En août 2008, l’Etat italien présentait des excuses très officielles à l’Etat libyen, pour se faire pardonner de l’occupation coloniale de 1911 à 1942. Derrière les accolades diplomatiques et les poignées de main historiques, difficile pour la froide raison économique de ne pas apparaître au premier plan.

Le rapprochement entre les deux Etats a débuté il y a quelques années de cela : en 2003 déjà, un accord bilatéral était signé, prévoyant notamment une aide financière importante de l’Italie, dédiée entre autres choses à la formation des policiers libyens, à la mise en place de charters pour expulser les migrants africains voulant passer en Europe, et à la construction de trois camps pour étrangers au nord de la Libye.
Pour compléter le tout, l’Italie fournissait des hélicoptères équipés de caméras à visée infrarouge, vedettes et radars, après que l’Union Européenne eût levé son embargo économique sur le pays. Et pour cause : l’Etat libyen menaçait d’opérer des « lâchers de migrants clandestins » -selon l’expression de Kadhafi- vers les côtes européennes si l’UE maintenait son boycott….Suite à cet accord, les patrouilles maritimes furent réalisées en commun, entre les polices aux frontières italiennes et libyennes [1], et ce sont trois camps de rétention, d’une capacité totale de mille places, qui furent construits avec les deniers italiens. Avec l’aval de l’UE, bien que celle-ci ait hypocritement « dénoncé » les pratiques de l’Etat libyen en matière de traitement des migrants. Cette même UE qui, en 2005, décida d’accélérer un « partenariat à long terme » avec la Libye et Kadhafi, afin, selon les termes du HCR, de « partager le fardeau de l’immigration illégale ».

Si l’UE s’est rapprochée d’un chef d’Etat qu’elle considérait comme terroriste dans les années 80, et que ce dernier montre désormais patte blanche, c’est qu’aux yeux des dominants les intérêts économiques convergents ont plus de poids et de valeur que les vieux principes.
En effet, la Libye possèderait dans son sous-sol des réserves de pétrole brut capables d’alimenter la consommation des pays importateurs pour soixante ans, et se place au troisième rang des pays africains producteurs de gaz. Problème pour elle : le manque d’argent pour financer l’extraction de ces matières premières, ce qui nécessite beaucoup d’investissements. Depuis 2004, donc, les choses se sont précisées, avec la ruée vers l’or noir libyen des Etats européens : France, Grande-Bretagne et surtout Italie, chaque gouvernement emmenant les grands chefs d’entreprises à chaque voyage.

En octobre 2007, un accord est signé entre la Compagnie Nationale Libyenne de Pétrole (N.O.C.) et le groupe italien ENI (l’équivalent de GDF-SUEZ, groupe également implanté en Libye), prévoyant 28 milliards de dollars d’investissement sur dix ans, avec, dans le cadre du Western Libya Gas Project (WLGP), la construction d’un pipeline stratégique reliant l’Espagne via le Maroc, l’Algérie, la Tunisie. Un premier fut construit trois ans plus tôt sous la Méditerranée, coûtant à lui seul 8 milliards de dollars. Ces chiffres astronomiques ne font que refléter la dépendance énergétique de l’économie italienne, qui importe 25% de son pétrole et 33% de son gaz depuis la Libye. En parallèle, le groupe ENI est le premier investisseur sur le sol libyen, et y assure directement 15% de la production annuelle de pétrole. C’est ce même groupe qui, au printemps 2003, se jeta sur les réserves d’hydrocarbure de la région de Nassiriyah en Irak, justifiant par là la présence de l’armée italienne aux côtés des troupes de l’OTAN qui ont envahi le pays.

Côté main d’oeuvre, l’Etat libyen profite d’une immigration subsaharienne qu’il avait en partie encouragée depuis les années 90, les travailleurs libyens refusant bien souvent les conditions de travail en vigueur dans le domaine de l’extraction du pétrole. On estime à 1,5 million le nombre de travailleurs immigrés en Libye, employés dans les secteurs de l’agriculture, de la construction et des hydrocarbures. Ceux qui tentent de passer en Europe ne font pas que fuir la répression de la police libyenne, mais partent aussi simplement lorsqu’ils se font licencier, à cause du caractère cyclique de la production pétrolière. En investissant dans ces secteurs, les industriels italiens parient aussi sur le fait qu’ils permettront de « fixer » la main d’oeuvre et donc de réduire le nombre de migrants tentant de gagner l’Europe pour y travailler.

Etant donné qu’au royaume du capital, les bons comptes font aussi les bons amis, quoi d’étonnant à ce que tout puisse entrer dans la balance ? Tout, et la vie humaine au premier plan, traitée comme monnaie d’échange avec quelques milliers de tonnes de fioul. « Tu m’ouvres le gaz, je te ferme la frontière. Tu me files le pétrole, je te filtre les migrants », ou comme le dit Berlusconi lui-même : « Des excuses et des dédommagements contre moins de clandestins et plus de gaz et de pétrole ».

