La tempete. L’imprévu palestinien dans la guerre globale

 

 

Sommaire:

 

-Préface

-Introduction

-Du côté des opprimés palestiniens

-Notes sur le front ukrainien de la guerre globale

-Untermenschen du monde entier, unissons-nous !

-Lueurs internationalistes en solidarité à Gaza

-Guerre civile globale et front interne

-La mégamachine qui ruisselle de sang

-Stratégies médiatiques de la domination et Palestine

 

Annexes :

-Carnages en Palestine. La raison des Etats contre l’humanité

 

 

Préface:

 

«  L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et  savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.  »

Italo Calvino, Les villes invisibles

 

La première valeur de ce numéro unique, paru en Italie au cours du mois de mars dernier, est sans doute l’engagement assumé par les auteurs pour le sort de la lutte de la population palestinienne, colonisée, emprisonnée, massacrée, ainsi que de manière subsidiaire le fait que leur prise de position ne cède pas aux chantages écrasants de ceux qui tentent d’assimiler toute position « propalestinienne » à de l’antisémitisme. Au milieu de l’indifférence générale face au génocide en cours à Gaza, rares sont les « âmes affligées et celles exaltées » qui manifestent le soucis d’agir; La Tempesta est de celles-ci.

Toutefois, suite à une première lecture des différents textes qui composent ce numéro unique, nous en sommes sortis avec une impression mitigée et un certain malaise. Frappés que certaines analyses, propositions et points de vue avec lesquelles nous partageons un profond accord, en côtoient d’autres – espacées parfois d’un point ou d’une virgule à peine – qui ne suscitent en nous que répulsion, nausée et, puisque les auteurs sont anarchistes, de l’effarement. Nous ne sommes pas habitués à ce que des propos réfléchis, construits et cohérents, se gagnent d’un côté nos plus fermes convictions, et que de l’autre ils s’attirent notre plus vigoureux dissensus.

Nous avons néanmoins décidé de traduire ces différents textes, moins pour en rendre possible la lecture aux francophones que pour les livrer à la réflexion de ces lecteurs et lectrices, à la discussion et aux débats. Certains trouveront que c’est un choix ambigu, et ils n’auront peut-être pas tort. Malgré ce que les textes qui suivent contiennent de problématique, malgré des aspects et des passages superficiels, approximatifs ou peu fondés [1] que ne manqueront pas de remarquer certains, il nous semble que dans le cours des événements déterminants que nous vivons, annonçant des calamités probablement pire encore, ces textes expriment, développent ou répètent certaines idées, certaines prémisses, certains principes que nous estimons pertinents autant pour permettre une compréhension de la réalité que pour orienter l’agir anarchiste aujourd’hui. Entre autres :

-l’importance de soutenir par des mouvements de solidarité internationale les élans émancipateurs des luttes de décolonisation, et une prise de position claire et intransigeante contre le colonialisme israélien

-la nécessité inflexible de détruire l’État, quel qu’il soit, et l’affirmation qu’il existe un fossé irrésolvable entre révolution politique et révolution sociale

-malgré son ingénuité et son peu de réalisme compte tenu des circonstances et de l’austérité de l’époque – tant sur le plan existentiel que sur celui des idéaux –, l’affirmation et la présentation de la substitution de l’État israélien – comme de tout autre Etat – par la libre fédération de communautés libres comme seul horizon désirable[2], seule perspective en mesure d’empêcher que des décennies de violence et de déshumanisation interdise tout vivre-ensemble

-l’affirmation du principe défaitiste comme principe aujourd’hui encore valide, principe selon lequel la lutte des exploitées pendant une guerre doit être dirigée avant tout contre son propre État qui débouche logiquement sur une exhortation volontariste, à savoir que le combat se joue ici, chez nous, et que «  la tâche qui nous revient est d’attaquer nos propres maîtres  »

-le constat que «  si nous ne faisons pas notre part, avec l’action internationaliste d’en bas, l’initiative ne pourra que revenir aux États  » qui découle sur la conviction que seule des interventions internationalistes pourraient faire la différence

-une mise en perspective du contexte actuelle synthétisée ainsi : «  La guerre en Ukraine, tout comme le conflit en Asie Occidentale (dénomination qui nous semble indubitablement moins eurocentriste que le Moyen Orient), sont des chapitres, à certains égards des fronts différents, d’un conflit global toujours plus vif, qui voit en perspective l’affrontement entre les États-Unis et la Chine, et qui se place dans l’horizon stratégique de la lente perte d’hégémonie de la part du capitalisme occidental, qui reste cependant largement dominant pour le moment.  »

