DROGUE ET PROSTITUTION

 

Hommage à Mary-Lou

 

Dans l’état actuel des choses et vu le nombre de drogues, légales et illégales, qui circulent sur les trottoirs et nous sont proposées souvent gratuitement (pour mieux nous « accrocher » ensuite), la tentation est grande dans un moment de déprime, de solitude ou de révolte, d’y goûter, transgressant l’interdit médical et social.

Il faut aujourd’hui beaucoup de courage et une très grande fierté pour être prostituée et le rester, consciente de sa valeur humaine et de ses droits face au mépris des gens, aux regards ironiques, tranchants, malades de haine et d’incompréhension, de curiosité et d’envie qu’ils nous jettent comme des crachats. La prostituée est une paria, une femme niée, maudite. Publiquement, elle n’existe pas.

Vis-à-vis de sa famille, des voisins, des « autres », de la société tout entière, elle doit mentir, tricher, jouer la comédie, cacher son vrai visage, sa personnalité. Il faut continuellement faire semblant de « n’être pas ». Cette trahison envers soi-même, on la paie très cher : solitude, dépression, trou noir. Sensation d’une chute dans un entonnoir vide, glacé, où rien ne vit, où l’on est seule repoussée de partout, sauf de ses frères et sœurs de la marge, écorchés et jetés comme nous.

Celles et ceux qui ont cherché et essayé de toutes leurs forces de se « racheter », de se « réhabiliter » dans le troupeau hypocrite de ceux qui savent si bien nous juger en nous utilisant, le savent : pas de pitié, pas d’absolution pour les damnés, les différents, pas d’amour et pas d’amitié. On ne fait pas confiance à ceux qui sortent de prison, de l’asile psychiatrique, de l’alcool, de la drogue, de la prostitution. Ils restent marqués à vie, on les tolère à distance, du bout des lèvres, du bout du cœur. Ils font trop peur, ils salissent la conscience de ceux qui s’accrochent aux lois comme des moutons à leur mangeoire, protégés par l’ordre et par la morale, les yeux desséchés derrière leurs œillères.

La drogue, c’est l’aventure, la fuite, l’oubli, le rêve. C’est la complicité des loups entre eux qui s’empoisonnent dans la rage affamée d’un monde différent. On joue avec la mort, on l’orne, on l’apprivoise, on se bat avec elle, on la caresse, on la dévore lentement et pour finir, on sait qu’elle nous aura peut-être, elle, cruellement.

Autour de nous les drogués meurent, tous les jours et les nuits surtout, camouflés derrière leur masque de tragédie et de silence, dans un monde invisible dont ils nous ont fermé les portes, comme nous avons fermé les nôtres. Ils meurent à dix-huit ans, à vingt ans, à trente ans.

À quarante-cinq ans comme toi, Mary-Lou. Toi qui n’es plus qu’un peu de cendre dans une urne de métal murée dans du béton, au cœur d’une poubelle collective, que reste-t-il de toi, Mary-Lou, Prostituée, Alcoolique, Droguée ?

Belle, lumineuse, superbe dans tes habits de reine, ton corps de miel et de soleil, tes yeux d’eau verte, tes cheveux de blé clair, tes mains que tant d’hommes ont tenues, caressées, baisées, tes longues mains trouées, brûlées par les piqûres, ton sexe doux comme une mangue, enfoui dans tes cuisses soyeuses ; ta voix, ton rire, tes dernières larmes et ton sourire devant la mort quand tu n’étais plus qu’un souffle à la chair torturée, sanglante, percée d’aiguilles et de tuyaux ; morte, Mary-Lou, disparue, envolée, dans toute la fleur de ta beauté ; tuée par tant de nuits à marcher dans le froid, dans la peur, dans la solitude nue pour te payer la mort. Car la mort coûte cher, car l’amour coûte cher, le désespoir aussi. La solitude tue plus sûrement que la drogue.

Qui t’a aimée, Mary-Lou, qui t’a rendue vraiment heureuse ? Tu n’as même pas eu d’enfants, tu n’avais même plus de chien. Tu étais seule avec tes Dieux, les Dieux de la mort avec leurs poudres qui donnent le vertige, la folie, les faux sommeils, les faux soleils, et l’incendie qui t’a brûlé le corps.

Tu avais la musique, tu avais le Valium et tous les somnifères. Et en prison tu étais bien, assommée de calmants. En sécurité, tranquille, apaisée. C’est en sortant que la mort t’a guettée, et harcelée, et massacrée par tout l’alcool et les médicaments et tout le désespoir d’avoir manqué la vie et trop de lassitude à tout recommencer.

 

Grisélidis Réal
Prostituée
Genève, décembre 1985
in De sac & de corde, n°2, 1985