Nous publions ci-dessous l’exposé à propos de l’art, qui avait été présenté par un contact de notre organisation durant la journée de rencontre et de discussion avec le CCI, en août 2008. La discussion qui a suivi était très vivante et riche. Nous invitons vivement nos lecteurs à donner des commentaires. Un compte-rendu de cette journée a été publié dans le numéro précédent d’Internationalisme (n° 339).

La définition habituelle de l’art ne désigne que les beaux-arts, c’est à dire, la réalisation d’une forme libérée de toute exigence. Comme l’artiste qui donne forme à des couleurs sur une toile en suivant sa propre vision, ou le musicien qui organise des sons dans des concerts selon ses sentiments, ou le poète qui enrichit la page de ses mots, au gré de sa fantaisie. La réalisation dans les beaux-arts exige du travail et recherche une valeur artistique, c’est donc une activité productive. Cette définition des beaux-arts n’existe que comme contrepoids d’un art vil, c’est-à-dire la production qui n’aurait qu’un objectif, la recherche du profit. On peut en effet dire que si l’homme est libéré de toute oppression, comme l’emploi salarié ou les besoins physiques, il poursuit une activité créative et amusante, tous ses produits deviennent des “beaux-arts”. Mais cette liberté n’est pas admise par la bourgeoisie; en tant que classe dominante dans le capitalisme, elle impose son mode de production, et avec l’extension de la production de masse, la créativité humaine est de plus en plus réduite et isolée.

Cette introduction a été principalement limitée à l’étude de l’art dans le capitalisme, où son influence dans la société est, suite à la division inégale du travail, complètement différente que dans une société sans classe comme le communisme, dans laquelle toute production peut être artistique et humaine. Comme Trotski le dit dans Littérature et Révolution:

“Il est fondamentalement faux d’opposer la culture bourgeoise et l’art bourgeois à la culture prolétarienne, à l’art prolétarien. Ces derniers n’existeront en fait jamais, parce que le régime prolétarien est temporaire et transitoire. La signification historique et la grandeur morale de la révolution prolétarienne résident dans le fait que celle-ci pose les fondations d’une culture qui ne sera pas une culture de classe mais la première culture vraiment humaine.” [http://www.marxistsfr.org/francais/trotsky/livres/litte…o.htm]

“L’art et la société”

Commençons par poser la question inversée et simplifiée: quelle est l’influence de la société sur l’art? Celle-ci est dominante et existera toujours, elle est une conséquence directe du fait que l’esthétique est fonction des rapports de production et du mode de production. Prenons l’exemple de l’architecture: la pyramide est une glorification du pharaon conquérant, et sa forme simple et monotone reflète le dégoût de son constructeur, l’esclave. Cette influence est si énorme que l’histoire de l’art n’est compréhensible qu’à la lumière de l’histoire des sociétés. Beaucoup de livres sont déjà dédiés à ce sujet, aussi bien dans la littérature prolétarienne que dans celle de la bourgeoisie.

Retournons maintenant le microscope et regardons l’influence, à première vue minuscule, que l’art peut avoir sur la société. Cette influence est en effet plus discrète et indirecte: le constat est évident, un objet d’art ne peut changer la structure d’une société, mais comment ce même objet peut-il influencer le spectateur, c’est un sujet plus compliqué. En tout cas, on peut déjà partiellement répondre à la question: dans une société où la création artistique n’est pas permise dans le mode de production, où elle est réduite à un rôle marginal, son influence est limitée à la conscience, elle ne peut en rien modifier les rapports de production ni le mode de production de la société. Il faut remarquer que cette influence est souvent sous-estimée; le questionnement contient ce préjugé: la question n’est pas comment l’art a de l’influence, mais si il peut en avoir.

La production sous le joug de la vile logique du profit mène naturellement à un travail gris et monotone, à des produits non créatifs. Il y a eu des tentatives dans l’histoire pour contrer cette division du travail, comme l’Arts and Crafts en Angleterre ou la Sécession en Autriche, toutes ont échoué. Le capitalisme a dû isoler sa production artistique parmi un nombre assez réduit de personnes, les artistes. Il serait naïf de penser que comme individus ou comme entité, ceux-ci pourraient changer directement la structure sociale du capitalisme; quelques artistes décident aussi de réduire leur activité à une sphère personnelle, leur capacité d’influencer le monde est donc minime, d’autres artistes décident d’exclure tout contenu social de leur travail (l’art pour l’art), d’autres encore sont persuadés que leurs performances ou objets ont une influence et s’engagent dans un but social; c’est ce dernier groupe qui s’associe aux mouvements sociaux et qui sera étudié ici.

