La gauche communiste dans la continuité du marxisme
Catégorie : Global
Thèmes : AntifascismeArchives
Depuis la défaite de la vague révolutionnaire internationale dans les années 1920, peu de termes ont connu une distorsion aussi grande que ceux de socialisme, de communisme et de marxisme. L’idée que les régimes staliniens de l’ex-bloc de l’Est ou que la Chine, Cuba et la Corée du Nord aujourd’hui, seraient des expressions du communisme ou du marxisme, est le Grand Mensonge du 20ème siècle – un mensonge délibérément entretenu par toutes les fractions de la classe dominante, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Pendant la guerre impérialiste mondiale de 1939-1945, le mythe de la «défense de la patrie socialiste» a été utilisé – avec «l’anti-fascisme» et la «défense de la démocratie» – pour mobiliser les ouvriers en Russie et hors de Russie, dans le plus grand carnage de l’histoire de l’humanité.
De 1945 à 1989, période dominée par la rivalité entre les deux gigantesques blocs impérialistes dirigés par l’Amérique et la Russie, ce mensonge a même été encore plus utilisé : à l’Est, pour justifier les ambitions impérialistes du capital russe ; à l’Ouest, à la fois comme couverture idéologique de l’antagonisme impérialiste («défense de la démocratie contre le totalitarisme soviétique») et comme moyen d’empoisonner la conscience de la classe ouvrière ; on pointait du doigt les camps de travail russes en martelant ce message : si c’est çà le socialisme, est ce que vous ne préférez pas tout de même avoir le capitalisme, malgré tous ses défauts ? Ce thème est devenu encore plus assourdissant avec l’effondrement du bloc de l’Est présenté comme «la mort du communisme», la «banqueroute du marxisme», et même la fin de la classe ouvrière elle-même. «L’extrême» gauche du capitalisme a apporté du grain à moudre à cette propagande de la bourgeoisie, les trotskistes en particulier, qui, tout en critiquant «ses déformations bureaucratiques», continuaient à considérer qu’il y avait quelque chose d’ouvrier à la base de l’édifice stalinien.
2. Cette énorme accumulation de déformations idéologiques a aussi servi à cacher l’existence d’une continuité et d’un développement du marxisme au 20ème siècle. Pendant que les faux défenseurs du marxisme – les staliniens, les trotskistes, toutes sortes de «marxologues» académiques, des modernistes et des philosophes – étaient sous les feux de la rampe, ses défenseurs réels étaient mis sur la touche, écartés pour être des sectes sans importance ou des fossiles d’un monde perdu, quand ils n’étaient pas directement réprimés et réduits au silence. Pour rétablir la véritable continuité du marxisme dans ce siècle, il est donc nécessaire de commencer par définir ce qu’est le marxisme. Dès ses premières grandes prises de position dans le Manifeste communiste de 1848, le marxisme s’est défini non pas comme le produit de quelques «penseurs» de génie, mais comme l’expression théorique du mouvement réel du prolétariat.
En tant que tel, il ne peut être qu’une théorie de combat, une théorie qui montre son adhésion à la cause de la classe exploitée par sa défense intransigeante des intérêts historiques et immédiats de celle-ci. Cette défense, tout en étant fondée sur une loyauté envers des principes aussi fondamentaux et inaltérables que l’internationalisme prolétarien, implique aussi l’enrichissement constant de la théorie marxiste en rapport direct et vivant avec l’expérience de la classe ouvrière. De plus, en tant que produit d’une classe qui incarne le travail et le combat collectifs, le marxisme lui-même ne peut se développer que dans des collectivités organisées – dans des fractions révolutionnaires et des partis. Ainsi, le Manifeste communiste était le programme de la première organisation marxiste de l’histoire – la Ligue des communistes.
