L’insurrection qui vient, comment habiter l’état d’exception

Un long silence aura précédé la sur-exposition publico-policière de L’insurrection qui vient. Tous les médiateurs de « l’espace public»auront consenti à faire de ce petit livre vert la même publicité négative. Espace public dont nous n’attendons rien à l’exception de sa subversion. Parce que là où on donne la parole, là où on la concède, c’est pour mieux en empêcher l’irruption violente, c’est la châtrer de sa vertu subversive. Toute positivité, toute affirmation politique étrangère à la linguistique impériale échappe et appelle son commun. La discussion organisée par le comité de soutien du 11 novembre de Rennes sur L’insurrection qui vient avait cette vocation de restituer la question de l’insurrection à ceux pour qui la situation exige que nous en soyons. Ce texte poursuit cette initiative.

Aujourd’hui c’est le mot d’ordre de défense du public qui concentre tout ce qu’il reste à sauver. L’état se retrousse dans la machine impériale emportant avec lui ォ l’exception française サ, accablant les sujets nostalgiques d’un état providence. Le désir de soumission à l’état apparaît alors comme LE désir qui nous sauverait de la voie impériale. Face au nouvel ordre mondial, régénérer l’ordre ancien. On s’accroche à ce qu’on connaît, plutôt que de s’attacher à ce qui dans le passé n’est pas advenu, à savoir l’ouverture au champ du possible insurrectionnel dont même le plus sceptique ne peut méconnaître la puissance. Surtout ne pas penser, ne pas s’engager dans une autre voie que celle de la vie entendue comme besoins + divertissement + engagement politique. Cet engagement politique dont nos parents font leur point d’honneur et qui les maintient dans leur petit-état privé. Et ils sont fiers de ce contrat factice où en échange de leur mobilisation, du don de leur vie à l’état souverain, ils sont protégés d’un péril qu’ils ignorent. Ils s’indignent d’une méritocratie sarkozyste, oubliant par là que qui désire l’état désire l’homme pourvu de droits. N’assumant pas que leur prise de parti étatique implique la mise au ban de toute forme de vie qui s’émanciperait du pouvoir souverain, de vies qui ne méritent pas de vivre. Prison. Milieux d’enfermements.

L’attachement fétichiste de nos parents à l’état, qu’ils défendent en tant que produit de la civilisation est le dernier rempart aux vérités de l’époque. Lorsqu’ils lâchent cet attachement, qu’ils l’abandonnent, ils sont nus comme nous, les enfants de Tchernobyl, nus et fous. Et cette nudité est la seule manière pour nous d’en finir avec les peaux mortes. Quand toutes les idéologies sont dépeuplées, que nous sommes dépossédés des formes majeures du social, de la vie et de la mort, qu’est-ce qui peut bien faire obstacle aux inversions sociales ? Rien mis à part le libéralisme existentiel qui est presque tout. Mais ce rien est notre bénédiction, puisqu’il est la condition d’une révolution qui ne refont pas le contrat social, qui n’est pas la négation du passé, mais l’affirmation d’une vie où la pluralité des formes-de-vie affrontent leur destin sans médiation. Tout devient plus simple. Comment libérer les usages ? Comment subvertir les institutions ? Quelles règles éthiques polarisent les espaces libérés ? Comment tenir pouvoir et puissance dans une relation de non-subordination ? Comment déposer le besoin de soumission ? Comment la grève humaine bâtit-elle ses quartiers ?

Malheureusement nos vieux parents et nos vieux amis que le temps capitaliste, la réussite ou le cynisme nous ont arraché, font partie de cellules invisibles d’esclaves modernes et conjurent inconsciemment la vie nouvelle que nous inventons. L’insurrection qui vient leur offre une vision. Recommencer à conspirer. Nous ne nous indignons pas de l’incarcération de présumés auteurs, pas plus que de présumés saboteurs. L’insurrection qui vient tranche avec tous les livres qu’on nous a laissés lire à présent, puisqu’elle propose que vivre soit lutter. De même les sabotages de caténaires posent des actes de ré-appropriation de la puissance en sapant à la base la violence avec laquelle nous ne cessons de nous accommoder, nous qui laissons l’horreur du présent labourer la surface de la terre et la profondeur de nos âmes. Nous n’avons pas pu compter sur nos parents ni sur nos profs pour que nous soient transmises les vérités historiques, celle d’une imperceptible guerre, de ses batailles, de ses défaites et victoires. Et c’est au nom de cette trahison prénatale que nous désertons leur histoire et leur utopie d’une vie libérée du conflit où l’ouvrier et le patron ont tous deux raison. A l’éducation nationale qui reproduit la domination nous opposons une éducation partisane inverse. La transmission du goût de détruire ce qui nous domine.

