Toujours les mêmes pourfendeurs d’éditeurs rivaux. Ils ont même créé un site rien que pour dénoncer Agone, incroyable, non ? A ce niveau, on se demande quelle sombre vengeance se cache derrière cette obsession.
on préfère acrimed!
Quand France culture monte un tribunal d’exception contre Jean-Marc Rouillan
Nous publions ci-dessous, et sous forme de tribune [1], un article consacré à un montage d’archives assemblé à la va-vite sous le titre « Action directe, la politique et le terrorisme islamique selon Jean-Marc Rouillan » et mis en ligne sur le site de France culture le mercredi 12 septembre 2018, alors que paraît Dix ans d’Action directe de Jean-Marc Rouillan.
En ouverture, une photo de la « reconstitution du meurtre de deux policiers avenue Trudaine, à Paris ». Le public de la scène est surtout composé de reporters entourant le juge Bruguière – qui semble sourire ? Mais ni Jean-Marc Rouillan ni aucun de trois autres membres d’Action directe cités au-dessus du cliché n’ont jamais été présents le jour des faits sur les lieux.
Dans le second paragraphe du montage, il est affirmé que l’auteur est « libre de sa parole depuis le 18 mai 2018 précisément, au terme d’une ultime peine, prononcée par la justice qui a estimé Rouillan coupable d’apologie du terrorisme (…) le 27 février 2016 ». Ce qui est faux. La date du 18 mai 2018 est celle à laquelle Rouillan est sorti de sa conditionnelle, relative aux condamnations, entre 1988 et 1994, pour ses activités au sein d’Action directe. Et c’est la raison pour laquelle il est « libre de sa parole », ou, pour être précis, que ne pèse plus sur lui l’interdit de parler publiquement des faits pour lesquels il a été condamné – en l’occurrence ceux qu’il relate dans le livre qui vient de paraître.
Décidément très mal informée, la journaliste de France culture affirme que, « en rendant hommage [dans une radio marseillaise – Radio Grenouille – le 23 février 2016] aux terroristes islamistes, Rouillan a repoussé de deux ans ses entraves » [2].
Curieuse qualification que celle d’un « hommage » quand l’ancien militant d’Action directe déclarait ce jour-là à l’antenne qu’il était « absolument contre les idées réactionnaires » de Daech, mouvement qu’il qualifiait de « très proche du capitalisme », de « basé sur le mortifère, le sacrifice, la mort ». Certes, Rouillan a bien déclaré, à propos des attentats du 13 novembre 2015 : « Ils se sont battus courageusement dans les rues de Paris en sachant qu’il y avait près de 3 000 flics autour d’eux. […] On peut dire plein de choses contre eux […] mais pas que ces gamins sont des lâches. » Toutefois, les journalistes de la radio nationale, qui n’ont vraisemblablement pas pris le temps d’écouter l’émission sur la radio locale, se sont emparés de ces phrases pour instruire un procès à charge contre leur auteur avant même que la justice ne se soit prononcée définitivement [3].
Car si Rouillan a bien été condamné pour « apologie de terrorisme » à la suite de cet entretien radiophonique, il est faux de dire que cette condamnation a « repoussé de deux ans ses entraves ». Le jugement de février 2016 a été confirmé en appel six mois plus tard et attend de passer en cassation [4]. La journaliste de France culture confond cette affaire avec la rupture de conditionnelle prononcée en octobre 2008 par le juge d’application de peine à la suite d’un entretien de Rouillan paru dans L’Express, qui renvoya l’auteur en prison pendant deux ans [5].
Non seulement personne chez France culture ne semble avoir rien lu d’autre sur ce sujet, mais même une lecture précise de l’article paru dans Libération le 12 septembre dernier semble inaccessible à ces gens de radio : Dix ans d’Action directe n’est pas « en partie constitué de textes écrits derrière les barreaux » mais a été intégralement écrit en prison [6].
