Exaspérés par les squats qui placent la nécessité et l’urgence avant la propriété privée et la spéculation, certains opérateurs immobiliers choisissent de se faire justice eux-mêmes. Avec en prime l’option sabotage du logement qu’ils détiennent. Et des méthodes récurrentes : destruction méthodique des sanitaires, des équipements de cuisine, des vitres. Objectif : rendre impossible toute occupation du logement dépourvu de ses fonctions vitales, sans se soucier des audiences au tribunal prévues quelques jours plus tard. À Nantes, cette vague de commandos connaît depuis l’été une actualité aussi discrète que féroce et délibérée.

« En 13 ans de métier, c’est mon huitième squat. La loi est pour les squatteurs. Du coup je n’ai jamais fait de procédure officielle. Trop long, trop fastidieux. J’ai toujours géré ça moi-même, dit le promoteur Anthony Tiriakian, co gérant de la société Maisons Urbaines. Euh non je vais pas vous dire mes méthodes… La violence peut être partout. Faut pas toujours croire que c’est les proprios… »

 

Cagoules, matraques et gazeuses

Premier coup de pression dans un quartier chic : une maison à un étage, inoccupée depuis 2007, est réhabitée par une poignée de squatteurs installés depuis début juin. Ils le racontent eux-mêmes : le 11 juillet, celui qui vient proférer des menaces ne dit pas qui il est. Il est chez lui, ça lui suffit : « Je vais vous envoyer les gros bras qui vont venir tout casser. Moi, la justice, la police, je m’en fous… ». Passant outre le constat d’huissier qui a pourtant lancé la procédure légale, un maçon vient pour murer la maison habitée. Mais repart sans avoir posé de parpaing.

La nuit qui suit, un commando d’une bonne demie douzaine d’hommes bien organisés, cagoulés, pénètre dans la maison à 5 h du matin racontent les habitants. Ils sont armés de matraques télescopiques et de gazeuses lacrymogènes. La casse des sanitaires est méthodique, comme celle des vitres donnant sur le jardin. Se faisant passer pour la police en civil, ils exigent et embarquent des cartes d’identité et brisent des téléphones mobiles. Une intervention efficace et rapide, moins de dix minutes. Pas de grands discours, juste l’injonction de dégager.

Les jours qui suivent, s’enchaînent la coupure à la disqueuse du câble électrique desservant la maison (privant du même coup plusieurs heures d’internet les voisins du quartier huppé), une tentative d’incendie d’une voiture des squatteurs, de la colle forte dans la serrure, jusqu’à une deuxième irruption musclée au petit matin, entre chien et loup. La porte ayant été barricadée, le commando s’est muni d’un bélier pour l’enfoncer. Une dizaine de personnes dort dans la maison. Toujours cagoulé, le commando asperge un peu de lacrymo et matraque télescopique à la main, tient les squatters en respect, « la tête sur les matelas, gazé·es ou matraqué·es dès qu’on bouge. Ils nous volent deux ordis, détruisent tous les téléphones qu’ils trouvent. Ils déversent un liquide noirâtre qui pue la mort dans les placards, sur nos fringues, sur les lits. À la disqueuse, ils s’attaquent aux rayons de nos vélos dans l’entrée, mais ça n’a pas marché pour scier le cadre » confie Mia*. Une tentative de menottage au serflex échoue aussi, le squatteur se démenant trop. Certains prennent des coups de matraque au crâne et au bras qui les enverront aux urgences pour des points de suture. Quand le commando entend que la police a été appelée, un coup de sifflet du chef de groupe fait sortir les agresseurs illico, oubliant une barre à mine sur place mais pas le bélier.

Le propriétaire, Joël Hamon, du groupe immobilier AJP, nie formellement : « Des gros bras ? Je n’ai entendu parler de rien. C’est une blague, ça n’est jamais arrivé. Pas chez nous. J’ai rencontré les squatteurs, très gentils, très polis, qui m’ont expliqué la loi. C’était assez amusant. Ça ne me gênait pas qu’ils occupent, on ne va pas démolir avant deux ou trois ans. Je ne vois pas pourquoi ils sont partis. »

 