D’un côté, l’Etat italien octroie des bourses pour quelques étudiants libyens voulant se former en Italie ; de l’autre, il investit 160millions d’euros par an contre l’immigration dite « clandestine », ce qui arrange bien l’Etat libyen qui cherche lui aussi, étant un pays d’immigration et non une simple voie de passage vers l’Europe, à se doter de moyens pour endiguer une partie des flux de travailleurs venus du Niger, du Soudan, d’Erythrée, d’Egypte et de Somalie.

Pour couronner le tout, en mai 2009, le parlement italien ratifie une loi prévoyant un « délit de séjour et d’immigration clandestins » passible de 5000 à 10000 euros d’amende, en augmentant la durée maximale de rétention de deux à six mois. La même loi fixe une peine allant jusqu’à trois ans de prison pour toute personne qui hébergerait un clandestin chez elle, et prévoit l’obligation pour lesmédecins, directeurs d’écoles et facteurs de dénoncer les personnes sans papiers. Dans le même temps, une nouvelle visite de Kadhafi à Rome, confirmait les précédents accords en les élargissant : l’Etat italien promettait 5 milliards d’euros pour cinq ans à Tripoli, pour la construction de grandes infrastructures : logements, bâtiment, autoroutes…En retour, la Libye manifestait son souhait d’entrer à hauteur de 5% dans le capital de l’ENI.

En Europe, les Etats opèrent réellement des rafles à grande échelle et placent la barre très haute en matière d’expulsions. Il est également indiscutable que les moyens accordés à la mise en place de dispositifs destinés à empêcher les arrivées « sauvages » de migrants en Europe sont considérables [2]. Mais la logique actuelle ne peut pas être réduite au caricatural « zéro immigration », et elle ne consiste pas non plus à déporter toutes les personnes dépourvues des papiers nécessaires. De toute façon, que les Etats décident d’expulser tous les migrants « illégaux », afin de construire l’« Europe-forteresse », ou seulement une grande partie qui serait considérée comme « superflue » pour la bonne santé de l’économie, là n’est pas la question à nos yeux.

Et que des dizaines de milliers de gens soient raflés dans les rues italiennes comme partout, ou torturés et violés dans les camps libyens comme dans tous les camps de ce monde pourri, la cause en est la même : que le capitalisme réduise les humains à des porteurs de papiers, à de la force de travail, à de la monnaie d’échange sur l’échiquier politique, esclaves salariés et indésirables, arguments de choix pour renforcer le contrôle et l’enfermement de tous les exploités. Devant ce tableau sinistre, il n’y a pas d’indignation qui tienne ; là où il y a des choix, il y a des responsabilités, donc des conséquences. Et une chose est sûre : ni les camps, ni les frontières, ni les Etats et les entreprises qui tirent profit de cette oppression ne s’effondreront d’eux-mêmes…

A chacun donc de trouver les moyens susceptibles de subvertir cette réalité, afin que de tous les camps et frontières ne restent que des cendres.

Nb 1:Un exemple des révoltes récentes dans les camps de rétention libyens, parce que l’oppression ne coule pas que des jours tranquilles, et parce que la révolte ne reconnaît aucune frontière :
CENTRE DE RÉTENTION BENGHAZI, 9-10 AOÛT 2009 :
Dans les cellules de cinq à six mètres, peuvent être enfermées jusqu’à 60 personnes, nourries au pain et à l’eau, et quotidiennement exposées aux humiliations et au harcèlement de la police. La tension est telle qu’un groupe de prisonniers Somaliens a décidé de tenter l’évasion. Dans la soirée du 9 août, 300 prisonniers, principalement des Somaliens, ont commencé à assaillir la porte du camp de détention, forçant le cordon de police et le dépassant. Les militaires sont intervenus armés de matraques et de couteaux. L’affrontement est très dur. À la fin couchés sur le sol dans une mare de sang, 6 personnes sont mortes poignardées (et non pas tué dans la fusillade, comme il avait semblé au début) et il y a plus de 50 blessés. Une centaine de Somaliens a tout de même réussi à fuir vers Tripoli, pourchassés par la police. Le lendemain, 10 personnes manquaient à l’appel parmi les blessés. Nul ne sait si elles ont été hospitalisées ou si elles ont terminé à la morgue. Le nombre de victimes oscille donc entre 6 et 16. Les autres blessés à coup de couteaux sont restés dans les cellules. Les plaies sont sanguinolentes, ils sont blessés aux jambes, aux bras, à la tête.

Extrait de la brochure Histoires de révoltes dans les Centres de Rétention en Europe (2005-2009), téléchargeable sur infokiosques.net.

Nb 2 : Pour en savoir plus sur les relations Italie-Libye, on peut consulter le journal italien Tempi di guerra, notamment le cinquième numéro (p.8), juin 2005 : http://digilander.libero.it/tempidiguerra.

Extrait du dossier « Quand la domination gère les immigres » dans Guerre au Paradis N°1, journal anarchiste, France.

Notes

[1] Depuis l’instauration de ces patrouilles, les migrants se rendant sur l’île de Lampedusa ont été largement stoppés en mer, et directement refoulés vers Zouara en Libye.

[2] Voir l’exemple espagnol avec le dossier « Etrangers de partout ? », et notamment le texte « A l’assaut de Ceuta et Melilla », publiés dans le premier numéro de la revue A Corps Perdu (décembre 2008).