3. Au 19ème siècle, quand le capitalisme était encore en expansion, un système ascendant, la bourgeoisie avait moins besoin de cacher la nature exploiteuse de sa domination et de prétendre que le noir était blanc ou que le capitalisme était le socialisme. Les perversions idéologiques de ce type sont typiques de la décadence historique du capitalisme et s’expriment très clairement dans les efforts que fait la bourgeoisie pour utiliser le «marxisme» lui-même comme un moyen de mystification. Cependant, même dans le capitalisme en phase ascendante, la pression sans relâche de l’idéologie dominante cherchait fréquemment à faire passer en douce de fausses versions du socialisme dans le mouvement ouvrier. C’est la raison pour laquelle le Manifeste communiste fut obligé de se distinguer du socialisme «féodal», «bourgeois» et «petit-bourgeois», et que la fraction marxiste au sein de la Première Internationale (AIT, fondée en 1864) dut mener une bataille sur deux fronts, d’une part contre le bakouninisme et, d’autre part, contre le «socialisme d’Etat» de Lassalle .
4. Les partis de la Deuxième Internationale (fondée en 1889) se constituèrent sur la base du marxisme et représentaient en ce sens un pas en avant considérable par rapport à la Première Internationale qui avait été une coalition de différentes tendances au sein du mouvement ouvrier. Mais comme ils œuvrèrent dans une période de grande croissance du capitalisme, quand la lutte pour des réformes était la cible des énergies de la classe ouvrière, ces partis (appelés social-démocrates ou socialistes) furent particulièrement vulnérables aux pressions d’intégration dans le système capitaliste. Ces pressions s’exprimèrent, au sein de ces partis, par le développement de courants réformistes qui se mirent à avancer des arguments selon lesquels les perspectives du marxisme sur le déclin inévitable du capitalisme devaient être «révisées» et qu’il allait être possible d’évoluer pacifiquement vers le socialisme sans aucune rupture révolutionnaire.
Pendant cette période – en particulier à la fin des années 1890 et au début des années 1900 – ce sont les courants de «gauche» au sein de l’internationale qui ont maintenu la continuité du marxisme. Ces deniers furent à la fois les plus inflexibles dans la défense des principes marxistes fondamentaux et les premiers à voir que de nouvelles conditions se développaient pour la lutte du prolétariat alors que le capitalisme atteignait les limites de sa phase d’ascendance. Les noms qui incarnent le courant de gauche de la social-démocratie sont bien connus – Lénine en Russie, Luxemburg en Allemagne, Pannekoek en Hollande, Bordiga en Italie – mais il faut aussi rappeler qu’aucun de ces militants ne travaillait de façon isolée. Et, avec le développement de la gangrène de l’opportunisme dans l’Internationale, ils furent obligés de travailler en tant que fractions organisées – les bolcheviks en Russie, le groupe Tribune en Hollande et d’autres – à la fois au sein de leurs partis respectifs et au niveau international.
5. La guerre impérialiste de 1914 et la Révolution de 1917 confirmèrent toutes deux le point de vue marxiste selon lequel le capitalisme entrerait inévitablement dans une «époque de révolution sociale», et précipitèrent une rupture fondamentale au sein du mouvement ouvrier. Pour la première fois, des organisations qui se référaient toutes deux à Marx et à Engels se retrouvaient de chaque côté des barricades : les partis social-démocrates officiels, dont la majorité était tombée aux mains des anciens «réformistes», soutinrent la guerre impérialiste en invoquant les écrits de Marx d’une période plus ancienne, et dénoncèrent la Révolution d’octobre parce que, selon eux, la Russie devait encore passer par une phase de développement de la bourgeoisie. Ainsi, ils passèrent de façon irrévocable dans le camp de la bourgeoisie, devenant des sergents recruteurs pour la guerre de 14 et les chiens sanglants de la contre-révolution en 1918.
Ce fut la démonstration terriblement concluante du fait qu’adhérer au marxisme ne se démontre ni par de pieuses déclarations ni par une étiquette de parti, mais dans la pratique vivante. Ce sont les courants de l’aile gauche qui seuls ont maintenu le drapeau de l’internationalisme prolétarien pendant le premier holocauste impérialiste mondial, ont rallié la révolution prolétarienne en Russie et ont mené les grèves et les soulèvements qui ont éclaté dans de nombreux pays à la suite de la guerre. Et ce sont ces mêmes courants qui ont constitué le noyau qui allait fonder l’Internationale communiste en 1919.
