. Tout ce qui dépasse doit être rasé, tout ce qui est tranchant doit être tranché. La démocratie est un rasoir d’Occam : elle supprime des hypothèses politiques, et ne conserve que celles qui peuvent se subsumer à l’hypothèse démocratique.

La démocratie est une forme de pouvoir qui cache ses armes tranchantes dans un étui pudique : les lois. Si l’agitation du mal absolu extérieur (le terrorislamisme) permet de justifier aussi bien le militarisme prédateur international que les lois antiterroristes, celles-ci peuvent également revêtir un usage domestique. Quel sens auraient ces croisades géostratégiques si elles étaient lancées depuis des territoires qui échapperaient, eux, à la pacification par la police démocratique ? Aussi ces lois peuvent-elles servir à écraser toute opposition intérieure. Mais ce qui justifie l’application de ces lois contre la population, c’est la désignation d’un ennemi intérieur.

La fabrication d’une menace endogène exige une mise en scène spécifique. Il s’agit en l’espèce de détourer, dans la carte faussement lisse de la population, un sujet illégitime tant sur le plan social que politique. Sans négliger de l’entourer d’une aura de terreur, en vue de susciter un maximum d’effroi. A Paris, on parle d’ « ultragauche » et d’ « anarcho-autonomes », à Grenoble d’ « anarcho-libertaires », à Washington de « terroristes ». En Belgique, on a forgé un néologisme plus adapté à l’inculture locale, « vandalo-violent ». Partout les gouvernements, avec une collaboration de la plupart des médias, appliquent la même stratégie : créer un sujet intolérable, un monstre.

Une phase de repérage dissuasif

La Ministre de l’Intérieur belge l’avait annoncé dès janvier, c’est parti : la nouvelle campagne anti-radicalisme est lancée ! Jeudi 4 mars, perquisition dans les milieux kurdes. Le même jour, expulsion particulièrement brutale des défenseurs du bois du Lappersfort à Bruges, avec emprisonnement dans un centre fermé de ceux qui refusaient de décliner leur identité. Mercredi 24 mars, perquisition au domicile d’un fondateur d’un site d’information indépendant (le CEMAB) par la brigade anti-terroriste. Le dernier coup de pistolet en date, c’est le dimanche 28 mars à Bruxelles qu’il sera tiré, avec l’arrestation massive, sans préambule et sans ménagement, d’une soixantaine de participants à un authentique carnaval, tandis qu’à quelques centaines de mètres de là, la police inquiétait des membres du Front antifasciste venus s’opposer à une manifestation anti-avortement. Comme signe avant-coureur de ce durcissement répressif, on se souviendra qu’en 2009, lors d’une arrestation de manifestants anarchistes à Gand, un responsable de la police avait pris la délicate initiative de faire inscrire des chiffres sur les avant-bras des prisonniers. Certains évènements similaires laissent augurer d’une campagne européenne, comme l’arrestation, le même dimanche 28 mars à Paris, de cent dix participants à un rassemblement anti-carcéral, dont l’un d’entre eux sera accusé de « terrorisme ».

En roulant des mécaniques – flash-balls, robocops et cruauté éthique –, en exposant des moyens policiers volontiers démesurés, l’Etat déploie sa terreur dans l’espoir de produire un effet d’épouvante préventive. En arrêter et en perquisitionner quelques-uns pour en effrayer mille. « Regardez », disent en substance les gouvernements, « là où nous flairons une menace pour notre ordre démocratico-marchand, nous nous octroyons le droit de bafouer les vôtres, de droits, en intervenant comme bon nous semble ».

Paranoïa gouvernementale

Ces vagues d’opérations peuvent également servir à repérer les foyers séditieux ; elles servent au fichage, à la recension, au repérage des corps rebelles déjà considérés comme tels. Ceci dit, s’il pratique une surveillance sans rivages des gestes politiques, le pouvoir multiplie aussi des dispositifs de fichage et de surveillance qui ne visent plus seulement des sujets tenus pour dangereux, mais tout le monde – ce qui revient à constater qu’il considère désormais n’importe qui comme potentiellement dangereux.