-l’affirmation que la militarisation n’est pas un processus en cours mais un principe fondamental de la modernité, son présupposé. Que l’extension de la guerre aujourd’hui ne doit pas être attribuée uniquement à l’élément militaire, mais qu’elle est indissociable des éléments civils, sociaux et économiques, autrefois présentés comme séparés et désormais organisés sans pudeur d’une manière toujours plus étroite par les seigneurs de l’abîme.

-la conscience de la menace que représente le lien indéfectible entre la guerre, des formes accrues de censure et de propagande et la répression.

Cela étant, nous trouvons insupportable que ce qui a eut lieu le 7 octobre dernier soit présenté sous les vocables euphémisant et trompeur d’«  action du 7 octobre  », d’«  action du 7 octobre de la résistance palestinienne  », d’«  action de la résistance palestinienne du 7 octobre  ». Le choix de ces termes – quand nous trouverions plus juste de parler de massacre, ou a minima d’attaques sanglantes – est révélateur d’un problème plus général dans les différents textes, à savoir une sorte d’affranchissement du réel de la part des auteurs, un rapport idéologique au monde qui conduit nécessairement à travestir les faits jusqu’à s’enfermer dans un campisme pénible : la pureté du bien d’un côté – la «  résistance palestinienne  » – et le mal absolu de l’autre – Israël et ceux qui y vivent. Pour notre part, nous continuerons à penser que rien ne saurait justifier des actes comme les viols, les tortures, la débauche meurtrière sur des civils sans défense, d’où qu’ils proviennent, quelque soit le contexte, quelque soit les auteurs, quelque soit les intentions. Nous pensions jusque là qu’il fallait être une raclure, un réactionnaire ou un gauchiste, une méprisable et misérable personne en somme, pour ne pas s’ériger, inflexibles, contre de tels actes, ou pour en diminuer la portée et balayer d’un revers de main cette abîme sous prétexte qu’il s’agirait dans ce cas de « colons »[3]. Nous nous trompions[4]. Si historiquement une partie des anarchistes s’est toujours évertuée à considérer, à promouvoir et à défendre la violence comme un moyen d’action nécessaire et juste, la violence libératrice dont il a toujours été question contient ses propres règles, sa propre éthique, et ne peut en aucun cas être une violence indiscriminée. Faut-il d’ailleurs rappeler que les anarchistes de la Machknovtschina et de la révolution espagnole punissaient par la mort les viols et les pogroms? C’est une chose de ne pas vouloir «  crier avec les loups  » contre l’attaque du 7 octobre, en la justifiant dans l’ensemble par le fait que «  quand une bête est enfermée dans de terribles conditions il ne faut pas s’étonner si à peine échapper à sa cage elle fait un bain de sang aveugle  » (argument déjà glissant), ou bien en préférant «  diluer  » certaines horreurs par une recherche de la «  vérité des faits  », et les minimiser en les pondérant intellectuellement (le rapport à la «  violence  » dans un tel contexte de colonisation a ses spécificités qu’on ne peut pas éluder). Mais qu’un regard anarchiste actuel puisse faire non seulement l’impasse sur les horreurs du 7 octobre, en n’y posant aucune critique et pas même un léger bémol – tombant au passage dans la même logique de déshumanisation de l’ennemi qu’ils identifient dans le «  génocide automatisé  » mené par l’État israélien et son armée –, et qu’il en arrive même implicitement à les valoriser et à en faire des sortes d’éloges douteuses («  la revanche de la variante humaine et opprimée contre l’omnipotence techno-militaire  ») en les drapant sous les oripeaux de «  la Résistance palestinienne  » est selon nous aussi injustifiable que toxique.