6. 1919 a été le point culminant de la vague révolutionnaire d’après-guerre et les positions de l’Internationale communiste à son Congrès de fondation expriment les positions les plus avancées du mouvement prolétarien : pour une rupture totale avec les traîtres social patriotes, pour les méthodes de l’action de masse exigée par la nouvelle période de décadence du capitalisme, pour la destruction de l’Etat capitaliste et pour la dictature internationale des conseils ouvriers. Cette clarté programmatique reflétait l’énorme élan de la vague révolutionnaire mais elle avait aussi été préparée à l’avance par les contributions politiques et théoriques des fractions de gauche au sein des vieux partis : ainsi, contre la vision légaliste et gradualiste de la route vers le pouvoir de Kautsky, Luxembourg et Pannekoek avaient élaboré la conception de grève de masse comme terreau de la révolution ; contre le crétinisme parlementaire de Kautsky, Pannekoek, Boukharine et Lénine avaient revivifié et affiné l’insistance de Marx sur la nécessité de détruire l’Etat bourgeois et de créer «l’Etat de la Commune». Ces développement théoriques devaient devenir les matériaux d’une politique pratique quand l’heure de la révolution sonnerait.
7. Le reflux de la vague révolutionnaire et l’isolement de la révolution russe ont enclenché un processus de dégénérescence tant dans l’Internationale communiste qu’au sein du pouvoir des conseils en Russie. Le parti bolchevique avait de plus en plus fusionné avec un appareil d’Etat bureaucratique qui prospérait en fonction inverse de la participation du prolétariat et de ses organes de pouvoir propres – les conseils ouvriers, les comités d’usine et les gardes rouges. Au sein de l’Internationale, les tentatives de gagner le soutien des masses dans une phase de déclin de l’activité de ces masses conduisirent à des «solutions» opportunistes – l’insistance croissante sur le travail au sein du parlement et des syndicats, les appels au «Peuples d’orient» à se dresser contre l’impérialisme et, surtout, la politique de front unique avec les partis socialistes et social-démocrates qui jetait par dessus bord toute la clarté si chèrement acquise sur la nature capitaliste de ceux qui étaient devenus des social patriotes.
Cependant de la même manière que le développement de l’opportunisme de la Seconde Internationale avait suscité une réponse prolétarienne sous la forme de courants de gauche, la montée de opportunisme dans la Troisième Internationale allait rencontrer la résistance de la gauche communiste – dont beaucoup de ses porte-parole, tels que Pannekoek et Bordiga, avaient déjà prouvé, dans l’ancienne Internationale, qu’ils étaient les meilleurs défenseurs du marxisme. La gauche communiste était essentiellement un courant international et avait des expressions dans de nombreux pays, depuis la Bulgarie jusqu’à la Grande-Bretagne et des Etats-Unis à l’Afrique du Sud. Mais ses représentants les plus importants allaient se trouver précisément dans ces pays où la tradition marxiste était la plus forte : l’Allemagne, l’Italie et la Russie.
8. En Allemagne, la profondeur de la tradition marxiste, de pair avec le grand élan du mouvement des masses prolétariennes en cours, avait déjà, au sommet de la vague révolutionnaire, fait surgir quelques unes des positions politiques les plus avancées, en particulier, sur les questions parlementaire et syndicale. Mais la gauche communiste en tant que telle apparut en réponse aux premiers signes d’opportunisme dans le Parti communiste allemand et dans l’Internationale. Le fer de lance en était le KAPD (Parti communiste ouvrier d’Allemagne), formé en 1920, quand l’opposition de gauche au sein du KPD (parti communiste allemand) en fut expulsée au moyen d’une manœuvre sans principe. Bien que critiqué comme «infantile» et «anarcho-syndicaliste» par la direction de l’IC, le rejet par le KAPD des vieilles tactiques parlementaires et syndicales se fondait sur une analyse marxiste profonde de la phase de décadence du capitalisme qui rendait ces tactiques obsolètes et exigeait de nouvelles formes d’organisation de la classe – les comités d’usine et les conseils ouvriers ; on peut dire la même chose pour son rejet clair de l’ancienne conception qu’avait la social-démocratie du «parti de masse», en faveur de la notion de parti comme un noyau avec une clarté programmatique – notion directement héritée des Bolcheviks. La défense intransigeante par le KAPD de ces acquis contre un retour aux vieilles tactiques social-démocrates en faisait le noyau dur d’un courant international qui avait des expressions dans de nombreux pays, en particulier en Hollande, où le mouvement révolutionnaire était étroitement lié à celui d’Allemagne, grâce aux travaux de Pannekoek et Gorter.