En tout état de cause, l’Etat ne peut tolérer des actions qui échappent au contrôle des organisations intégrées. Même si ces actions sont le fait de petits groupes isolés, ceux-ci pourraient jouer un rôle en cas de soulèvement plus large, par exemple en faisant proliférer certains gestes. Ce que l’Etat redoute, aujourd’hui plus que jamais, c’est que surviennent des troubles plus larges. On se souvient que le président Sarkozy avait retiré sa réforme des lycées, par peur de déclencher un embrasement comme celui qui avait alors lieu en Grèce, où, justement, des petits groupes rompus aux techniques de guérilla urbaine ont pu diffuser ces pratiques offensives.

Aussi, même lorsque le vieux paquebot impérial vogue sur une mer d’huile, son équipage doit s’assurer du confinement des foyers de conflictualité afin d’éviter tout mouvement de panique à bord, dans une mer de flammes. Les gouvernements rêvent de piétiner les braises ; de faire disparaître à jamais tout germe de geste politique, pour ne garder que ce qui se laisse docilement gérer. Les condamnations de « tous les extrémismes » par l’actuel président français et les plans anti-radicalisme en Belgique ne disent pas autre chose.

Belgique : tentative de fabrication d’un ennemi soigneusement circonscrit

S’agissant de traiter une menace intérieure, l’Etat doit donc activer au préalable son petit logiciel tératologique ; construire un monstre qu’il pourra alors frapper en toute légitimité. L’édition du 15 au 21 janvier dernier de l’hebdomadaire belge Le Vif/L’express participait de cette préparation des esprits. Ce numéro contient en effet un reportage sur une nouvelle génération d’anarchistes présentés comme violents. Ce reportage a tout d’une préparation de la population à une opération imminente, d’ailleurs annoncée dans les pages du torchon glacé, où la Ministre de l’Intérieur annonce qu’elle a obtenu un mandat du Conseil des Ministres pour dresser un nouveau plan « anti-radicalisme » soutenu par un rapport de l’OCAM. L’opération à l’œuvre dans le reportage, où la coopération avec la police est à peine voilée, nous apprend à distinguer entre le bon et le mauvais anarchiste. Le bon anarchiste s’en tient à la contre-culture et aux discours ; le mauvais « anar » (les guillemets signalent l’usurpation de cette qualification) est celui qui mène des activités « souterraines » et « violentes ». C’est dans cette tentative impériale de faire glisser tout geste politique dans la rubrique « faits divers, délinquance et criminalité », que les anarchistes en question se trouveront affublés de ce superbe néologisme : « vandalo-violents ».

Les assauts contre les centres fermés s’inscrivent dans une lutte politique : le Sans-papier, comme le Terroriste, sont des sous-statuts qui servent à disqualifier ceux qu’ils désignent en les extrayant du droit habituel, pour les réduire à des paquets de viande gérables, absolument soumis à l’arbitraire gouvernemental. Là où il s’agit donc d’une lutte évidemment et éminemment politique, l’opération médiatique en question cherche à l’assimiler à de la petite délinquance. Non ! dit la doxa diffuse, saboter un engin de chantier servant une cause politique (celle d’un gouvernement qui enferme des sans-papiers), ce n’est pas un geste politique, c’est du vandalisme. Cela ne se fait pas, cela ne mérite aucune légitimité politique.

Du contrôle de l’identité

Ce que redoute tout gouvernement, ce n’est pas tant l’activisme groupusculaire que la possibilité d’une propagation. Il s’agit moins de supprimer les radicaux que d’évacuer toute possibilité de geste « radical ». Un gouvernement prévient toute contamination lorsqu’il parvient à assimiler le geste politique à une identité. Car tout geste qui se fige en identité cesse de circuler, se met à tourner sur un axe narcissique, centre fermé. La construction ou l’exposition médiatique d’un sujet marginal, soigneusement enclavé dans la barrière anti-virus de son identité, facilite sa répression, sorte d’illustration en acte des avertissements contenus dans les lois anti-terroristes et les dispositions anti-radicalité.