Le soudain empressement autour de L’insurrection qui vient s’explique dans la manière dont des énoncés ont été mis en cause dans la vie réelle, faisant preuve d’une densité politique existentielle. C’est de cette quête d’une densité politique effective dont nous sommes tous coupables. Si le pouvoir des mots a été exceptionnellement remis à l’ordre du jour dans cette affaire, il est vital que nous fassions du vide politique présent un allié, que nous balayons enfin toutes ces plaintes moribondes concernant l’état d’exception présent. Car en vérité, dénoncer l’état d’exception c’est re-sortir du placard la démocratie, nous refaire le coup du civilisé et du contrat social où l’état bienveillant te protège d’un terrible état de nature. Comme si la guerre de chacun contre chacun était matée, que l’homme avait gagné sa guerre contre la nature nous libérant du royaume de la nécessité. Ce rêve cauchemardesque humaniste d’élimination de tout ce qu’il y a en nous d’immaîtrisable a conduit à une conception de la liberté comme droit à une existence libérée du conflit. Le droit à une vie abstraite pour un homme abstrait coïncidant avec le besoin de sécurité, la protection de sa vie et de ses propriétés. Nous sommes en guerre contre cette idée de l’homme. Nous croyons à une existence émancipée du droit et de la loi. Que la puissance sociale s’enfante dans la coexistence d’une pluralité d’ordres qui se confrontent à même le réel et non pas dans sa subordination au pouvoir. Nous voulons penser nos existences en prenant en compte la violence dont nous sommes capables. Or tant que nous demandons réparation d’un tort, quoique nous obtenions, nous ne connaîtrons jamais la liberté. Habiter la situation d’exception est le seul moyen pour connaître la liberté. L’état d’exception permanent est une vérité, l’obscure vérité de l’état de droit. Les lois perben2 n’en sont que l’exemple légal. Ceux qui refusent d’admettre que l’état de droit est le paravent d’un état d’exception refusent d’admettre une vérité pourtant fondatrice de l’état : le pouvoir a besoin de lois qui le place au-dessus des lois pour se maintenir. Parce que tout pouvoir est conservateur, l’existence du droit à l’insurrection ne dira jamais rien de la réalité hostile du droit pour l’insurgé.

L’insurrection n’est pas l’horizon politique, bien que dans son déroulement soit contenu cet horizon. Là où c’est l’émancipation des travailleurs qui condensait jadis l’idée de victoire, aujourd’hui, il s’agira plutôt de nous libérer du libéralisme existentiel. A nous de déterminer quelles mesures révolutionnaires en sont porteuses ? Quand un gouvernement provisoire, une justice fût-elle populaire, des élections, un homme viennent remplacer les précédents, l’organisation du grand jeu entre les êtres, peuples, tribus est anéantie au profit de l’organisation du pouvoir. Dans les insurrections, si les prisons sont attaquées, ce n’est pas parce que tous les prisonniers sont les amis des insurgés mais parce que les prisons sont le reflet du pouvoir qui met au ban des formes-de-vies, les réduisant jusqu’à ne laisser survivre que la forme. Il n’y a pas à défendre tous les prisonniers, tous leurs gestes dans l’absolu. Ce que nous défendons c’est une forme de coexistence avec ces hommes et femmes. Coexistence que l’état de droit conjure. Et cette conjuration nous placera toujours en guerre avec le droit et la loi.