“L’art et les mouvements sociaux”

L’objectif social d’une personne dépend évidemment beaucoup de sa position sociale, d’où la question, quelle est la position sociale de l’artiste? Les artistes qui vivent de la vente de leur production ont une position de petit-bourgeois dans la société, ils doivent concurrencer leurs confrères artistes pour améliorer leur position, et cette attitude asociale les rend incapables de défendre un intérêt commun en tant que groupe. La qualité de leur vie est dépendante de la qualité et de la quantité de leur production; ainsi ils doivent – avec ou sans envie – s’exploiter eux-mêmes. Par contre, ceci ne veut pas dire que leur production même a un caractère petit-bourgeois, ce serait une insulte à tous les artistes qui ont dénoncé virulemment l’injustice sociale, mais il est sûr que leur dépendance du marché a une influence sur la nature de leur production. Cette position sociale rend difficile la tâche de viser un but social commun, en effet, c’est un groupe hétérogène uni seulement par l’activité créative de ses membres: chaque individu, de sa propre manière donne une forme à ses émotions, expériences, environnements et espoirs. Il s’agit d’un réseau d’individus, chaotique, et c’est dans cette forme anarchique que l’art se développe le mieux. Chaque mode de vie, chaque forme de contrôle, comme le socialisme réel en ex-URSS ou la révolution culturelle de la Chine maoïste, l’ampute de son caractère libre et la condamne à mourir.

L’artiste engagé socialement ne peut avoir aucune influence sans spectateurs, et donc son influence est totalement liée à la situation sociale de la société. Cependant, les artistes n’attendent pas de bouleversements sociaux pour travailler sur certains sentiments ou certains événements. Comme minorité qui essaie d’influencer la conscience, les artistes ont des points communs avec les minorités politiques, qui analysent et interprètent des événements politiques, en espérant de cette façon renforcer la conscience politique. En fait leur influence est très similaire.

D’abord il y a les périodes de calme social, où l’influence de l’artiste (ou du révolutionnaire) ne se sent pas de manière directe et massive, mais plutôt à un niveau souterrain, dans la conscience de beaucoup de personnes isolées, elle est comme une petite rivière qui coule goutte à goutte dans la conscience et y fait son chemin. Dans les périodes de calme social, il n’y a pas de croissance quantitative importante de l’activité, et cela empêche un saut qualitatif. Jusqu’au moment soudain où, si d’autres conditions sont remplies, un effet multiplicateur fait éclater un mouvement social qui met l’art dans une relation intime avec le mouvement: les fondements sociaux établis sont remis en question et bousculés, les canaux endigués par la censure et les murs du musée sont dépassés, ils laissent passer de plus en plus de courants qui viennent alimenter la conscience. Ainsi surgit la créativité chez de plus en plus de personnes, la petite rivière gonfle et accélère, ce qui en soi tire encore plus de personnes dans son courant. Quantitativement l’activité artistique monte et tire le niveau qualitatif vers le haut.

Intimement impliqué dans ce mouvement social, l’art porte les traces de ce mouvement, cet art se donne alors pour fonction d’habiller le mouvement d’une image qui lui convienne: la musique psychédélique et sexuelle de The Doors plaisait aux hippies et les incitait à ne pas accepter la répression et à critiquer la guerre du Vietnam, un slogan de mai 68 spontané et direct comme la nouvelle génération, il devait ouvrir les yeux et impliquer les personnes immédiatement. Chaque artiste a de sa manière contribué à la prise de conscience en saisissant l’air du temps, en donnant aux émotions une forme appropriée qui encourage le mouvement. Cette interaction, présente lors des grands mouvements sociaux, touche les spectateurs aussi bien que l’artiste: les développements dans l’art ne sont pas par hasard les plus importants autour des mouvements sociaux massifs de 1905, 1917 et 1968. Une fois le caractère massif du mouvement social retombé, il laisse un esprit rafraîchi et passionné qui continue à faire vivre et développer chez chaque participant la créativité artistique; les périodes après 1905, 1917 et 1968 le confirment.

