Je voudrais aborder la notion de  » mouvement social « , notion désormais très utilisée. Au point de passer dans le langage ordinaire, ce qui est plutôt positif. Personnellement, lorsque nécessaire, je l’utilise bien entendu. Mais ce n’est, de loin pas, une notion neutre.

D’où vient-elle ? Son origine est clairement établie : il s’agit d’un nouveau concept sociologique, élaboré par Alain Touraine, grande figure de la sociologie française, qui l’a proposé, à la fin des années 60, de manière explicite, pour remplacer et chasser celui de  » lutte de classes « , Touraine ayant toujours été un antimarxiste militant.

Touraine a jeté les premières bases théorique de ce concept – s’utilisant, comme concept sociologique, au singulier, mais toujours utilisé, pour rendre compte de réalités empiriques, au pluriel : les mouvements sociaux. Je renvois aux ouvrages que Touraine a publiés à cette époque. Un mouvement social est une  » mise en mouvement » d’un ensemble de sujets, qui se retrouvent subjectivement dans la révolte contre une domination et qui engagent un conflit sur la base de leur sensibilité propre, de manière non institutionnelle. Ce concept était lié à une théorie de l’action sociale, qui posait l’analyse de l’action et de ses motifs comme plus essentielle que les analyses en termes de structures ou de rapports sociaux. Touraine se posait, à ce moment là, la question dite par lui de l’historicité : est-ce que ces mouvements, et leur acteurs, portent en eux un projet « historique « , équivalent à celui de la lutte de classes et apte à le remplacer ? Durant les années 70, Touraine, avec une équipe de jeunes sociologues, a lancé une vaste enquête sociologique sur les mouvements sociaux, pour étayer son concept.

A l’époque (fin des années 70), j’occupais un poste de responsabilité à la CGT, au niveau confédéral, et j’avais directement participé à l’animation du conflit sur la sidérurgie. C’est à ce titre que Michel Wieviorka, membre de cette équipe, et devenu depuis directeur d’un laboratoire du CNRS, est venu me voir, pour m’exposer le projet global de cette enquête et me demander de lui donner accès aux syndicats de base, en particulier en Lorraine. Ce que j’ai fait bien entendu.

L’enquête s’est donc déroulée. Et au bout de plusieurs mois, j’ai été invité, à la MSH, à un exposé de présentation des résultats (sur le  » mouvement social ouvrier « ), prélude à une publication. Ma surprise a été forte : la conclusion nette qui en ressortait, était que le mouvement ouvrier était désormais  » hors course « , et qu’il défendait en réalité des positions purement conservatrices et nostalgiques, voire réactionnaires. Les matériaux d’enquête étaient utilisés pour nourrir cette démonstration. Mais ces matériaux se révélaient être des analyses de discours, isolés de tout contexte et de toutes les conditions à réunir pour engager un conflit réel de longue durée. De telle sorte qu’on avait droit à du « discours sur du discours », particulièrement propices à un jugement péremptoire et idéologique

J’avoue avoir regretté d’avoir recommandé la réalisation de cette recherche aux syndicats CGT de la sidérurgie en Lorraine, en pleine sortie d’un conflit social particulièrement dur.

Du coup, je me suis penché davantage sur le concept de mouvement social, et j’ai vu qu’effectivement, tel que Touraine l’avait formulé, il était antinomique avec celui de lutte de classe et cherchait, dans ce qu’on appelait les  » nouveaux mouvements sociaux « , des acteurs aptes à prendre le relais de la classe ouvrière dans la révolte et la contestation. Bien entendu, Touraine faisait, en toute lucidité, l’impasse sur les rapports de production, sur le système capitaliste, et, de manière générale, sur tout système, pour ne plus garder que la  » subjectivation  » : un mouvement social existe de par sa subjectivité radicale et contestatrice face à une domination.

Comme je l’ai indiqué, Touraine était et est suffisamment cultivé pour se poser la question dite, par lui, de l’historicité. Est-ce que l’un de ces mouvements sociaux pouvaient remplacer le rôle  » historique  » (et symbolique) que le mouvement ouvrier a joué dans le passé ? Parmi les mouvements sociaux, on trouvait : les femmes et/ou la jeunesse en particulier. La réponse finale et assez désenchantée de Touraine, à l’issue de cette très vaste en enquête, a été négative : non, les mouvements sociaux sont trop temporaires, trop localisés dans l’espace et la durée, trop peu consciemment associés à des tendances historiques, pour pouvoir remplacer le rôle historique, mais désormais conservateur et dépassé, de la classe ouvrière. Il constatait qu’aucun n’avait été capable d’élaborer un projet stratégique de transformation de la société. Son hypothèse sur l’historicité, dit-il, ne s’est pas vérifiée.