Cela ne veut pas dire que la gauche communiste en Allemagne au début des années 20 ne souffrait pas d’importantes faiblesses. Sa tendance à concevoir le déclin du capitalisme sous la forme d’une «crise mortelle» finale plutôt que comme un long processus faisait qu’il lui était difficile de voir le reflux de la vague révolutionnaire et l’exposait au danger du volontarisme ; en lien avec cela, ses faiblesses sur la question de l’organisation l’amenèrent à une rupture prématurée avec l’Internationale communiste et à de vains efforts pour créer une nouvelle Internationale en 1922. Ces défauts de son armure allaient l’empêcher de résister à la marée contre-révolutionnaire qui se répandit pendant les années 20 et le résultat fut un processus désastreux de fragmentation, théorisé dans de nombreux cas dans l’idéologie du «conseillisme» qui rejetait la nécessité d’une organisation politique distincte.
9. En Italie par ailleurs, la gauche communiste – qui était au début majoritaire au sein du Parti communiste d’Italie – avait une position particulièrement claire sur la question de l’organisation. Cela lui a permis non seulement de mener une bataille courageuse contre l’opportunisme au sein de l’Internationale dégénérescente, mais aussi de donner naissance à une fraction communiste qui a été capable de survivre au naufrage du mouvement révolutionnaire et de développer la théorie marxiste pendant les sombres années de la contre-révolution. Au début des années 1920, ses arguments en faveur de l’abstentionnisme vis à vis des parlements bourgeois, contre la fusion de l’avant-garde communiste avec de grands partis centristes pour donner l’illusion «d’une influence sur les masses», contre les mots d’ordre de front unique et de «gouvernement ouvrier» étaient déjà fondés sur une profonde assimilation de la méthode marxiste.
Cela s’applique aussi à son analyse du nouveau phénomène du fascisme et à son refus conséquent de tout front anti-fasciste avec les partis «démocratiques» de la bourgeoisie. Le nom de Bordiga est attaché de façon irrévocable à cette phase de l’histoire de la gauche communiste en Italie, mais malgré l’énorme importance de la contribution de ce militant, la gauche italienne n’en est pas plus réductible à Bordiga que le bolchevisme à Lénine : tous deux étaient des produits organiques du mouvement politique prolétarien.
10. Comme nous l’avons dit, l’isolement de la révolution en Russie a eu comme résultat un divorce grandissant entre la classe ouvrière et un appareil d’Etat de plus en plus bureaucratique – l’expression la plus tragique de ce divorce a été la répression de la révolte des ouvriers et des marins de Cronstadt par le parti même du prolétariat, le parti bolchevique, qui était devenu de plus en plus intriqué avec l’Etat.
Parce que c’était justement un vrai parti prolétarien, le parti bolchevique a produit de nombreuses réactions internes contre sa propre dégénérescence. Lénine lui-même, qui en 1917 avait été un des porte-parole les plus remarquables de l’aile gauche du parti – faisait quelques critiques hautement pertinentes sur le glissement du parti vers le bureaucratisme, en particulier vers la fin de sa vie ; à peu près à la même époque, Trotsky devint le principal représentant d’une opposition de gauche qui visait à restaurer les normes de la démocratie prolétarienne au sein du parti et qui continua le combat contre les expressions les plus criantes de la contre-révolution stalinienne, en particulier la théorie du «socialisme en un seul pays». Cependant, dans une grande mesure parce que le bolchevisme avait sapé son propre rôle d’avant-garde prolétarienne en fusionnant avec l’Etat, les courants de gauche les plus importants au sein du parti tendaient à être menés par des figures moins connues qui avaient pu rester plus proches de la classe que de l’appareil d’Etat.
En 1919 déjà, le groupe “Centralisme démocratique”, conduit par Ossinsky, Smirnov et Sapranov, avait commencé à mettre en garde contre la «dépérissement» des conseils et l’abandon grandissant des principes de la Commune de Paris. Des critiques similaires furent faites par le groupe “L’Opposition ouvrière”, mené par Kollontai et Chliapnikov, bien que ce groupe se soit avéré moins rigoureux et moins durable que le groupe des “Décistes” qui allait continuer à jouer un rôle important pendant les années 20 et développer une démarche similaire à celle de la gauche italienne. En 1923, le “Groupe ouvrier” de Miasnikov publiait un Manifeste et faisait une intervention importante dans les grèves ouvrières cette année là. Ses positions et ses analyses étaient proches de celles du KAPD.
