En lisant un vieux bouquin sur Mai 68, je suis tombé sur une interview d’une huile de la CGT de l’époque qui évoquait les « 8 millions de travailleurs en grève pour les revendications portées par leurs représentants » (comprendre CGT et PCF). Le chiffre estimé des grévistes de Mai 68 varie entre 8 et 10 millions, et ça m’a rappelé Debord qui, lui, considérait les « 10 millions de grévistes » comme autant de révolutionnaires potentiels que seuls PC et CGT auraient dissuadés d’assassiner la société spectaculaire marchande (à coups de mitraillettes).
Ca m’a rappelé aussi la fin d’un morceau (« Sans la Nommer ») de Jolie Môme (plutôt trotskystes, gauchistes diront nous), qu’ils dédiaient entre autres aux « 9 millions de grévistes de 1968 ».
De la grève généralisée de 68, on se gargarise d’abord de l’effectif, comme si on parlait d’un score de foot ; puis, on lui donne le sens qui nous convient (par exemple, réformiste ou révolutionnaire).
Or, ces 8 ou 10 millions de grévistes c’était surtout 8 ou 10 millions d’individus différents, aux aspirations les plus diverses : réformistes, suivistes, peut – être réactionnaires parfois, révolutionnaires… Et ces quatre exemples pourraient être suivis de milliers d’autres.
L’important, est – ce le nombre, le gros nombre, de la grève, de la manif, de l’émeute, ou ce qu’on y fait, et le sens qu’on lui donne ? En tant qu’anarchiste, je ne vais pas pleurer sur la « trahison » stalinienne d’alors. Le PC se serait engagé dans un processus « révolutionnaire » que cela m’aurait été étranger, et certainement ennemi.

Nous seulement on ne peut sacrifier ses convictions sur l’autel du nombre mais on ne peut non plus fétichiser l’action en en oubliant le fond, décréter que tel nombre de révoltés faisant ceci ou cela le font dans le sens qu’on veut bien lui donner. On le voit à l’occasion des grandes promenades syndicales rituelles, le bon peuple marche, et les analyses suivent : Un million de personnes ont marchés « pour le pouvoir d’achat », « contre la vie chère », « pour refuser de payer leur crise »…Et si moi je marchais parce qu’il faisait beau, pour voir des amis et pour agresser la police, c’est pas le NPA qui va l’évoquer. Il ne sait que trop bien que les seules personnes qui marchent pour les mots d’ordres d’une manif, c’est les pelés qu’ont écrit le tract indigeste d’appel (ça vaut aussi pour les nouvelles manifs « festives » qui pointent leur nez). Chercher le nombre c’est ainsi transformer des milliers d’individus en produits d’appel pour sa boutique militante (« A ma manif ben y a eu tant de personnes »).
Plus proches de nous, et qu’il soit bien clair que nous ne comparons pas des compagnons anarchistes au NPA, des expressions comme « amants de la liberté de Villiers le Bel » pose la question de ce que l’on sait de ces individus. Si leurs actes sont plus que légitimes et que nous nous reconnaissont dans leur révolte, sûrement comptent – ils leur lot de connards et connasses absolument autoritaires, comme partout. Qu’entend-on quand on en fait des « amants de la liberté » ?

Quand on cherche le nombre avant le fond, on nie donc les individus, on a tendance à les utiliser, et on oublie un peu pourquoi on lutte, pourquoi un jour au lieu de contempler les chauve souris dans sa tête on s’est dit qu’on allait renverser le vieux monde. Pourtant, on en fait beaucoup plus pour ses idées en les appliquant qu’en les reniant pour séduire plus de monde.
Ainsi, un « autonome » autoproclamé (dans les journaux, en plus) parisien qui assurait distribuer un tract socedem aux étudiants sur « L’Affaire Tarnac » pour engager la discussion et après, Paf ! Il en avait un autre qui reflétait ce qu’il pensait vraiment (ça ne devait guère être mieux). Ce pauvre garçon cherchait des « soutiens », des signataires pour sa pétition… Pendant ce temps, sur les rails et ailleurs, les sabotages continuaient.
C’est aussi sûrement ce même fétichisme du score, à ce sujet, qui en pousse certains à penser que le soutien de Libé et de ses lecteurs est plus importants que ses convictions et que le soutien de ses compagnons. Désert, quand tu nous tiens…et les belles paroles s’éloignent dans une fumée de merguez emmenant au ciel des nuées de « tous ensemble, tous ensemble, hey, hey ».

Il n’y a pas de profil type, comme je l’ai dit, d’amoureux du chiffre : militant du NPA ou de la FA, « soutien à Tarnac » ou cégétiste, jusqu’à ce vieux con qui, devant les ruines d’une caméra de surveillance nous disait « Ah bah bravo, c’est la révolution ». Sous entendu que tant que ce n’est pas la révolution, on ne peut rien faire. Il est sûr, avouons le, qu’en ne faisant rien on précipite la Sociale. Pourtant les anarchistes espagnols n’ont pas attendu le 19 juillet 1936 pour porter des coups à la Domination.
Concluons sur un horrible slogan de la CNT : « Tout seul nous ne sommes rien, ensemble nous sommes tout ». C’est justement dans les rapports entre individus que réside notre force collective, et non pas dans la bouillie informe des « masses », des « tous ensemble » (dont la constatation chiffrée évoque les pages de L’Equipe plus qu’autre chose) ou des Partis, dont le point commun est qu’on y pense tous les mêmes choses tristes.
C’est aujourd’hui qu’il faut agir, à partir de la réalité, pour ce que l’on veut, la vie que l’on désire, les rêves que l’on peut faire, les rapports que l’on pourrait avoir demain.
Il n’y a rien à attendre, tout à prendre ou à réduire en cendres.

Vive l’Anarchie.