Quand c’est la société toute entière qui se délite, que la confiance qu’on lui accorde frôle le zéro, le pouvoir cherche désespérément à se préserver en associant tout mode d’action qui pourrait lui nuire à des identités particulières. Par diverses opérations sémantiques et médiatiques, le pouvoir s’efforce de confiner le danger en associant toute menace pour son ordre à des groupuscules infréquentables, de faire de tout geste politique la propriété exclusive de sujets particuliers.

Si l’on est conscient que l’Etat a présentement besoin d’un ennemi intérieur, d’un sujet perçu par la population comme extérieur, d’un sujet disqualifié, illégitime, isolé du social comme du politique ; si l’on est pleinement conscient qu’il en a besoin avec pour objectif d’entériner son arsenal de répression domestique, alors il en découle qu’arborer une identité, c’est se rendre utilisable par le Spectacle, c’est s’offrir à l’Etat comme la menace circonscrite dont il a tant besoin.

Cultiver une identité peut aider l’Etat à circonscrire le danger en l’assignant à une zone atypique, anormale, « extrémiste ». La répression de ce sujet, rendue aisée par son isolement, servira à la fois de banc d’essai anti-subversif et de démonstration de force aux propriétés paralysantes.

Des biopolitiques défectueuses

Ces derniers temps, la gestion biopolitique semble connaître bien des déboires. La tentative de création d’une psychose sanitaire autour de la grippe A, par exemple, n’a pas suffi à faire passer la campagne vaccination, et même l’OMS, cette ONU sanitaire, est contrainte aujourd’hui de procéder à un processus d’élucidation et de transparence, dans l’espoir de faire oublier son rôle de coopération avec le capitalisme médical. Tout récemment, en Belgique, le lancement d’une campagne de dépistage systématique du cancer du sein a eu quelques ratés, puisque des voix dissidentes l’ont transformée en une occasion de montrer que le « mammotest » produisait lui-même du cancer , vérifiant de façon tragiquement concrète combien la médecine, comme le disait Artaud, crée la maladie.

Echecs de l’anti-terrorisme en Belgique

Pour en revenir au terrain plus explicitement politique, l’anti-terrorisme a essuyé, en Belgique, quelques échecs cuisants. Dénonciation et condamnation de la procédure anti-terroriste dont avaient fait l’objet des altermondialistes peu avant un sommet européen à Liège ; amorçage d’une procédure de déqualification pour un couple islamique pris dans les rets de l’anti-terrorisme. Mais le revers le plus cinglant est sans conteste celui qui concerne le procès de Bahar Kimyongur, un jeune d’origine turque sympathisant du DHKPC et accusé de terrorisme pour des faits dérisoires (mais néanmoins répréhensibles dès que l’on tombe sous le joug des lois anti-terroristes), puisqu’un combat acharné pour sa défense est parvenu à lui éviter non seulement une condamnation pour terrorisme, mais également une peine lourde. Sur le plan judiciaire, ces procès sont cruciaux parce que les jugements qui seront prononcés serviront de jurisprudence pour les affaires à venir.

La chasse aux sorcières en France : l’Etat poussé à la faute

En matière de balayage préventif des groupes auto-organisés, le gouvernement français avait annoncé, peu après le contre-sommet de Rostock et son raz-de-marée noir, la réouverture des enquêtes sur les milieux « autonomes », qui s’est muée en chasse à l’ « anarcho-autonome » qui commença avec des arrestations d’activistes et qui se poursuit encore comme à Calais au début de cette année. Cependant, cette chasse aux sorcières ne se révèle pas toujours fructueuse. Prenons l’ « affaire Tarnac », qui est l’euphémisme médiatique de l’opération Taïga, lancée en octobre 2008 par le parquet anti-terroriste français contre une constellation d’existences politiques. Si l’opération avait réussi, les neuf personnes arrêtées seraient encore en prison – car dès que l’on tombe sous le marteau de l’anti-terrorisme, l’enclume judiciaire étire la simple rétention préventive jusqu’à cinq ans. Mais cet assaut, lancé contre ce qu’une certaine collusion médiatico-politique nomma « ultragauche » ou « nébuleuse anarcho-autonome », fut un échec. Un tissu de solidarités de natures diverses empêcha que l’on extraie le sujet bon à réprimer, bouc émissaire idéal, profilé pour la vindicte médiatique, qu’il s’agisse des habitants du village où s’était installée cette commune, de philosophes et d’intellectuels en vogue, ou encore de la septantaine de comités de soutien créés en Russie, aux Etats-Unis, en Suisse, en France, en Belgique. Les médias, et en particulier la presse française, n’eurent d’autres choix, à ce moment, de faire leur mea culpa et de se mettre à dénoncer ce dans quoi ils s’étaient laissés embarqués – du moins jusqu’à la prochaine opération gouvernementale.