“L’art et la politique”

Ce processus est en effet très similaire au développement de la conscience politique, mais il y a une différence fondamentale, comme Trotski le dit:

“Le marxisme offre diverses possibilités : évaluer le développement de l’art nouveau, en suivre toutes les variations, encourager les courants progressistes au moyen de la critique ; on ne peut guère lui demander davantage. L’art doit se frayer sa propre route par lui-même. Ses méthodes ne sont pas celles du marxisme.” [La Politique Du Parti en Art, www.marxist.org]

Tandis que l’artiste représente une expression individuelle et artistique, le révolutionnaire défend le point de vue de la classe ouvrière. Les mouvements sociaux dans le capitalisme ont inévitablement une dimension politique, ainsi les mouvements sociaux mettent en contact ces deux minorités et il existe souvent une envie de mélanger l’art et la politique. On essaye souvent de présenter un message politique de façon artistique, ou de mettre son art au service de la révolution prolétarienne, comme par exemple chez Maïakovski, le Proletkult ou les Situationnistes. A mon avis, ce mélange affaiblit les efforts visant à influencer le mouvement social d’une manière positive, car par leur incompatibilité, leur démarche conduit à des compromis honteux. Combien de fois n’est-il pas arrivé qu’une belle oeuvre d’art soit gâchée par un discours politique, ou qu’un texte politique perde en clarté et en force de conviction parce qu’on y a cherché à tout prix un effet artistique.

Quelques exemples: 1) Gorter et d’autres écrivains politiques ont utilisé des effets artistiques dans leurs textes politiques, qui en ont perdu de la clarté et du pouvoir de persuasion. La beauté d’un texte politique – tels que ceux de Marx, Luxembourg et Pannekoek – a été atteinte précisément par la fidélité à leur conception: la formation d’une conscience politique tranchante et claire comme du cristal. 2) Le Guernica de Picasso essaye de résumer la misère du peuple Espagnol en 1936 dans une peinture. Si l’on compare ce tableau avec sa période bleue, la Guernica ne réussit pas à générer la même profondeur d’indignation ni à expliquer la situation politique. Toutefois, la période bleue peut politiser, il est difficile de ne pas être ému par la représentation géniale de la misère autour de lui et en lui. 3) Beaucoup de groupes de musique américains montrent leur mépris envers l’administration Bush pendant leurs tournées européennes, mais les arguments politiques pour ceci ne sont jamais formulés. Personnellement, je pense qu’il y a même des raisons commerciales qui se cachent derrière ce dégoût, car en Amérique ces sentiments ne sont généralement pas exprimés. La musique de Patti Smith est très inspiratrice et stimulante, mais son appel à voter pour Obama est un douloureux affaiblissement de ses textes. 4) A Anvers et à Bruxelles, des concerts pour la tolérance ont été organisés par de nombreux groupes, comme dEUS et Arno, mais je ne vois pas clairement comment cet unique concert, où chaque individu écoute de la musique sans discuter de la tolérance réelle avec d’autres, peut faire avancer la tolérance. Cela me semble plutôt être un coup de la bourgeoisie belge pour faire voter les jeunes pour des partis “tolérants” et “démocratiques”.

Dans les milieux gauchistes, ces événements sont vus comme des moments tactiques, il pourrait se passer des choses. Trotski a pris la peine d’analyser dans son livre les grands mouvements artistiques présents pendant la Révolution russe; il montre page après page que tout courant qui essaye de contribuer à la révolution prolétarienne en introduisant un point de vue politique dans l’art, et pense parfois même inventer une sorte d’art prolétarien, affaiblit la valeur artistique de sa production ou échoue dans la défense de l’esprit de la révolution. Parce que la révolution prolétarienne est une révolution prin-cipalement économique et politique, l’art ne peut pas vraiment l’aider sur ce plan. Pour Trotski, l’anarchie propre à la création artistique doit être défendue par les révolutionnaires, et ceux-ci ne peuvent aider l’art qu’en lui offrant une analyse historique, de façon à ce qu’il puisse suivre “sa propre voie” de manière critique.

Il est étrange que les artistes doivent être mis en garde contre l’ingérence politique, qu’on doive protéger l’art d’une démarche politique, pour qu’il ne s’y perde pas. Mais c’est justement de cette manière là que l’art est vraiment libéré de sa longue imbrication dans des sociétés de classes. Dans une telle structure, l’art est toujours contraint de choisir le camp de la classe dominante, alors qu’en fait, l’art est finalement l’expression la plus intime et profonde de chaque individu.

Courant Communiste International