Non seulement tous ces groupes étaient nés dans le parti bolchevique, mais ils continuaient à combattre au sein du parti pour un retour aux principes originels de la révolution. Mais au fur et à mesure que les forces de la contre-révolution bourgeoise gagnaient du terrain dans le parti, le problème central devint la capacité des différentes oppositions à comprendre la véritable nature de cette contre-révolution et à rompre avec une loyauté sentimentale envers ses expressions organisées. Cela devait s’avérer la divergence fondamentale entre Trotsky et la gauche communiste russe : tandis que Trotsky allait rester toute sa vie attaché à la notion de défense de l’Union Soviétique et même à la nature ouvrière des partis staliniens, les communistes de gauche ont vu que le triomphe du stalinisme – y compris son «tournant à gauche» qui avait jeté dans la confusion beaucoup de disciples de Trotsky – signifiait le triomphe de l’ennemi de classe et impliquait la nécessité d’une nouvelle révolution.
Cependant, bien des meilleurs éléments de l’opposition trotskiste – les dits «irréconciliables» – évoluèrent vers les positions de la gauche communiste à la fin des années 20 et au début des années 30. Mais la terreur stalinienne avait quasiment certainement éliminé ces groupes à la fin de la décennie.
10. Selon les termes de Victor Serge, les années 30 furent «minuit dans le siècle». Les derniers embruns de la vague révolutionnaire – la grève générale en Grande Bretagne en 1926, le soulèvement de Shanghai en 1927 – s’étaient déjà évaporés. Les partis communistes étaient devenus des partis de défense nationale ; la terreur fasciste et stalinienne avait atteint le comble de la férocité justement dans ces pays où le mouvement révolutionnaire avait atteint le point le plus haut ; et le capitalisme mondial tout entier se préparait pour un autre holocauste impérialiste. Dans ces conditions, les minorités révolutionnaires qui avaient survécu, devaient faire face à l’exil, à la répression et à l’isolement croissant. Comme la classe dans son ensemble succombait à la démoralisation et aux idéologies guerrières de la bourgeoisie, les révolutionnaires ne pouvaient espérer avoir un grand impact sur les luttes immédiates de la classe.
L’incapacité de Trotsky à le comprendre devait conduire son opposition de gauche dans la voie d’un opportunisme grandissant – le «tournant français» avec le retour dans les partis social-démocrates, la capitulation devant l’anti-fascisme, etc. – dans le fallacieux espoir de «conquérir les masses». L’issue finale de cette voie, pour le trotskisme plutôt que pour Trotsky lui-même, a été l’intégration dans l’appareil de guerre bourgeois pendant les années 40. Depuis cette époque, le trotskisme, comme la social-démocratie et le stalinisme, a fait partie de l’appareil politique du capitalisme, et malgré toutes ses prétentions, n’a absolument rien à voir avec la continuité du marxisme.
11. En opposition avec cette trajectoire, la gauche italienne autour de la revue Bilan définissait correctement les tâches de l’heure : premièrement, ne pas trahir les principes élémentaires de l’internationalisme confronté à la marche à la guerre ; deuxièmement, tirer le «bilan» de l’échec de la vague révolutionnaire et de la révolution russe en particulier, et élaborer les leçons appropriées afin qu’elles puissent servir de fondement théorique aux nouveaux partis qui surgiraient dans la prochaine reprise de la lutte de classe.
La guerre d’Espagne fut un test particulièrement dur pour les révolutionnaires de l’époque, dont beaucoup se laissèrent prendre aux chants des sirènes de l’anti-fascisme et ne réussirent pas à voir que la guerre était impérialiste des deux côtés, une répétition générale de la guerre mondiale à venir. Bilan tint bon cependant, appelant à la lutte de classe aussi bien contre les fractions fascistes que républicaines de la bourgeoisie, exactement comme Lénine avait dénoncé les deux camps dans la Première Guerre mondiale.