Il est possible que ce soit cette réponse désabusée qui l’ait conduit, dans un premier temps, à devenir le  » sociologue privilégié  » de l’ère Mitterrand, et ensuite, par déception à l’égard de la politique menée par Mitterrant, à partir au Chili, puis, revenant en France, à jeter les bases d’une nouvelle sociologie : celle du Sujet.

Mais est resté le concept sociologique, transformé en notion, en expression du langage ordinaire. Par rapport à une telle notion, il faut prendre position, comme chercheur. Ma position est la suivante :

– le concept sociologique de  » mouvement social  » a eu le mérite de mettre en avant deux questions qui étaient très sous-estimées : la pluralité des mouvements (due à des types différents d’oppression) et la dimension de subjectivation (qui est donc non réductible à des déterminants objectifs).

– Par contre, en tant que notion ordinaire, elle représente une impasse et une nette régression de la pensée. C’est devenu une notion purement empirique, par rapport à laquelle on ne se pose même plus la question de Touraine, celle de l’historicité. On se trouve complètement rabattu sur l’aspect empirique, spontané, immédiat, temporaire, de quelque chose qui s’apparente beaucoup plus à une révolte qu’à l’esquisse d’un mouvement réellement radical, c’est à dire touchant à la racine d’une oppression, et donc à portée révolutionnaire. Subrepticement, l’aspect  » mouvement  » l’emporte sur l’aspect  » conflit  » : s’il y a révolte, c’est qu’il y a conflictualité, mais l’analyse de la nature de cette conflictualité et l’aspect essentiel dans tout conflit : réunir les conditions d’une victoire durable, s’efface derrière le culte du mouvement en tant que tel (mouvement qui devient « intouchable », « non critiquable »; il devient « à soutenir » du simple fait de son existence). On aboutit à ce qu’on appelle, à juste titre, une position « mouvementiste ».

– Le projet intellectuel de Touraine subsiste : abandonner toute référence à la lutte de classes et aux rapports sociaux de production. Le capitalisme se trouve réduit à diverses formes de domination (et réformable si on isole et manifeste contre chacune de ces formes, ce qui était le projet de Touraine, mais, il faut le reconnaître, un projet exigeant, sur lequel il n’a pas cédé). Mais il n’est aucunement vu comme un système économique d’exploitation.

– Enfin, un culte de la radicalité, rapportée, non pas aux motifs et orientations de fond de la lutte, mais à ses formes d’expression. Une radicalité réduite aux modalités de l’action, culte de la radicalité vite assimilé au culte de la spontanéité. Touraine avait bien perçu les limites de ce culte, et c’est l’une des nombreuses raisons de sa conclusion  » désenchantée « . Il ne fait aucun doute, que désormais incrustée dans le langage ordinaire, cette notion de mouvement social devienne incontournable.

Malgré ses limites, la notion de mouvement social reste intéressante : ses points faibles sont en même temps ses qualités. C’est une notion qui revalorise, à juste titre, la spontanéité et la révolte et qui, dans sa dynamique propre, suscite une solidarité « chaude » et vivante. Elle est un révélateur du désir d’émancipation. Toutefois, il ne faut pas lui en demander plus. Beaucoup moins qu’à « soutenir », un mouvement social est à comprendre et surtout à enrichir, en allant de la spontanéité vers la mise à jour rationnelle des enjeux du conflit (car derrière un mouvement social, il existe un conflit et c’est celui-ci qui en reste le fil conducteur) et donc vers un degré d’intelligence collective supérieur. Ce que ne permet absolument pas le culte de ces mouvements.