Pourquoi relier le quotidien Libération à Action directe en invoquant la revendication de deux attentats en 1982 ? Toute personne même peu informée sur la période n’ignore pas que c’est plutôt auprès de l’Agence France Presse (AFP) que le groupe revendiquait alors ses actions. Si l’on voulait associer AD au Libération de cette période, on pourrait, par exemple, signaler l’entretien que Rouillan donna au quotidien en août de cette année-là [7]. Et s’il fallait parler de la « longue histoire » reliant l’ancien quotidien maoïste au groupe armé, il aurait mieux valu évoquer, par exemple, le mois de mai 1976, quand Libération s’insurgeait contre la mort d’Ulrike Meinhof (RAF), qualifiée de « crime d’État », retrouvant ainsi (une dernière fois) le ton de La Cause du peuple : « L’ennemi, notre principal ennemi, c’est l’État. »
Coincée entre les maigres archives et l’étroite culture politique qui lui a servi de base (le fabuliste des leaders de Mai 68 Patrick Rotman et un journal télévisé d’Antenne 2 qui, en 1986, évoque encore l’ORTF des années De Gaulle), la fin de ce montage est centrée sur une émission de France culture à laquelle Rouillan avait été invité à parler de « radicalisation » [8].
Au moins pouvons-nous lire quelques déclarations de l’auteur. Sans doute inquiète que ses auditeurs puissent penser qu’elle valide les propos de Rouillan, la radio d’État le qualifie de « funambule » avant de constater qu’en effet, à propos de Daech, celui-ci n’exprime « aucun soutien ni hommage explicite mais plutôt par désaccord politique » mais dit déjà sur France culture ce qu’il dira quelques jours plus tard sur la radio marseillaise : « Je n’ai pas de sympathie politique avec leurs idées qui sont, pour moi, féodales. (…) Ce qui nous [militants révolutionnaires communistes] différencie fondamentalement de ces militants islamistes, du GIA à Daech, ce qui nous différencie nous, qui avons lutté jusqu’aux armes, c’est la joie de combattre. De vouloir se libérer d’un monde qui était mortifère. Qui est mortifère. Au contraire, tous les combattants islamistes sont tenus par l’idéologie mortifère que produit ce système [9]. »
Enfin, on trouve les analyses de Rouillan qui justifient le titre du montage de France culture : « J’ai essayé de comprendre pourquoi nous, la gauche radicale, la gauche “extrémiste” comme vous diriez, l’“ultragauche” [pour utiliser un terme journalistique], on a perdu les quartiers populaires. Ma question c’est : “Comment eux ont-ils réussi à se développer, et pas nous ?” Ils ne sont pas politisés [comme on entend souvent dire], mais quand même : quand il a fallu lâcher les Adidas pour aller se battre en Syrie, ils l’ont fait ! Ces jeunes des quartiers populaires sont politisés et on les méprise, ils sont totalement rejetés dans nos périphéries et on ne leur donne même pas l’analyse de dire qu’ils représentent une idée politique [10]. »
On aurait pu s’attendre, de la part d’une journaliste de France culture, à un peu de curiosité pour l’évolution récente de l’exercice de la justice et, en particulier, pour les conditions dans lesquelles Rouillan a été condamné pour « apologie du terrorisme ». On aurait alors appris les difficultés que pose cette accusation depuis qu’en novembre 2014 elle peut être jugée en comparution immédiate : parce qu’elle met en danger la liberté d’expression ; en plus des problèmes d’application qu’elle rencontre [11].
Sans non plus fouiller bien loin, France culture aurait aussi pu découvrir comment, début octobre 2016, quelque temps après la première condamnation de Rouillan pour « apologie du terrorisme », l’essayiste Éric Zemmour donnait au mensuel Causeur son appréciation des terroristes de l’État islamique, qu’il refusait de qualifier d’« esprits faibles » avant d’affirmer qu’il « respecte des gens prêts à mourir pour ce en quoi ils croient » et de préciser, à propos de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice : « Quand les gens agissent parce qu’ils pensent que leurs morts le leur demandent, il y a quelque chose de respectable. » Début janvier 2017, quelque temps après la confirmation en appel de la condamnation de Rouillan, le parquet de Paris classait sans suite l’enquête qu’il avait ouverte sur Zemmour pour « apologie du terrorisme », estimant que l’infraction était « insuffisamment caractérisée » [12]. Il est difficile de ne pas se réjouir de cette décision. Et en même temps de ne pas se demander, en comparant les propos et les jugements, si l’on n’a pas affaire à une illustration exemplaire du caractère vague de l’incrimination (qui est par principe à proscrire en matière pénale), sans parler du poids de l’identité, de l’histoire et des positions sociale et politique des accusés dans l’extensibilité des jugements et des problèmes que cela pose à l’exercice de la justice.
Alors que les tribunaux peinent à appliquer la justice, les médias ont-ils besoin d’ajouter ce lot d’injustice que recèle toute inexactitude ?