L’emploi récurrent de cette notion de «  résistance palestinienne  » est à nos yeux un deuxième nœud de problèmes. Si parler de la « résistance palestinienne » (parfois même de la « Résistance palestinienne ») est sans doute bien commode pour ne pas s’attarder sur d’épineuses questions, qui plus est accumulées en strates au cours des décennies passées, cela procède là aussi d’un travestissement de la réalité, car c’est utiliser une construction imaginaire, lisse et homogène, pour recouvrir une réalité complexe. La « résistance palestinienne » n’est ici pas autre chose qu’un spectre, gommant toutes les altérités, les antagonismes, les différences, les clivages, les contradictions, les incompatibilités et les conflits entre différentes expressions réelles des luttes – et des luttes dans la lutte – passées et présentes en Palestine. Cela revient de fait à gommer l’histoire et l’évolution de ces luttes, de leurs composantes, de leurs perspectives propres et des personnes qui y prirent part. N’y a-t-il donc aucune différence entre les intifadas du passé, les épisodes comme l’envoi de cerfs volants incendiant les champs israéliens en 2018 et les attentats dans les bus, ou entre des manifestations le long de la frontière israélienne et des attaques comme celles du 7 octobre ? N’y-a-t-il donc aucune différence fondamentale entre la formation et l’organisation d’un « parti armé » religieux comme le Hamas – une émanation des Frères Musulmans qui dit trouver ses principes dans le Coran et se battre au nom de l’Islam, en lien étroit avec l’état iranien et l’État du Quatar, valorisant la mort en martyr et les attentats-suicides –, et des formations armées poursuivant des idéaux de liberté, de justice sociale et d’émancipation, ou des soulèvements populaires avec ce qu’il compte d’auto-organisation ? N’y a-t-il donc aucune différence entre un conflit militaire et une insurrection sociale, entre un combat orchestré par des politiciens et des soulèvements populaires ? Pourtant, les préoccupations et les réflexions autour des problèmes comme la militarisation de la « résistance », de la spécialisation en combattant, de la concentration des décisions, de l’organisation et des moyens matériels entre les mains d’un état-major, a fortiori dépendant d’organisations et de puissances étrangères et donc soumis à leurs logiques et intérêts ont jalonnées l’histoire des luttes passées, et l’aplatissement de ces problématiques, sous couvert d’une fantasmatique « résistance palestinienne » aujourd’hui représenterait une perte dont on ne peut mesurer l’étendu. Les luttes et les résistances ne sont pas des pierres précieuses, les anarchistes, les révolutionnaires et les subversifs ne sont pas des joailliers : faisons alors en sorte que ceux-ci conjuguent la compréhension active, l’engagement, la solidarité et la critique dans un même mouvement, et que la quête de pureté reste la triste affaire des diamantaires.

Au fond, a-t-on vraiment besoin de ces mystifications idéologiques pour critiquer les massacres israéliens, ceux de l’OTAN, l’industrie militaire, ou la technologie ? A-t-on besoin d’omettre des critiques nécessaires, doit-on se priver d’assumer nos idées anti-autoritaires, anti-nationalistes et anti-religieuses pour prendre une position nette contre le colonialisme israélien et le nettoyage ethnique qu’il poursuit depuis plusieurs décennies déjà ? En quoi est-ce que le fait d’exalter de manière a-critique la « résistance palestinienne » nous ferait avancer ici ou apporterait quelque chose au conflit en cours là-bas ?

 

***

 

On ne compte plus les événements de l’histoire contemporaine qui nous enseigne que, contrairement à une promesse aveugle des Lumières, ce n’est pas le sommeil de la raison qui génère des monstres, mais la raison elle-même. Quand à nos mondes sensibles, embarqués par les courants glacés du progrès, accablés par le règne métallique de la technique, rongés par les métastases de la politique, pétrifiés par les eaux froides du calculs égoïstes, écervelés par les tambours de l’idéologie, nous ne sommes plus stupéfaits, désormais, de réaliser qu’il en reste bien peu de choses. Nous pensons toutefois qu’il est d’une importance fondamentale de les préserver, envers et malgré tout, et qu’aujourd’hui la rencontre entre la juste lucidité et le combat anarchiste consiste aussi à appréhender les événements et évaluer les discours qui les accompagnent – ou les commentent – à partir de ceci : le sommeil de l’émotion et de la sensibilité génèrent de bonnes raisons. Une pléthore de commentateurs (qu’il s’agisse d’experts militaires, de politiciens, d’intellectuels, de journalistes ou d’activistes et de militants) nous rabâchent en effet sans trêve leurs bonnes raisons pour justifier telle ou telle guerre en cours ou à venir, nous dégueulent leurs bonnes raisons devant l’empilement des cadavres, des corps et des existences meurtries. Combien d’entre eux les ravaleraient, ces bonnes raisons, s’ils se retrouvaient (eux ou leurs proches) au beau milieu des charniers et des bourbiers ensanglantés, cernés par la désolation, directement touchés par les événements ? Contre cette tradition si occidentale qui, après avoir séparé la raison et l’intellect des passions et des affects, les hiérarchisant en jugeant la première noble et la seconde vile, nous nous attachons à penser, toujours, avec le cœur et la raison. C’est d’ailleurs pour ce motif que nous reproduisons en annexe un texte paru récemment, intitulé Carnages en Palestine. La raison des États contre l’humanité, qui alliant intelligence, sensibilité, principes et éthiques révolutionnaires et anarchistes, répond magistralement à tous ceux et celles qui depuis des mois, parviennent à intoxiquer et à rendre plus funeste encore un air déjà vicié et irrespirable.