A la même époque les contributions théoriques faites par ce courant – qui plus tard engloba des fractions en Belgique, en France et au Mexique – furent immenses et tout à fait irremplaçables. Dans son analyse de la dégénérescence de la révolution russe – qui ne remit jamais en question la caractère prolétarien de 1917 ; dans ses recherches sur les problèmes de la future période de transition ; dans ses travaux sur la crise économique et les fondements de la décadence du capitalisme ; dans sa dénonciation de la position de l’Internationale communiste de soutien aux luttes de «libération nationale» ; dans son élaboration de la théorie du parti et de la fraction ; dans ses polémiques sans relâche, mais fraternelles, avec d’autres courants politiques prolétariens ; en cela et dans beaucoup d’autres domaines, la gauche italienne a sans aucun doute rempli la tâche qu’elle s’était assignée de développer les bases programmatiques pour les organisations prolétariennes du futur.
12. La dispersion des groupes de la gauche communiste en Allemagne fut parachevée par la terreur nazie, même si quelques activités révolutionnaires clandestines ont pu se maintenir sous le régime d’Hitler. Pendant les années 30, la défense des positions révolutionnaires de la gauche allemande se menait en grande partie en Hollande, en particulier par le travail du groupe des Communistes internationaux, mais aussi en Amérique avec le groupe de Paul Mattick. Comme Bilan, la gauche allemande resta fidèle à l’internationalisme face à toutes les guerres impérialistes locales qui préparaient la voie à la boucherie mondiale, résistant à la tentation de «défendre la démocratie».
Elle a continué à approfondir sa compréhension de la question syndicale, des nouvelles formes d’organisation des ouvriers à l’époque du déclin du capitalisme, des fondements matériels de la crise capitaliste, de la tendance au capitalisme d’Etat. Elle a aussi maintenu une intervention importante dans la lutte de classe, en particulier vis à vis du mouvement des chômeurs. Mais la gauche allemande, traumatisée par la défaite de la révolution russe, glissait toujours plus vers la négation conseilliste de l’organisation politique – et donc de tout rôle bien clair pour elle-même. Associé à cela, elle rejetait totalement le bolchevisme et la révolution russe qu’elle considérait comme bourgeoise depuis le début. Cette théorisation a été le germe de sa future disparition. Bien que la gauche communiste en Hollande ait continué, même sous l’occupation nazie, et ait donné naissance à une organisation importante après la guerre – le Spartacusbund qui, au début, est revenu aux positions pro-parti du KAPD – les concessions de la gauche hollandaise à l’anarchisme sur la question organisationnelle ont fait qu’il lui a été de plus en plus difficile de maintenir une quelconque continuité organisée les années suivantes. Aujourd’hui, nous sommes très proches de l’extinction complète de ce courant.
13. La gauche italienne, de son côté, a maintenu une continuité organisationnelle, mais non sans payer un tribut à la contre-révolution. Juste avant la guerre, la fraction italienne fut plongée dans le désarroi par la «théorie de l’économie de guerre» qui niait l’imminence de la guerre mondiale, mais son travail a continué, en particulier grâce à l’apparition d’une fraction française au milieu du conflit impérialiste. Vers la fin de la guerre, l’éclatement de grandes luttes prolétariennes en Italie entraîna des confusions supplémentaires dans les rangs de la fraction italienne, la majorité retournant en Italie pour former, avec Bordiga qui avait été politiquement inactif depuis la fin des années 20, le Parti communiste internationaliste d’Italie qui, tout en étant opposé à la guerre impérialiste, se formait sur des bases programmatiques peu claires et avec une analyse erronée de la période qu’il croyait être une période d’extension du combat révolutionnaire.
Cette orientation politique rencontra l’opposition de la majorité de la fraction en France qui avait vu plus rapidement que la période était toujours à la contre-révolution triomphante et qu’en conséquence, les tâches de la fraction n’étaient pas parvenues à leur terme. La Gauche communiste de France continua donc à travailler dans l’esprit de Bilan et, tout en ne négligeant pas ses responsabilités vis à vis de l’intervention dans les luttes immédiates de la classe, consacra son énergie au travail de clarification politique et théorique, faisant un bon nombre d’avancées importantes, en particulier sur les question du capitalisme d’Etat, de la période de transition, des syndicats et du parti. Tout en maintenant la méthode rigoureuse du marxisme si typique de la gauche italienne, elle fut aussi capable d’intégrer quelques unes des meilleures contributions de la gauche germano-hollandaise dans l’ensemble de son armement programmatique.