De la Falsification ou du Trotskisme Universitaire
benoit est bien gentil mais son discours psychanalisant est aussi débile que le nationalisme de dellumbria (qui est un gros beauf)
Les éditions Agone fêtent leurs vingt-cinq ans : l’occasion pour nous de célébrer cet anniversaire en publiant, avec leur accord, une chronologie des évènements qui ont marqué leur histoire, initialement parue sur le site d’Agone (Acrimed).
1990-1997 : Agone, une revue sortie de nulle part
1990. Le « consensus de Washington » propose aux pays en difficulté le désinvestissement de l’État et la dérégulation du marché, Francis Fukuyama célèbre la fin de l’histoire sur les cendres encore fumantes du rideau de fer et Bernard « Zorro des entreprises » Tapie rachète Adidas. À Marseille, où Jean-Claude Gaudin s’entend décidément très bien avec le FN, deux étudiants âgés de 27 ans, purs produits des années 1980 (c’est-à-dire élevés dans une époque fric, strass et kitsch et ayant pour principale expérience de contestation politique le mouvement contre la loi Devaquet de 1986) mais héritiers décalés des années 1970 (donc porteurs du souvenir pas si lointain d’un grand vent de révolte et lecteurs de textes situationnistes [1]), font durer leurs études. Inscrit en philosophie, Thierry Discepolo est chargé des périodiques au Centre de documentation de la Vieille Charité, attaché à l’EHESS, où Jacques Vialle suit un cursus de sociologie. Humblement inspirés par Combat, Partisans et Les Temps modernes, ils se convainquent de créer une revue [2].
Le nom ? « Agone », comme une joute de Grèce antique, un combat pas trop guerrier, régi par des règles clairement définies. Le premier numéro, sobrement intitulé « ?Écriture raisonnée », comporte entre autres un article sur l’« objectivisme et le relativisme en sociologie » et une critique de l’instrumentalisation de la connaissance [3]. Les grandes obsessions de la future maison d’édition, garantes de la cohérence de sa ligne éditoriale, sont déjà là.
Les premiers complices s’appellent Olivier Salazar-Ferrer, Philippe Boissinot, Serge Dentin, bientôt rejoints par une une éditrice, Laure Mistral. Le premier numéro, un cahier maquetté aux ciseaux, plié et agrafé à la main, est photocopié à 250 exemplaires sur les machines de l’université de Provence moyennant quelques bouteilles de whisky. Il sera diffusé par les rédacteurs.
Rapidement stabilisée, la revue Agone obtient dès 1992 le soutien financier des collectivités territoriales (Ville de Marseille [4], Conseil général des Bouches-du-Rhône, Conseil régional PACA), de la DRAC puis du CNL. L’année suivante, un colloque intitulé « Le vivant » organisé par les fondateurs de la revue dans leur fac d’origine, le numéro 10, titré « Autour des Cahiers du Sud », et le Salon de la revue organisé à Marseille, leur permettent d’entamer une – très lente – professionnalisation.
Mais le vrai tournant s’opère avec le numéro 16, « Misère de la mondialisation ». Les grèves massives contre le plan Juppé de 1995, l’« Appel des intellectuels en soutien aux grévistes » de Pierre Bourdieu [5] et le début d’une sortie de la torpeur néolibérale n’y sont pas étrangers. Le numéro sera relayé par Le Monde diplomatique et Daniel Mermet : tiré à 1 500 exemplaires, il sera réimprimé au bout de quelques mois.
L’idée commence alors à germer, quasiment au même moment que dans la tête des fondateurs de Raisons d’agir, La Fabrique, Le Croquant ou La Dispute, de fonder une maison d’édition indépendante critique.
1998-2002 : premiers pavés sur la plage
Entre chantiers d’élagage, peinture et menuiserie, les fondateurs, rejoints entre-temps par deux économistes, Jacques Luzi et Michel Barrillon, collaborent à divers projets éditoriaux – dont un qui leur permettra de rencontrer Jean-Marc Rouillan – et multiplient les contrats de packaging [6], accumulant sans le savoir les compétences de professionnels de l’édition. Tous deviennent instituteur, enseignant, chercheur – sauf un, qui sera éditeur.
Renonçant ainsi à sa carrière de gentleman [7], Thierry Discepolo emprunte 50 000 francs pour couvrir les premiers frais sans avoir le temps ni la présence d’esprit de saisir les enjeux et le risque de sa démarche. À l’équipe éditoriale de la revue sont associés deux salariés, Frédéric Cotton et Christel Portes, qui s’installent dans un petit bureau de la rue Sainte à l’automne 1997. Agone sera distribuée par les Belles lettres mais, peinant à trouver un diffuseur, s’associe aux éditions Thélème et L’Escampette pour créer la plate-forme de diffusion indépendante Athélès [8].
