Pour que cessent les violences faites aux travailleur·es du sexe (TDS)

Au départ de cette journée, il y a « l’affaire de Green River » qui éclate en 2001 aux États-Unis. Un tueur en série qui pendant plus de 20 ans a assassiné plusieurs dizaines de femmes, la plupart jeunes, pauvres, certaines en profitant de leurs toxicomanies, et dont beaucoup n’étaient pas blanches. Beaucoup étaient aussi travailleuses du sexe.
À l’origine de cette journée de lutte pour que cessent les violences faites aux TDS, il y a la nécessité de se souvenir que ces violences ne sont pas liées à l’exercice d’une profession dangereuse en soi, mais qu’elles doivent être comprises dans un ensemble d’oppressions exercé par un système structurellement patriarcal, misogyne, raciste, capitaliste, transphobe, homophobe, validiste. Et qu’un tel système est forcément putophobe. Parce que la condition de pute rassemble bien souvent tout cela à la fois.

Les TDS sont toujours considéré·es comme des « femmes de mauvaise vie », des vecteurs de maladie (alors même que nous sommes parmi les premie·res concerné·es et en première ligne de la lutte contre les IST, notamment le VIH), des parents indignes, des corps à prendre, parce que putain est presque un synonyme pour dire salope. Et qu’une salope ne se respecte même pas elle-même.

Pour ne pas être dans l’illégalité, nous sommes censé·es déclarer nos revenus et contribuer au fonctionnement collectif en payant des impôts, mais il n’existe aucune catégorie dans laquelle déclarer nos activités qui prennent en compte la réalité de nos métiers. Nos comptes bancaires peuvent être fermés du jour au lendemain parce que beaucoup d’institutions financières refusent d’être associées au travail du sexe (visiblement considéré comme une atteinte à leurs valeurs morales pire que le commerce d’armement). Sans aucune garantie de pouvoir récupérer cet argent, notamment avec des services en ligne comme Paypal.
Nous sommes maintenu·es dans l’isolement par les lois criminalisant le proxénétisme, qui à défaut de réellement permettre à des personnes victimes de traite d’accéder à de meilleures conditions de vie, ont surtout pour conséquence de criminaliser nos proches, de nous empêcher de nous organiser, de nous soutenir collectivement et de nous protéger sans risquer de lourdes amendes, voire des peines de prison.
Quand nous allons nous faire dépister, nous avons souvent droit à des jugements avilissants et infantilisants, quand nous n’avons tout simplement pas accès aux soins de base, à cause de notre précarité, de notre couleur de peau, parce que nous ne parlons pas la bonne langue ou que nous n’avons pas les bons documents.
Nous subissons la répression et la putophobie structurelles des administrations, mais aussi de la police, qui refuse régulièrement de se déplacer ou de prendre nos plaintes pour agressions, qui nous verbalise pour non-port du masque ou non-respect du confinement, quand bien même nous n’avons pas d’autres choix que de continuer à travailler. Combien de TDS subissent de leur part des menaces, du chantage, des contrôles d’identités parfois jusqu’à être emmené·es au poste juste pour le plaisir de nous priver quelques heures de liberté, quand ce n’est pas du racket organisé, des violences physiques voire sexuelles ? D’ailleurs, répétons-le pour celleux qui n’auraient pas bien compris : les flics ne sont pas nos fils. Merci de vous en souvenir quand vous souhaitez les insulter.

Aujourd’hui, les violences faites aux femmes, notamment conjugales, ne peuvent plus être ignorées. Mais les voix des TDS sont toujours minoritaires, celles qui ne comptent pas. Les violences que nous subissons continuent à passer sous les radars. Les femmes trans sont rarement inclues dans les décomptes des féminicides, pas plus que les autres personnes sur le spectre des genres minorisés, dont les meurtres ne sont recensés que par les collectifs militants communautaires.

Le gouvernement fait des annonces grandiloquentes, faisant des violences sexistes une « priorité ». Mais il reste sourd aux violences particulières que nous subissons. Nous sommes aussi des femmes, ou perçues comme telles. Nous sommes discriminé·es pour nos identités de genre ou nos orientations sexuelles, des « LGBTQI+ » dont les quelques droits ont été arrachés de haute lutte, des femmes ou des hommes trans, des PD, des lesbiennes, des personnes non-binaires ou intersexes. Nous sommes des personnes non-blanches, nous sommes des « illégaux », nous sommes atteint·es du VIH et d’autres maladies graves, nous sommes porteur·es de handicaps et de neuroatypies, nous sommes des consommateur·es de drogues. Parfois nous cumulons tout cela à la fois. Nous sommes toutes et tous précarisé·es dans une société capitaliste où l’exploitation par une classe dominante est la règle. Et pour beaucoup d’entre nous, le TDS est tout simplement la seule activité rémunérée que nous pouvons exercer.

Et alors que beaucoup d’entre nous sont perçues comme des femmes et subissent les violences patriarcales, alors que beaucoup d’entre nous militent sur de nombreux terrains, nous devons également faire face à toute une flopée de féministes qui n’ont en tête que la « disparition de la prostitution ». Et qui n’ont visiblement toujours pas compris qu’en étant abolitionnistes, elles se plaçaient du côté du patriarcat blanc, bourgeois, raciste, transphobe, validiste et réactionnaire.