14. En 1952, cependant, fortement convaincue de l’imminence d’une troisième guerre mondiale, la GCF s’est effectivement dissoute. La même année, le PCI en Italie était déchiré par une scission entre la tendance «bordiguiste» et la tendance conduite par Onorato Damen, un militant qui était resté politiquement actif en Italie pendant toute la période fasciste. La tendance «bordiguiste» était plus claire dans la compréhension de la nature réactionnaire de la période, mais dans ses efforts pour assurer fermement la défense du marxisme, elle tendait à verser dans le dogmatisme. Sa (nouvelle !) théorie de «l’invariance du marxisme» l’a conduite à ignorer de plus en plus les avancées réalisées par la fraction italienne dans les années 30 et à régresser dans «l’orthodoxie de l’Internationale communiste» sur beaucoup de questions. Les différents groupes bordiguistes aujourd’hui (au moins trois d’entre eux s’appellent ‘Parti communiste international’) sont les descendants directs de cette tendance.
La tendance Damen était beaucoup plus claire sur des questions politiques fondamentales comme le rôle du parti, les syndicats, la libération nationale et le capitalisme d’Etat, mais n’est jamais allée aux racines des erreurs commises à la formation originelle du PCI. Pendant les années 50 et 60, ces groupes ont stagné politiquement, le courant bordiguiste en particulier, qui se «protégeait» derrière la barrière du sectarisme. La bourgeoisie était parvenue très près d’éliminer toute expression organisée du marxisme, en coupant le lien vital qui unit les organisations révolutionnaires du présent aux grandes traditions du mouvement ouvrier.
15. A la fin des années 60, cependant, le prolétariat réapparaît sur la scène de l’histoire avec la grève générale en France en mai 68 et les explosions ultérieures de combats ouvriers dans le monde entier. Cette reprise a donné naissance à une nouvelle génération d’éléments politisés cherchant la clartédes positions communistes, insufflant une nouvelle vie aux groupes révolutionnaires existants et elle produisit aussi de nouvelles organisations qui voulaient renouer avec l’héritage de la gauche communiste. Au début, ce nouveau milieu politique, réagissant contre l’image «autoritaire» du bolchevisme, était profondément imprégné d’idéologie conseilliste mais, en mûrissant, il devint de plus en plus capable de mettre de côté ses préjugés anti-organisationnels et de voir sa continuité avec la tradition marxiste tout entière.
Ce n’est pas par hasard si aujourd’hui la plupart des groupes existant dans le milieu révolutionnaire sont issus du courant de la gauche italienne, qui a donné une grande importance à la question organisationnelle et à la nécessité de préserver une tradition révolutionnaire intacte. Les groupes bordiguistes et le Bureau International pour le Parti révolutionnaire sont tous les héritiers du Parti communiste internationaliste d’Italie, alors que le Courant communiste international est, dans une grande mesure, le descendant de la Gauche communiste de France.
16. La reprise prolétarienne de la fin des années 60 a suivi un chemin tortueux, avec des avancées et des reculs, rencontrant beaucoup d’obstacles sur son chemin, et aucun n’a été plus grand que l’énorme campagne de la bourgeoisie sur “la mort du communisme”- dont une partie a porté des attaques directes contre la gauche communiste elle-même, accusée à tort d’être la source du courant «négationniste» qui nie l’existence des chambres à gaz nazies.
Les difficultés de tout ce processus ont à leur tour semé beaucoup de difficultés sur le chemin du milieu révolutionnaire lui-même, retardant sa croissance et faisant obstacle à son unification. Mais malgré ces faiblesses, le mouvement de la «gauche communiste» reste la seule continuation vivante du marxisme authentique, le seul «pont» possible pour la formation du futur parti communiste mondial. Il est donc d’une importance vitale que les nouveaux éléments militants qui, quoiqu’il arrive, continuent à se développer à travers le monde dans cette période, prennent contact avec les groupes de la gauche communiste, débattent avec eux et, finalement, joignent leurs forces aux siennes ; ainsi, ils feront leur propre contribution à la construction du parti révolutionnaire, sans lequel il n’y aura pas de révolution victorieuse.
Courant Communiste International
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