Les trois premiers titres sortent un an plus tard, dans la collection « Contre-feux » : Responsabilité des intellectuels de Noam Chomsky [9], Apologies de Denis Diderot et Les Chiens de garde de Paul Nizan [10]. Sur le plan éditorial, les influences sont rares : François Maspero, François Maspero et François Maspero, mais aussi les collections « Libertés » de Pauvert et « Tirés à part » de L’Éclat. Sur le plan politique, on se réclame tranquillement d’influences à la croisée de l’anarcho-marxisme rationaliste et du socialisme radical anti-stalinien. Paraissent ensuite Citations au combat, D’une abolition l’autre et le Manifeste d’octobre 1970, en coédition avec un éditeur montréalais [11] ; puis Réformes et Révolutions, La Guerre au vivant et, surtout, Interventions [12], qui feront changer Agone de stature. Avec de nouveaux collaborateurs (Marc Pantanella, Michel Caïetti, Sébastien Mengin, Annabelle Millet, Laure Coutens), la maison s’installe en 2000 dans un nouveau local, rue Puvis-de-Chavannes.
Une deuxième collection – de littérature – sera créée l’année suivante, à l’initiative de Samuel Autexier, fondateur de la revue de poésie Propos de campagne, bientôt rejoint par sa sœur Héléna. D’abord appelée « Marginales », elle sera renommée « Manufacture de proses » par Anne-Lise Thomasson, qui en reprend la direction en 2008.
Articulée autour de deux pôles qu’on taxerait difficilement d’opportunisme – littérature pacifiste (notamment germanophone) et littérature prolétarienne (notamment suédoise) –, cette collection a pour ambition de revaloriser une littérature réaliste et politique, contribuant à la connaissance du monde. Y seront publiés, entre autres, Karl Kraus, Harry Martinson, Stig Dagerman et Alfred Döblin.
La troisième collection arrive en 2000. Tombé sur un article de Jean-Jacques Rosat – ancien élève de Jacques Bouveresse tout juste rattaché à sa chaire au Collège de France?– sur ledit philosophe [13], Discepolo imagine une série d’essais rassemblant ses articles introuvables et le leur écrit. Lorsqu’il les rencontre, il se livre à un grand numéro krausien sur les virgules [14], ce qui n’aura aucune conséquence néfaste : Bouveresse fait bientôt d’Agone son principal éditeur, tandis que Rosat propose une collection de philosophie et prépare les Essais I dans une annexe enfumée de la rue d’Ulm. Suivront George Orwell, Karl Bühler et Paul Boghossian, qui contribueront à forger une ligne fondée sur la critique du postmodernisme et du relativisme, et à définir ce qui deviendra une véritable devise : « Rationalité, vérité et démocratie ».
La quatrième collection, « Mémoires sociales », est apportée par Charles Jacquier en 2001. D’abord centrée sur l’Europe de l’entre-deux-guerres, elle accueille Cauchemar en URSS de Boris Souvarine, suivi de Marcel Martinet et sa culture prolétarienne, de l’envoyé américain à Marseille Varian Fry et du socialisme internationaliste de Louis Mercier-Vega. Entre-temps, Bourdieu a redirigé chez Agone Loïc Wacquant et ses Carnets d’un apprenti boxeur, de même que Daniel Martinez et ses Carnets d’un intérimaire. « Mémoires sociales » est aujourd’hui dirigée par Marie Laigle, Philippe Olivera et Clément Petitjean.
2002-2013 : la maison brûle (de tous ses feux)
Dans la nuit du 29 au 30 mai 2002, à Gasny (Eure), plus de trois millions de volumes constituant les fonds de soixante éditeurs, dont la plupart n’étaient pas assurés, disparaissent dans l’incendie des entrepôts des Belles Lettres, leur distributeur. Agone perd 92?% de son stock, soit plus de 50 000 exemplaires.