 

Les traducteurs, juin 2024

 

 

[1] Entre autres quand les auteurs font un résumé du développement des événements en Ukraine de 2014 à aujourd’hui fortement imprégné du « récit poutinien », ou quand ils qualifient à la volée la population de Gaza de « peuple-classe » sans Etats.

[2] Ce qui implique nécessairement le dépassement des barrières nationales, ethniques et religieuses. Dépassement qui était porté en partie par les mouvements de révolte des printemps arabes notamment en Syrie, ou plus récemment dans le soulèvement en Iran. A ce propos, il est aussi significatif que funeste qu’au cours d’assemblées pro-palestiniennes parisiennes en octobre-novembre dernier, des groupes d’exilés iraniens et syriens critiquant le Hamas aient été mis en minorité par un anti-impérialisme gauchiste implicitement philo-Hamas.

[3] Colons, vraiment, les travailleurs thaïlandais, bédouins du Néguev, arabes israéliens, exploités dans les kibbutz, morts par dizaine le 7 octobre, et pris en otage par centaine ?

[4] Avouons-le, découvrir qu’il puisse exister une concordance sur de telles questions entre des anarchistes et les catégories mentionnées ci-dessous est troublant.

 

 

 

«  Or, ce qu’il y a de tragique dans notre situation c’est que, tout en étant convaincu de l’existence des vertus humaines, je puis néanmoins nourrir des doutes quant à l’aptitude de l’homme à empêcher l’anéantissement du monde que nous redoutons tous. Et ce scepticisme s’explique par le fait que ce n’est pas l’homme qui décide, en définitive, du sort du monde, mais des blocs, des constellations de puissances, des groupes d’États, qui parlent tous une langue différente de celle de l’homme, à savoir celle du pouvoir.Je crois que l’ennemi héréditaire de l’homme est la macro-organisation, parce que celle-ci le prive du sentiment, indispensable à la vie, de sa responsabilité envers ses semblables, réduit le nombre des occasions qu’il a de faire preuve de solidarité et d’amour, et le transforme au contraire en codétenteur d’un pouvoir qui, même s’il paraît, sur le moment, dirigé contre les autres, est en fin de compte dirigé contre lui-même. Car qu’est-ce que le pouvoir si ce n’est le sentiment de n’avoir pas à répondre de ses mauvaises actions sur sa propre vie mais sur celle des autres ?Si, pour terminer, je devais vous dire ce dont je rêve, comme la plupart de mes semblables, malgré mon impuissance, je dirais ceci : je souhaite que le plus grand nombre de gens possible comprennent qu’il est de leur devoir de se soustraire à l’emprise de ces blocs, de ces Églises, de ces organisations qui détiennent un pouvoir hostile à l’être humain, non pas dans le but de créer de nouvelles communautés, mais afin de réduire le potentiel d’anéantissement dont dispose le pouvoir en ce monde. C’est peut-être la seule chance qu’ai l’être humain de pouvoir un jour se conduire comme un homme parmi les hommes, de pouvoir redevenir la joie et l’ami de ses semblables. »

Stig Dagerman, Le destin de l’homme se joue partout et tout le temps.

 

 

 

Introduction

 

Ne vous apercevez-vous pas que toute cette génération est dans l’attente d’un cataclysme épouvantable ; qu’elle entend monter la tempête, et que chaque bourgeois se hâte de s’assurer contre la mort prochaine, dût-il, pour cela, faire périr tous ceux qui lui sont chers. À quoi bon des discours de maître d’école à des gens aux trois quarts noyés ?