Quand à la radicalité de ses formes, il faut reconnaître qu’elle s’est amoindrie. Les formes s’en sont banalisées et ritualisées : tenue d’AG, manifestations dans la rue, voire occupations de lieux tels qu’une université. Chaque mouvement les reproduit désormais,, au point que son comportement devient aisément prévisible (ce qui ne veut pas dire sans effets). On constate, du moins en Europe, une nette baisse de la créativité, de la capacité d’invention de formes nouvelles quant à la conduite réussie d’un conflit. Si on compare au « vieux conflit » ouvrier de la sidérurgie, on peut voir que celui-ci avait été plus créatif. En témoigne une de ses inventions majeures : la radio Lorraine Coeur d’acier, située dans les locaux de la municipalité de Longwy. En témoigne l’organisation de la marche sur Paris.

Néanmoins, le conflit sur l’enseignement supérieur actuel (mars 2009) semble indiquer l’émergence de nouvelles formes de conflictualité et de radicalité, particulièrement intéressantes.

A l’origine du mouvement, il y a eu une analyse particulièrement argumentée et précise de la nouvelle loi sur l’Université (dite loi LRU) et de sa nocivité et des propositions alternatives, encore sommaires, mais suffisantes dans un premier temps. Analyse menée pour l’essentiel par l’association SLU (Sauvons l’Université). Cette intelligence critique de la réforme portée par le gouvernement a permis d’analyser et de comprendre aussitôt la signification du décret sur le statut d’enseignant-chercheur et du projet de »masterisation », destiné à modifier la formation des futurs enseignants du secondaire et du primaire.

S’il y avait une dimension de révolte à la base de l’engagement des enseigants du supérieur, en partie rejoints par une fraction (limitée) des étudiants, révolte concentrée sur le fait de « transformer le savoir en une marchandise » et d’organiser les universités selon le modèle des entreprises privées, ce mouvement de lutte a été d’entrée de jeu un mouvement intelligent, très au fait de la critique de la position gouvernementale et apte à réfléchir sur les formes de lutte pour « durer ». Car d’entrée de jeu, les participants à ce mouvement savaient qu’il leur faudrait tenir pendant plusieurs semaines.

Par ailleurs, les objectifs concrets du mouvement étaient atteignables : il était possible de gagner, ce qui est bien l’objectif central de tout conflit. Il ne s’agit pas de « témoigner » ou d' »exprimer une forme ou une autre de radicalité formelle, ni de faire de l’idéologie, mais bel et bien de créer un rapport de forces, analysé en permanence pour parvenir à un succès, certes limité, mais bloquant la mise en appication d’aspects importants de la loi LRU. Ce mouvement était et est un mouvement de lutte, un conflit. Le qualifier de « mouvement social » n’apporte rien, sinon un effet négatif de banalisation. Et on a retrouvé, dans la conduite de ce mouvement, certes des formes archiclassiques (telle que les manifestations), mais aussi une multitude d’initiatives locales, inventives.

Si je pense qu’il s’agit d’un nouveau type de conflit, c’est à cause de trois caractéristiques :

– un mouvement fondé sur l’intelligence et sur une analyse très fouillée et argumentée de l’enjeu,

– un mouvement construit et animé pour durer, en sachant « calibrer » les objectifs atteignables dans une certaine période,

– enfin un mouvement très démocratique, dans la circulation de l’information et des analyses (grâce aux ressources d’internet), et dans les prises de décision en coordination. Certes la démocratie active possède ses propres risques, en particulier celui d’une brutale « radicalisation », menée par certains, ayant pour effet de rabaisser le mouvement au niveau des seuls affects (la révolte), d’isoler les « plus radicaux, donc de réduire la base du mouvement et faire monter les enchères sur les objectifs, les rendant impossible à attendre et transformant le conflit en une simple caisse de résonance, dénonciatrice et enfermée dans la pure idéologie.

Mais pour l’essentiel, ces risques ont été neutralisés.

Au moment où j’écris ces lignes :

– le mouvement a obtenu des reculs significatifs de la part du gouvernement. Une partie des objectifs initiaux ont été atteints (comme dans tout conflit, le résultat ne peut être qu’un compromis, mais que l’on juge favorable). Il faut maintenant pousser au maximum pour accentuer les concessions faites par le gouvernement et les faire « acter »

– et en associant les objectifs concrets au mouvement à un enjeu plus fort, plus radical (au sens d’allant à la racine des choses), celui du blocage et, si possible de la suppression de la loi LRU, la conflicualité a été installée pour une longue période, dépassant la limite des mouvements ordinaires (leur faible durée).

Je pense, j’espère que cela ouvre la voie à de nouveaux types de conflit.

Philippe Zarifian

21 mars 2009