Tout casser pour que ce ne soit pas réoccupé

Deuxième cas : un père occupe une maison avec sa fille : « J’ai proposé de signer un bail précaire. L’agence n’a pas voulu », explique Gaël*. Le 12 septembre, en son absence, tout est dévasté, du verre cassé répandu sur les affaires de sa fille de 6 ans. « Toutes les vitres brisées, lavabo et chauffe-eau défoncés », note un militant de Droit au logement. Le lendemain, arrive une voiture siglée du promoteur et « deux gros balaises, malsains, flippants, menaçant de me mettre des baffes », selon ses dires. Gérant d’Arti créations qui se dit « entreprise à taille humaine », Cyril Arnoux assume « On est dans notre bon droit… On a juste fini de tout casser pour que ce ne soit pas occupé une seconde fois. On n’est pas le propriétaire. La maison, on la met en sécurité même s’il n’y a pas d’urgence, pas de permis de construire, pas de bon de commande du propriétaire. On nous traite de capitalistes. Mais qu’ils viennent bosser avec nous…»

 

La police sur le trottoir

Dans cette autre maison squattée d’un « beau » quartier nantais, quatre casseurs débarquent un dimanche, de jour, sans cagoules ni complexes, démolissent soigneusement les sanitaires et explosent tous les carreaux des fenêtres. Toujours la même priorité. Les deux promoteurs de la société Maisons urbaines suivent la destruction en règle depuis le trottoir. « On n’est pas arrivé avec des flingues, on est des gens lambda, dit Anthony Tiriakian, Si on a tout cassé à l’intérieur, c’est pour anticiper les travaux ». Dès son arrivée il a appelé la police : « Ils sont arrivés un quart d’heure après, une dizaine, la Bac, la police nationale. Ils nous ont laissé sécuriser la maison et repartir tranquillement dans nos voitures. »

« Non, on ne détériore pas un bien qui nous appartient, dit son associé Guillaume Delcros. On achète en mauvais état, et on met à nu le bâtiment, on le cure pour le revaloriser. Avec le squatteurs, il faut bien analyser à qui on a affaire, depuis combien de temps ils sont là, ,. Les migrants, c’est différent. Il y a de l’empathie, et quand on arrive, ils partent en s’excusant. Rien à voir avec ces anars de 25 -30 ans, bien organisés, qui profitent du système. Là, il faut être ferme, un peu plus si on n’est pas filmé… » Pourtant, faute d’intervenir dans les premières 48 h, les squatteurs sont inexpulsables. Jusqu’à ce que la procédure soit purgée, une intrusion est hors la loi : « Oui complètement, concède Guillaume Delcros. Mais à la base la situation est scandaleuse ! On récupère notre bien, ce n’est pas borderline. Le risque de me prendre une plainte, je l’assume ! »

 

Sanitaires et vitres en priorité : une constante

Même scénario dans un autre quartier résidentiel. Après cinq ans à l’abandon, cette maison est réoccupée et attend l’audience au tribunal, une semaine plus tard. Le 8 octobre, en début d’après-midi, deux hommes en vestons assistent trois gros bras armés de pieds de biche et d’une masse qui détruisent vitres, lavabos, wc. La seule habitante présente filme en direct sans que ça semble émouvoir les casseurs. Cynique, le propriétaire, Stéphane Houssais, patron d’une douzaine de sociétés immobilières et industrielles propose même un barbecue le soir même en rappelant à un de ses hommes de ne pas oublier de démolir les toilettes….

« La loi ne suspend pas l’occupation et protège plus ou moins les squatteurs et le phénomène tend à proliférer », déplore-t-il quelque jours plus tard. Qui sont les gros bras qui démolissent sa maison en sa présence ? Il reste évasif : « Je ne sais pas, je suis un dirigeant très engagé dans le pôle économique. J’ai rendu service à un grand nombre de personnes… Je n’étais pas à l’intérieur, je suis resté sur le trottoir avec la police, qui n’est pas intervenue. Elle a des consignes pour ne pas faire trop d’esclandre ».

La concordance des méthodes, masquées quand on s’attaque physiquement aux squatteurs, à découvert pour se centrer sur les dégâts matériels, est pour le moins troublante dans une ville qui n’a pas de précédents connus de ce genre. Mais l’impunité n’est pas permanente. En témoigne l’arrestation d’un propriétaire et son fils le 6 novembre à Bondy (Seine-Saint-Denis) venus se faire justice eux-mêmes avec un équipe d’hommes de mains cagoulés, dans une maison vide occupée par une femme et sa fille. Les 48 h de garde à vue pour coups et blessures en réunion pourraient calmer les ardeurs de ces exactions en bande organisée. Pour rappel, outre les violences et menaces passibles de correctionnelle, l’irruption dans ces squats dans le temps de la procédure légale de demande d’expulsion relève juridiquement d’une violation de domicile. Celui des squatteurs. Et ça, les pros de l’immobilier n’apprécient pas du tout.

 

* Prénoms modifiés.