Le ministre de la Culture d’alors – Jean-Jacques Aillagon – promet un soutien indéfectible aux éditeurs sinistrés, le CNL débloque un fonds spécial et la presse à sensation, toujours plus encline à parler de l’édition indépendante quand elle disparaît que quand elle édite des livres, rivalise de titres sensationnels? : « ?Mercredi des cendres? », « ?L’angoisse de la page noire? », « ?En lettres de feu » [15]…
Agone monte vingt-quatre dossiers de subvention et lance un appel à souscription qui permettront de reconstituer plus de la moitié du fonds en l’espace de dix-huit mois. Pour remercier ceux qui l’ont soutenue, la maison lance une gazette biannuelle qui sera distribuée gratuitement en librairie et dans les cinémas jusqu’en 2011 [16]. Par un hasard heureux, l’automne suivant voit paraître ce qui deviendra la plus grosse « locomotive » d’Agone : Une histoire populaire des États-Unis de Howard Zinn – dont, comme pour la plupart de ses succès, elle a décroché les droits non pas grâce à un flair exceptionnel, mais parce qu’aucun autre éditeur n’en voulait.
C’est aussi en 2002 qu’arrive « Dossiers noirs », collection proposée et portée par l’association Survie, alors présidée par François-Xavier Verschave, intervenant depuis 1984 auprès des responsables politiques français pour « assainir les relations franco-africaines et lutter contre la banalisation des crimes contre l’humanité ». Elle accueille en moyenne un livre par an, ancré dans l’actualité politique, dont le dernier titre le plus visible reste Areva en Afrique [17].
En 2003, suivant l’impulsion d’un donateur anonyme et dans une ambiance d’enthousiasme généralisé, Agone se lance dans l’achat à crédit d’un local en s’associant à un journal en gestation alliant critique des médias et critique sociale, CQFD, fusion du RIRe et de PLPL [18]. Malheureusement, tout le monde s’engueule.
Chez Agone aussi, l’équipe se modifie avec l’arrivée, en ordre dispersé, de Benoît Eugène, Anne-Lise Thomasson, Sandra Barthélémy, Gilles Le Beuze et Raphaël Monnard, puis Natacha Cauvin.
L’année 2004 est celle du lancement de la collection de poche « Éléments ». L’idée initiale – relancer à bas prix des titres publiés par des maisons proches [19] – s’avérant un échec cuisant, Agone se contente de recycler son propre fonds, et commence par tirer témérairement De la guerre comme politique étrangère des États-Unis de Noam Chomsky à 10 000 exemplaires. La maison rappatriera plus tard l’œuvre d’auteurs déjà présents dans son catalogue – comme Alain Accardo, Gérard Noiriel et Serge Halimi.
En 2007, tandis que Nicolas Sarkozy fait toutes sortes de plaisanteries incluant un ministère de l’Identité nationale, Jean Jaurès et Guy Môquet, le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) [20] vient à Agone par l’entremise de Nicolas Offenstadt, qui propose de publier À quoi sert l’identité nationale de Gérard Noiriel dans des délais que la maison juge ordinairement blasphématoires (quatre mois). L’ouvrage inaugurera pourtant avec succès une collection d’histoire, « Passé & Présent ». La même année voit la création de la Société des lecteurs d’Agone et la mise en place d’une souscription annuelle pour répondre aux difficultés chroniques de trésorerie.
En 2009, grâce à une rencontre improbable permise par la librairie de Sarrant (Gers), un troisième collectif militant se joint à Agone pour une série de coéditions : Smolny, basé à Toulouse et spécialisé dans les « introuvables du mouvement ouvrier ». C’est le début de la publication des « Œuvres complètes de Rosa Luxemburg », dont sera publié un volume par an.
En 2011 paraît le premier titre de la collection de sociologie, « L’ordre des choses » : L’École des ouvriers de Paul Willis. Sylvain Laurens, à qui la direction en avait été proposée, s’était d’abord jugé trop bleu pour une telle entreprise – mais il s’associe finalement à Julian Mischi puis à Étienne Pénissat, pour former une belle brochette de sociologues rationalistes et empiristes se situant eux-mêmes à gauche de l’« homo academicus rosenvallien ».
Agone comporte alors dix collections et publie de quinze à vingt titres par an. Malheureusement – une fois de plus –, tout le monde s’engueule. Cinq des six salariés quittent la maison d’édition entre septembre 2012 et janvier 2013, pour des motifs mêlant désaccords personnels et politiques et, sans nul doute, un vrai épuisement.
2014-2015 : inlassable optimisme
À l’automne 2013, Agone stabilise une nouvelle équipe de salariés, formée de Marie Billerot, Julia Bureau, Marie Hermann, Marie Laigle, Philippe Olivera et, encore et toujours, Thierry Discepolo. Confrontée à une crise toujours plus profonde du secteur de la librairie, à un comportement toujours plus agressif de la part d’Amazon [21] et à un manque d’humour toujours plus flagrant chez les contrôleurs des impôts, Agone n’a pas beaucoup changé.