Ernest Coeurderoy, Jours d’exil

 

 

S’il existe aujourd’hui «  des gens aux trois quarts noyés  », c’est sans l’ombre d’un doute la population de Gaza. Enfermée entre deux frontières, systématiquement bombardée depuis plus de quatre mois, fuyant les décombres, hébergée par milliers dans des tentes de fortunes, exposée à la faim, à la soif, aux maladies. La destruction des hôpitaux et des installations de désalinisation de l’eau, le bétonnage des puits, les tirs contre les ambulances, les attaques contre le réapprovisionnement en nourriture, un infanticide de masse, la suppression de toute mémoire historique et culturelle : cette horreur sans fin a les traits indéniables du génocide. De plus : compte tenu de l’utilisation structurelle de l’intelligence artificielle (Évangile, voilà comment a été nommé la planification algorithmique des bombardements de Gaza), nous sommes en train d’assister au premier génocide automatisé de l’histoire. Contemporains d’une nouvelle Nakba – avec les représentants du gouvernement israélien qui proposent ouvertement la déportation des gazaouis dans le désert du Sinai, dans les terres du Congo ou sur une île artificielle – seule l’action résolue peut nous sauver de l’inertie, de l’inhumanité ou des larmes. Au bord d’un tel abîme, à quoi les mots peuvent-ils servir ? Dans un texte de 1937 (Pouvoir des mots), Simone Weil écrivait : «  Mais qu’on donne des majuscules à des mots vides de signification, pour peu que les circonstances y poussent, les hommes verseront des flots de sang, amoncelleront ruines sur ruines en répétant ces mots […] ; rien de réel ne peut jamais leur correspondre, puisqu’ils ne veulent rien dire  ». «  Démocratie  », «  valeurs occidentales  », «  Droit international  » ne sont pas seulement des mots vides de signification enterrés sous les décombres de Gaza ; ils forment «  l’escorte  » de ces bombes, de ce sang, de ces morts. C’est à d’autres mots – aux bouches et aux cœurs capables d’en ressentir tout le poids – que la jeune Simone Weil confiait une tache opposée, nécessaire et impossible : «  Éclaircir les notions, discréditer les mots congénitalement vides, définir l’usage des autres par des analyses précises, c’est là, si étrange que cela puisse paraître, un travail qui pourrait préserver des existences humaines  ». Nous devons penser, parler et écrire comme s’il en était ainsi.