Il y a une affinité entre l’horizon politique de L’insurrection qui vient et une tendance du féminisme italien des années 70. Ce féminisme que nous qualifions d’extatique ouvrait à une existence dégagée du droit et de la loi en refusant le projet d’émancipation que la gauche avait prévu pour elle. En organisant des comités de défense pour prendre acte du viol des ォ compagnes サ, plutôt que de remettre leur puissance dans les bras de l’état et de la justice qu’elles considéraient comme une violence supplémentaire exercée contre elles. En continuant de pratiquer les avortements clandestins plutôt que de s’en remettre aux médecins. Cette proximité entre L’insurrection qui vient et le féminisme extatique apparaît aussi dans leur commun silence. Rien à dire au pouvoir. Pas de programme. Une politique des gestes. La force de ce silence c’est de ne pas proposer de modèle de libération, mais de chercher une liberté coextensive à l’existence. Est viable et désirable ce qui est en dehors de l’état, ce qui naît de l’exception. L’insurrection qui vient commence à esquisser ce qu’est habiter l’état d’exception. Comment rendre viable une situation insurrectionnelle? A l’abstraction de la société, est opposée la matérialité des communes.

La limite qui séparait jadis la vie privée de la vie publique devient indiscernable à mesure que l’état d’exception se révèle car en réalité le pouvoir politise tous les pans de la vie. Et nous ne lui reprochons pas, puisque pour nous aussi, c’est l’existence même qui est au coeur du politique. La grande force du féminisme extatique c’est de mettre en évidence l’inséparation vie publique/vie privée. Le constat du féminisme ォle privé est politiqueサ partagé avec la biopolitique aura donné lieu à deux affirmations, deux vérités incompatibles. Pour le féminisme étatique l’affirmation d’une nouvelle séparation publique/privé et de l’égalité comme horizon politique. Pour le féminisme extatique, la pratique de l’état d’exception et le désir de s’émanciper du désir d’émancipation égalitaire fondé sur le mètre masculin. L’égalité fait ici figure d’une réduction du champ des possibles car l’égalité se mesurant entre sujets, écarte les femmes, qui civilisées imparfaitement, ne peuvent faire coïncider leur manière de se lier au prisme égalitaire, au règne des individus. Habiter l’exception, c’est donc assumer l’inégalité, au sens d’un désordre social fondé sur la réalité inégalitaire, plurielle des distances et des proximités. Moins viril, plus viral. Le féminisme extatique opère le renversement de l’inséparation biopolitique privé/publique en inséparation effective dans le sens de la situation révolutionnaire. C’est la nature de l’usage fait de l’état d’exception et de la vie inséparée qui est déterminant. C’est pourquoi l’exigence face à laquelle nous nous trouvons, c’est d’opposer à l’état d’exception présent le véritable état d’exception. Nous opposons des formes politiques extatiques qui doivent évoquer les communes libres ukrainiennes et les premiers soviets. L’insurrection qui vient doit rompre avec les schémas historiques. C’est à nous de repeupler ce qui est devenu une fiction. Devenir ingouvernable, veut dire à la fois refus d’être gouverné et élaboration d’une autre présence. Cette autre présence, certains l’appellent anarchisme, socialisme, autonomie, communisme. C’est une manière de s’associer et de se diviser autour de motifs politiques qui mettent en jeu l’existence entière sans restes. Une élaboration sans fin, un grand jeu dont les règles éthiques et politiques appellent à être expérimentées dans la situation qui vient.

Il n’y a rien de pire que des victoires dont on ne sait que faire. A Rennes, pendant le CPE, il fut possible d’affronter plusieurs fois par semaine les forces de l’ordre et d’y gagner sans que la victoire dans la rue ne contamine les autres plans de l’existence, à la hauteur de la violence des affrontements. Comme si ces mouvements participaient d’une canalisation de la violence. L’affrontement ne construit l’insurrection que lorsqu’il est porteur d’une positivité qui passe par la réquisition de l’espace et du temps aux forces de l’ordre pour que d’autres forces y instaurent, non pas leur loi, mais leur mouvement libérant des espaces matériels et moins matériels. Dans l’insurrection qui vient, il n’y a pas à prendre le pouvoir, mais des mesures à définir pour étouffer l’Empire.