On n’a pas encore pris toute la mesure de l’échec qu’a constitué l’opération Taïga. Sur ce point, une analyse n’a jamais été formulée. Si le ministère de l’Intérieur et le gouvernement ont lancé cette opération dans la précipitation, c’est que les sabotages de lignes de trains à grande richesse propulsés au nucléaire avaient eu un précédent ; six mois plus tôt, un blocage de grand style de la machine sociale avait déjà eu lieu, mettant hors d’usage toutes les LGV convergeant sur Paris – avec un autre mode opératoire, décrit en détails et avec photographies à l’appui dans Le figaro, qui redoute peu que ses lecteurs s’emparent de ce genre de technique pour s’exprimer politiquement ; n’est-ce pas ce quotidien qui avait publié un dessin du mousqueton à mandibules qui avait servi à sectionner les caténaires ?

Si l’opération Taïga fut un échec et un revers pour la gestion policière par l’urgence sécuritaire, c’est aussi parce que le gouvernement a été poussé à la faute, obligé de réagir à la répétition à l’identique d’un blocage à grande échelle de la circulation impériale. Un gouvernement qui laisserait se (re)produire ce genre d’action est un gouvernement qui ne maîtrise pas son pays. Ce que montre donc l’ « affaire Tarnac », c’est que la gouvernementalité par l’urgence, légitimatrice de mesures d’exception, n’est pas une fatalité, et que l’Etat n’est pas infaillible.

Suite aux multiples échecs de l’activation de procédures anti-terroristes, la France a d’ores et déjà dû procéder à de nouvelles mutations législatives afin de poursuivre sa croisade contre toute opposition politique, en l’assimilant cette fois à l’une ou l’autre forme de criminalité : loi « anti-bandes », loi anti-cagoules, loi contre les « manifestations dangereuses » (inscrites dans le nouveau Traité de Lisbonne). A l’inverse, des voix ont percé la chape médiatique et éditoriale pour concevoir certains gestes, unanimement assimilés à de la délinquance, à une forme de conscience qui s’exprime sans phrase.

Geste

Quand les dispositifs d’intégration classiques ne font plus recette, que les nouvelles formes d’adhésion à la gestion sociale laissent de glace, quand les campagnes d’épouvante biopolitique échouent l’une après l’autre, c’est qu’un changement s’annonce. Un monde où le pouvoir politique se méfie tous ses administrés sans exception, s’entourant d’un luxe de moyens de flicage et de lois protectrices, est un monde qui est déjà perdu. Même sa progressive crispation sécuritaire ne fait qu’amplifier le désir de le voir s’effondrer. Lancés dans une fuite en avant paranoïaque, les gouvernements voudraient cerner le spectre d’une désaffiliation offensive susceptible de les dissoudre ; mais le propre d’un spectre, c’est d’être insaisissable, d’apparaître n’importe où et n’importe quand. Loin de tout enfermement dans une identité, une série de gestes foncièrement politiques surgissent aux quatre coins de la peau déchiquetée du social. Il y a de secrètes connexions entre le fermier qui brûle un drapeau européen et un jeune de quartier qui descend dans la rue suite à l’assassinat d’un de ses amis, entre un braqueur de fourgon et un client indélicat. Ce sont ces gestes qu’il s’agit de libérer et de laisser circuler.