Dans le cadre de ses spécificités indélébiles – qui tiennent à la double nature de l’État israélien : avant-poste de l’impérialisme occidental et en même temps l’unique colonialisme de peuplement encore en cours –, la guerre contre les palestiniens fait partie d’un conflit mondial entre les différents blocs étatico-capitalistes. Voilà pourquoi la question palestinienne est le reflet d’un système mondial tout en étant à la fois son imprévu. Pas uniquement parce que l’action du 7 octobre – au-delà des lectures qu’on lui prête – a représentée la revanche de la variante humaine et opprimée contre l’omnipotence techno-militaire, contre ses murs électroniques, ses drones, sa surveillance de masse ; mais aussi parce que la solution à la question palestinienne ne peut pas advenir sans le démantèlement d’un système colonial dans son ensemble et de l’impérialisme occidental qui le soutient. Quel que soit ce qui se trouve dans les têtes des résistants palestiniens, la libération du sionisme ne peut que passer par un choc révolutionnaire contre nos propres oppresseurs. C’est là que s’inscrivent aussi bien les rapports entre la lutte de classe sous nos latitudes et la décolonisation de cette terre, que la nécessité de donner une signification précise à l’expression «  Palestine libre  ». «  Deux peuples, deux États  » n’est désormais qu’une blague sanglante. Les «  territoires palestiniens occupés  » représentent les 22 % de la Palestine historique ; en Cisjordanie, un colon israélien est installé pour trois palestiniens ; l’Autorité Nationale Palestinienne est de fait un policier et un gardien de prison à la solde de l’occupant. Mais surtout : dans l’histoire, on n’a jamais vu un État de colonisé à coté d’un État de colonisateurs. La perspective d’un État unique aconfessionnel à ériger sur les ruines du système colonial sioniste est bien sur plus logique et conséquent (en effet cela a toujours été la revendication des palestiniens, depuis la fin des années Soixante jusqu’à la «  trahison  » de Al Fatah avec les accords d’Oslo, et elle revient aujourd’hui en force dans le débat). Mais une telle perspective – qui, répétons-le, présuppose un véritable processus révolutionnaire aussi bien dans la région que dans les rapports internationaux – conduirait au développement de cette classe bourgeoise palestinienne qui, dans le système colonial, ne peut que demeurer à peine plus qu’une classe privilégiée et collaborationniste. En quelques mots : comme cela est toujours arrivée dans l’histoire, en Palestine aussi l’État, n’importe quel État, barrerait la route à une authentique révolution sociale, qui reste toujours possible tant que les jeux ne sont pas faits. Si, comme l’écrivait dans le lointain 1907 l’anarchiste juif allemand Gustav Landauer, «  l’État est la forme historique qui a remplacé le vivre-ensemble  », alors seule la substitution de l’État israélien par la libre fédération de communautés libres peut empêcher que des décennies de violence et de déshumanisation interdise tout vivre-ensemble, créant une nouvelle domination de classe. Voilà ce que signifie pour nous «  Palestine libre  », un enchevêtrement de décolonisation et de transformation radicale des rapports sociaux post-coloniaux. Il est tard, dans ce sens, pour les discours de maîtres d’école. D’abord parce que quand ce qui est en jeu ce ne sont pas les conditions de vie, comme c’est le cas pour le prolétariat occidental, mais la survie même face à un système qui fait de l’élimination un principe organisatif, le recours à la violence est une nécessité absolu ; deuxièmement parce que seuls ceux qui luttent sur ces terres peuvent décider concrètement de leur avenir[1]. La tâche qui nous revient est d’attaquer nos propres maîtres, c’est-à-dire de briser les collaborations entre «  notre  » État et les massacreurs du peuple palestinien[2] (collaborations que l’opération militaire contre le Yemen transforme en soutien direct avec le génocide en cours). Seul un mouvement international en mesure de mettre en crise le système-Israel pourra avoir son mot à dire sur le futur commun des terres et de la Terre.Dans la tempête d’une tendance structurelle vers la guerre, tandis que tous les chantres de la domination voudraient nous faire ouvrir grand la bouche face à l’impérieuse nécessité de la Force, les forces en jeu démontrent chaque jour un peu plus leur caractère contingent. L’OTAN est en train de perdre en Ukraine, l’Afrique bouillonne à nouveau, le commerce mondial est mis en crise par un des pays les plus pauvres de la planète, les bases militaires états-uniennes sont frappées par des formations non étatiques. Voilà pourquoi la répression contre les immigrés (et les compagnons) avance. Voilà la raison des plans de réarmement, des annonces d’enrôlement de masse, de la censure qui se montre sous sa véritable lumière. «  Révolution ou guerre  » : voilà un concept qui est déjà dans la matière du monde ; un concept qui, «  si étrange que cela puisse paraître, […] pourrait préserver des existences humaine  ». Alors que la tempête monte, ce numéro unique veut souffler dans ce sens.

 

[1] On peut assumer la nécessité du recours à la violence, tout en critiquant voire en condamnant un certains types de recours à la violence, certaines formes de violences. Pour qui considère que la nécessaire cohérence entre les moyens et les fins est primordiale, que c’est à cette source même que puise l’idéal anarchiste, la critique aussi dure soit-elle n’a alors rien à voir avec un discours de maître d’école et tout à voir avec l’expression vivante et concrète des principes anarchistes. Par ailleurs, prononcer un jugement autonome, émettre une pensée personnelle, exprimer des critiques sincères, ce n’est en aucun cas décider pour d’autres de leurs destinées, bien au contraire, nous y voyons là précisément des pratiques essentielles au développement et à la croissance d’un « mouvement de lutte », par l’émulation, la clarification et les clivages nécessaires qu’elles permettent, ainsi qu’à l’émergence d’une vie libre. Qu’en est-il de la pensée unique, du refus de la critique et de la répétition de mantra politique ? (Note des traducteurs)

 

[2] Le collectif Stop Arming Israel a publié en mars 2024 un Guide des entreprises françaises d’armement complices d’Israël particulièrement intéressant d’un point de vue contre-informatif. On peut notamment le trouver sur le site infokiosques.net. (NdT)