Certes, elle a désormais une page Facebook, parce qu’il paraît que c’est plus pratique pour organiser des rencontres en librairie. Mais elle s’appuie toujours sur un trépied constitué de la vie (et de la voix) des dominés, des luttes sociales et politiques, et d’une exigence d’analyse, de connaissance et de vérité. Elle cherche encore à rendre accessible au plus grand nombre des ouvrages critiques, exigeants et soignés, et à bâtir des ponts entre mondes académique et militant, entre lettrés et grand public. Elle continue de mener une politique d’auteur, cherchant à rassembler des œuvres plutôt qu’à faire des « coups ». Et elle se donne toujours pour principe de « ne jamais publier un livre pour le seul motif de sa rentabilité, ne pas choisir un auteur sur le seul critère de sa notoriété et ne pas traiter un sujet par sa seule actualité [22] ». Elle se caractérise encore par un mode d’organisation le plus égalitaire possible. Et on continue d’y penser que, si les livres ne changent pas le monde, ils peuvent au moins y contribuer. Pour résumer, les salaires sont toujours aussi bas, les nuits toujours aussi courtes, les ambitions toujours aussi modestes et les projets, toujours aussi fous.
Marie Hermann
Ceci n’est pas un article mais seulement des liens copiés-collés pour continuer à alimenter les embrouilles autour de rouillan depuis quelques jours sur le site
Toujours les mêmes pourfendeurs d’éditeurs rivaux. Ils ont même créé un site rien que pour dénoncer Agone, incroyable, non ? A ce niveau, on se demande quelle sombre vengeance se cache derrière cette obsession.
on préfère acrimed!
Quand France culture monte un tribunal d’exception contre Jean-Marc Rouillan
Nous publions ci-dessous, et sous forme de tribune [1], un article consacré à un montage d’archives assemblé à la va-vite sous le titre « Action directe, la politique et le terrorisme islamique selon Jean-Marc Rouillan » et mis en ligne sur le site de France culture le mercredi 12 septembre 2018, alors que paraît Dix ans d’Action directe de Jean-Marc Rouillan.
En ouverture, une photo de la « reconstitution du meurtre de deux policiers avenue Trudaine, à Paris ». Le public de la scène est surtout composé de reporters entourant le juge Bruguière – qui semble sourire ? Mais ni Jean-Marc Rouillan ni aucun de trois autres membres d’Action directe cités au-dessus du cliché n’ont jamais été présents le jour des faits sur les lieux.
Dans le second paragraphe du montage, il est affirmé que l’auteur est « libre de sa parole depuis le 18 mai 2018 précisément, au terme d’une ultime peine, prononcée par la justice qui a estimé Rouillan coupable d’apologie du terrorisme (…) le 27 février 2016 ». Ce qui est faux. La date du 18 mai 2018 est celle à laquelle Rouillan est sorti de sa conditionnelle, relative aux condamnations, entre 1988 et 1994, pour ses activités au sein d’Action directe. Et c’est la raison pour laquelle il est « libre de sa parole », ou, pour être précis, que ne pèse plus sur lui l’interdit de parler publiquement des faits pour lesquels il a été condamné – en l’occurrence ceux qu’il relate dans le livre qui vient de paraître.
Décidément très mal informée, la journaliste de France culture affirme que, « en rendant hommage [dans une radio marseillaise – Radio Grenouille – le 23 février 2016] aux terroristes islamistes, Rouillan a repoussé de deux ans ses entraves » [2].
Curieuse qualification que celle d’un « hommage » quand l’ancien militant d’Action directe déclarait ce jour-là à l’antenne qu’il était « absolument contre les idées réactionnaires » de Daech, mouvement qu’il qualifiait de « très proche du capitalisme », de « basé sur le mortifère, le sacrifice, la mort ». Certes, Rouillan a bien déclaré, à propos des attentats du 13 novembre 2015 : « Ils se sont battus courageusement dans les rues de Paris en sachant qu’il y avait près de 3 000 flics autour d’eux. […] On peut dire plein de choses contre eux […] mais pas que ces gamins sont des lâches. » Toutefois, les journalistes de la radio nationale, qui n’ont vraisemblablement pas pris le temps d’écouter l’émission sur la radio locale, se sont emparés de ces phrases pour instruire un procès à charge contre leur auteur avant même que la justice ne se soit prononcée définitivement [3].