Très cher·es abolitionnistes, très cher·es prohibitionnistes : on ne fait pas disparaître la prostitution à coups de baguette magique. On ne peut pas silencier les voix de tou·tes les personnes concerné·es en visibilisant uniquement quelques survivant·es désormais rangé·es à vos avis. On ne nous fera pas tou·tes passer pour victimes de traite et d’exploitation pour justifier des mesures répressives et absolument inefficaces.
Parlons-en, de votre fameux « parcours de sortie de la prostitution ». Une lamentable farce, qui dans les faits ne permet qu’à une poignée d’exilé·es – victimes de traite ou non – d’avoir accès au programme, et dans des conditions indécentes : une allocation de 330 euros par mois, l’interdiction totale d’avoir recours au travail du sexe en complément sous peine de se voir exclu·e du programme, des titres de séjour de six mois seulement, renouvelables quatre fois maximum. Sans aucune garantie d’obtenir un statut pérenne à l’issue du parcours, ses requérant·es se voient fiché·es administrativement, identifié·es par les services de police et vulnérables aux Obligations de Quitter le Territoire Français, la fameuse OQTF.

Et la loi de 2016, dite de pénalisation des clients, dont vous êtes si fier·es ? Les études de terrain sont formelles : en prétendant ne pas criminaliser les TDS mais seulement les clients en les menaçant de lourdes amendes, ces lois n’ont pour seule conséquence que de nous rendre encore plus vulnérables. Les clients se font plus rares entraînant une baisse des revenus gravissime pour les TDS dont c’est l’unique revenu. On observe une augmentation drastique de ceux qui se permettent de négocier lourdement les prix et les pratiques, exerçant chantages et pressions pour obtenir des services dans des conditions toujours plus dangereuses. Conséquences donc de ces mesures dont certain·es se réjouissent : isolement accru, plus grande vulnérabilité aux mauvais clients, aux vols et aux agressions, recul du port du préservatif, pression de devoir travailler à tout prix, quel que soit l’impact sur notre santé mentale et physique.

Aujourd’hui, en pleine crise sanitaire, la situation des TDS est plus que jamais précaire. Et plus que le Covid, c’est l’État qui en est responsable. L’État qui nous laisse crever sans lever le petit doigt, feignant d’ignorer que ce sont les dispositions prises par les gouvernements successifs qui menacent très concrètement nos vies. Des politiques élaborées sans nous. Les 90.000 euros d’aide octroyées par le gouvernement permettent juste de prendre la mesure de son mépris à l’égard de la gravité de la situation. Ce n’est même pas une goutte d’eau dans l’océan.

C’est le même mépris et la même brutalité à l’oeuvre dans les politiques « sociales » successives : de la réforme des retraites dont il a été démontré que les femmes notamment étaient particulièrement victimes, en passant par la guerre contre les pauvres avec le démantèlement progressif des services publics et la multiplication des mesures de contrôles, jusqu’à la chasse aux exilé·es menée à grand coup d’expulsions de squats, de tabassages et d’OQTF, et la diminution des régularisations malgré des situations invivables.

Ce n’est pas la prostitution que certain·es voudraient faire disparaître. C’est nous. Et bien vous savez quoi : ça ne marche pas. Nous sommes de plus en plus à subir la précarisation, nous sommes de plus en plus à exercer le TDS sous de multiples formes, et de plus en plus, à nous organiser pour lutter ensemble parmi tous les exclu·es qui n’ont d’autre choix que de se battre pour ne pas s’intégrer pacifiquement dans cette société, pour cesser d’être invibilisé·es et silencié·es.

Trêve de lamentations sur les « divisions du mouvement féministe ». Nous ne pouvons et ne voulons pas lutter avec un féminisme qui exclut les putes. C’est souvent le même qui veut interdire le voile et faire disparaître celles qui le portent, le même féminisme qui exclut les personnes trans de nos luttes, le même qui continue à regarder le monde de son point de vue étriqué de femmes majoritairement blanches et bien souvent privilégiées.
Dans une société qui considère toujours largement que disposer de son corps fait de nous des salopes ; où l’on peut subir pendant des années la violence de son conjoint sans avoir d’autre solutions que de rester ; où l’on peut se faire harceler par son patron, son entraîneur sportif ou son metteur en scène ; où le viol conjugal peine à être reconnu ; où les personnes trans ont une espérance de vie plus basse que la moyenne ; où les PD se font agressé dans les rues parce qu’ils osent transgresser les normes de la virilité et par là la menacent, de la même façon qu’on agresse les lesbiennes parce qu’elles osent se retirer du marché hétérosexuel ; où les violences policières ciblent particulièrement les personnes non-blanches avec une violence qu’on feint de découvrir ; qui osera encore défendre que les luttes autour du travail du sexe ne sont pas aussi des combats féministes ?

Nous voulons disposer de nos corps et de nos a-sexualités, disposer de nos identités de genre et de leur fluidité. Nous voulons la disparition des frontières, celles dans nos têtes et celles qui délimitent les nations, nous voulons l’abolition des prisons et des centres de rétention. Nous voulons voir la chute de ce monde où les valeurs réactionnaires morales marchent main dans la main avec les intérêts coloniaux et la marchandisation du vivant. Nous voulons la fin du capitalisme et de l’argent, parce tant qu’il y aura de l’argent, il n’y en aura jamais pour tout le monde.
Mais comme tout ça n’est clairement pas au programme, en attendant, nous voulons des droits. Nous voulons des papiers. Nous voulons exercer ce métier ou un autre dans de bonnes conditions. Nous voulons des logements décents et avoir accès aux soins. Nous voulons la fin de la pénalisation des clients et des lois sur le proxénétisme qui font de nos ami·es, nos parents, nos enfants, nos amoureux·ses des proxénètes.

Ne nous sauvez pas. On s’en charge.

Des putes vénères