Six mois de taule si on te choppe à te promener plus de trois fois sans justification. Durée légale du travail hebdomadaire rallongée à 48 heures, voire à 60 dans certains secteurs. Flics prévenus par un voisin parce qu’il t’a vue monter sur une colline. Appel aux demandeur.ses d’asile à travailler dans les champs le temps de l’arrêt obligé de la machine à expulser. Verbalisation par drones dans des villes et sur des plages. Pack de PQ qui prend la place du gilet jaune sur le pare-brise, signes ostentatoires d’achats « de première nécessité » à chaque sortie. Pensionnaires des Ehpad condamné.es à mourir seul.es. Désocialisation obligatoire. Interdiction de te rendre à un enterrement. Numérisation intégrale de l’enseignement, enfants qui ne font plus la différence entre un sketch de Norman et celui de leur prof. Isolement total pour tou.tes les prisonnièr.es. Trouille de croiser les flics à chaque carrefour. Crieurs publics au chômage, travail du sexe définitivement prohibé, marchés sauvages oubliés, théâtre de rue changé en « télé-concerts », tags pas lus, affiches pas collées. Silence des rues vides. Plus d’en-dehors, plus d’ailleurs. La liberté ? Tu peux encore t’autoriser toi-même à acheter des chips.

Y a un mois, ce qu’il nous reste aujourd’hui de vie serait passé pour un cauchemar irréaliste. Passés quinze jours, on dirait bien qu’on s’y est fait. Chacun.e à sa manière : tout le monde n’a pas de jardin à cultiver ni de chambre perso à ranger parce que celle-ci est aussi celle d’un conjoint violent ; tout le monde ne maîtrise pas le yoga au point de ne pas penser aux factures à payer ; tout le monde n’arrive pas à se recentrer sur soi ou à lire, à sombrer dans Netflix, la réalité virtuelle ou des théories du complot ; des gosses piaillent, des parents crient ; des colocs se disputent ; des amoureuses ne se supportent plus ; tout le monde n’a pas de résidence à laquelle s’assigner ; beaucoup doivent dealer avec l’ordre contradictoire du « travaille et reste chez toi ». Faut bien des petites mains pour emballer sextoys et DVD chez Amazon. Pour faire marcher les hôpitaux agonisants. Pour faire tourner des entreprises indispensables à la survie de l’économie. Pour fournir les supermarchés. Pour biper les achats et encaisser l’argent.

La crise menace, mais des rouages tournent encore, les marchandises venant de loin franchissent sans peine les frontières verrouillées à triple tour. L’enfermement ? La répression paie. L’apathie gagne. L’état d’exception fait de « l’État partout » la règle : démocratie libérale ou populisme dirigiste, même combat. Le spectacle de l’urgence paralyse. Celui de la difficulté de sa gestion fait de la soumission un valeureux effort de groupe. « L’effort de guerre », l’union sacrée (et ses relents nationalistes) appellent les cœurs à vibrer à l’unisson. Comme pour le foot : « on a mal joué, mais on se rattrapera ». Et si l’État échoue à garantir la sécurité face au virus, c’est parce que des irresponsables défient les règles du confinement. Reste héroïquement chez toi. Obéis à n’importe quoi par sens du devoir et par conscience citoyenne.

Il y a encore un mince espoir : peut-être que le confinement est accepté parce que beaucoup de gens prennent au sérieux le risque d’en contaminer d’autres. Beaucoup parlent d’un « après », de cet « après » qu’on prépare, celui où « on n’oubliera rien », même si on doit faire face aux innombrables problèmes du retour à la normale. Mais s’il n’y avait pas d’après ? Si c’est le confinement qui devenait la norme ? Si le dé-confinement était partiel et temporaire, les mesures coercitives se durcissant à chaque ré-confinement, au nom des crises multiples qui agitent déjà autant d’épées de Damoclès (crash du système bancaire, famine, accidents industriels, cataclysmes dits naturels, tensions diplomatiques, exode urbain, exil de masse) ? Ou encore s’il était conditionné par notre soumission totale : à la vaccination obligatoire quand il y aura un vaccin, au dépistage forcé, à la géolocalisation imposée de tous nos déplacements, à la transparence absolue de nos vies ? Les états d’exception ont une fâcheuse tendance à durer, pourquoi au juste reviendrait-on en arrière ? Et si le dé-confinement sur mesure était celui du travail forcé pour rétablir l’économie en peine ? Des TIG pour les minimas sociaux, de l’esclavage pour les taulard.es et les migrant.es ? La situation actuelle était inimaginable. Il y a désormais bien peu de choses qu’on ne puisse pas imaginer.

A moins que… A moins que le confinement ne devienne une école de l’illégalisme et de la débrouille pour les personnes que ces pratiques choquaient il y a encore pas si longtemps ; une occasion de lâcher nos grelots téléphoniques face à l’insupportable visibilité qu’ils offrent au contrôle de nos vies ; un temps utilisé pour trouver des idées, pour prendre du courage, pour constater que si certain.es ont encore quelque chose à perdre, d’autres n’ont déjà plus rien, pour découvrir qu’il y a des choses plus abjectes que la mort, pour s’organiser face à la répression, pour arrêter définitivement le travail. Pour arrêter d’attendre « l’après ». Pour profiter des occasions qu’ouvre la situation d’exception. Pour aider à faire tomber ce qui chancelle. Pour cultiver nos colères : si l’État nous assène que « l’État, c’est nous », pourquoi ne pas le priver, lui, de respirateur artificiel ?

Contestons les amendes. Préservons nos liens, multiplions-les. Remplissons des caisses de grève et d’anti-répression avec les derniers sous qu’il nous reste (ce sera toujours ça de pas pris par les prunes). Parlons-nous. Partageons nos espaces surs. Ne nous lâchons pas.