Car si Rouillan a bien été condamné pour « apologie de terrorisme » à la suite de cet entretien radiophonique, il est faux de dire que cette condamnation a « repoussé de deux ans ses entraves ». Le jugement de février 2016 a été confirmé en appel six mois plus tard et attend de passer en cassation [4]. La journaliste de France culture confond cette affaire avec la rupture de conditionnelle prononcée en octobre 2008 par le juge d’application de peine à la suite d’un entretien de Rouillan paru dans L’Express, qui renvoya l’auteur en prison pendant deux ans [5].
Non seulement personne chez France culture ne semble avoir rien lu d’autre sur ce sujet, mais même une lecture précise de l’article paru dans Libération le 12 septembre dernier semble inaccessible à ces gens de radio : Dix ans d’Action directe n’est pas « en partie constitué de textes écrits derrière les barreaux » mais a été intégralement écrit en prison [6].
Pourquoi relier le quotidien Libération à Action directe en invoquant la revendication de deux attentats en 1982 ? Toute personne même peu informée sur la période n’ignore pas que c’est plutôt auprès de l’Agence France Presse (AFP) que le groupe revendiquait alors ses actions. Si l’on voulait associer AD au Libération de cette période, on pourrait, par exemple, signaler l’entretien que Rouillan donna au quotidien en août de cette année-là [7]. Et s’il fallait parler de la « longue histoire » reliant l’ancien quotidien maoïste au groupe armé, il aurait mieux valu évoquer, par exemple, le mois de mai 1976, quand Libération s’insurgeait contre la mort d’Ulrike Meinhof (RAF), qualifiée de « crime d’État », retrouvant ainsi (une dernière fois) le ton de La Cause du peuple : « L’ennemi, notre principal ennemi, c’est l’État. »
Coincée entre les maigres archives et l’étroite culture politique qui lui a servi de base (le fabuliste des leaders de Mai 68 Patrick Rotman et un journal télévisé d’Antenne 2 qui, en 1986, évoque encore l’ORTF des années De Gaulle), la fin de ce montage est centrée sur une émission de France culture à laquelle Rouillan avait été invité à parler de « radicalisation » [8].
Au moins pouvons-nous lire quelques déclarations de l’auteur. Sans doute inquiète que ses auditeurs puissent penser qu’elle valide les propos de Rouillan, la radio d’État le qualifie de « funambule » avant de constater qu’en effet, à propos de Daech, celui-ci n’exprime « aucun soutien ni hommage explicite mais plutôt par désaccord politique » mais dit déjà sur France culture ce qu’il dira quelques jours plus tard sur la radio marseillaise : « Je n’ai pas de sympathie politique avec leurs idées qui sont, pour moi, féodales. (…) Ce qui nous [militants révolutionnaires communistes] différencie fondamentalement de ces militants islamistes, du GIA à Daech, ce qui nous différencie nous, qui avons lutté jusqu’aux armes, c’est la joie de combattre. De vouloir se libérer d’un monde qui était mortifère. Qui est mortifère. Au contraire, tous les combattants islamistes sont tenus par l’idéologie mortifère que produit ce système [9]. »
Enfin, on trouve les analyses de Rouillan qui justifient le titre du montage de France culture : « J’ai essayé de comprendre pourquoi nous, la gauche radicale, la gauche “extrémiste” comme vous diriez, l’“ultragauche” [pour utiliser un terme journalistique], on a perdu les quartiers populaires. Ma question c’est : “Comment eux ont-ils réussi à se développer, et pas nous ?” Ils ne sont pas politisés [comme on entend souvent dire], mais quand même : quand il a fallu lâcher les Adidas pour aller se battre en Syrie, ils l’ont fait ! Ces jeunes des quartiers populaires sont politisés et on les méprise, ils sont totalement rejetés dans nos périphéries et on ne leur donne même pas l’analyse de dire qu’ils représentent une idée politique [10]. »
On aurait pu s’attendre, de la part d’une journaliste de France culture, à un peu de curiosité pour l’évolution récente de l’exercice de la justice et, en particulier, pour les conditions dans lesquelles Rouillan a été condamné pour « apologie du terrorisme ». On aurait alors appris les difficultés que pose cette accusation depuis qu’en novembre 2014 elle peut être jugée en comparution immédiate : parce qu’elle met en danger la liberté d’expression ; en plus des problèmes d’application qu’elle rencontre [11].
Sans non plus fouiller bien loin, France culture aurait aussi pu découvrir comment, début octobre 2016, quelque temps après la première condamnation de Rouillan pour « apologie du terrorisme », l’essayiste Éric Zemmour donnait au mensuel Causeur son appréciation des terroristes de l’État islamique, qu’il refusait de qualifier d’« esprits faibles » avant d’affirmer qu’il « respecte des gens prêts à mourir pour ce en quoi ils croient » et de préciser, à propos de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice : « Quand les gens agissent parce qu’ils pensent que leurs morts le leur demandent, il y a quelque chose de respectable. » Début janvier 2017, quelque temps après la confirmation en appel de la condamnation de Rouillan, le parquet de Paris classait sans suite l’enquête qu’il avait ouverte sur Zemmour pour « apologie du terrorisme », estimant que l’infraction était « insuffisamment caractérisée » [12]. Il est difficile de ne pas se réjouir de cette décision. Et en même temps de ne pas se demander, en comparant les propos et les jugements, si l’on n’a pas affaire à une illustration exemplaire du caractère vague de l’incrimination (qui est par principe à proscrire en matière pénale), sans parler du poids de l’identité, de l’histoire et des positions sociale et politique des accusés dans l’extensibilité des jugements et des problèmes que cela pose à l’exercice de la justice.
Alors que les tribunaux peinent à appliquer la justice, les médias ont-ils besoin d’ajouter ce lot d’injustice que recèle toute inexactitude ?
Thierry Discepolo
https://www.acrimed.org/Quand-France-culture-monte-un-tribunal-d
https://vosstanie.blogspot.com/2019/01/des-illets-fanes-pour-un-agonisant.html
De la Falsification ou du Trotskisme Universitaire
benoit est bien gentil mais son discours psychanalisant est aussi débile que le nationalisme de dellumbria (qui est un gros beauf)
Les éditions Agone fêtent leurs vingt-cinq ans : l’occasion pour nous de célébrer cet anniversaire en publiant, avec leur accord, une chronologie des évènements qui ont marqué leur histoire, initialement parue sur le site d’Agone (Acrimed).
1990-1997 : Agone, une revue sortie de nulle part
1990. Le « consensus de Washington » propose aux pays en difficulté le désinvestissement de l’État et la dérégulation du marché, Francis Fukuyama célèbre la fin de l’histoire sur les cendres encore fumantes du rideau de fer et Bernard « Zorro des entreprises » Tapie rachète Adidas. À Marseille, où Jean-Claude Gaudin s’entend décidément très bien avec le FN, deux étudiants âgés de 27 ans, purs produits des années 1980 (c’est-à-dire élevés dans une époque fric, strass et kitsch et ayant pour principale expérience de contestation politique le mouvement contre la loi Devaquet de 1986) mais héritiers décalés des années 1970 (donc porteurs du souvenir pas si lointain d’un grand vent de révolte et lecteurs de textes situationnistes [1]), font durer leurs études. Inscrit en philosophie, Thierry Discepolo est chargé des périodiques au Centre de documentation de la Vieille Charité, attaché à l’EHESS, où Jacques Vialle suit un cursus de sociologie. Humblement inspirés par Combat, Partisans et Les Temps modernes, ils se convainquent de créer une revue [2].
Le nom ? « Agone », comme une joute de Grèce antique, un combat pas trop guerrier, régi par des règles clairement définies. Le premier numéro, sobrement intitulé « ?Écriture raisonnée », comporte entre autres un article sur l’« objectivisme et le relativisme en sociologie » et une critique de l’instrumentalisation de la connaissance [3]. Les grandes obsessions de la future maison d’édition, garantes de la cohérence de sa ligne éditoriale, sont déjà là.
Les premiers complices s’appellent Olivier Salazar-Ferrer, Philippe Boissinot, Serge Dentin, bientôt rejoints par une une éditrice, Laure Mistral. Le premier numéro, un cahier maquetté aux ciseaux, plié et agrafé à la main, est photocopié à 250 exemplaires sur les machines de l’université de Provence moyennant quelques bouteilles de whisky. Il sera diffusé par les rédacteurs.
Rapidement stabilisée, la revue Agone obtient dès 1992 le soutien financier des collectivités territoriales (Ville de Marseille [4], Conseil général des Bouches-du-Rhône, Conseil régional PACA), de la DRAC puis du CNL. L’année suivante, un colloque intitulé « Le vivant » organisé par les fondateurs de la revue dans leur fac d’origine, le numéro 10, titré « Autour des Cahiers du Sud », et le Salon de la revue organisé à Marseille, leur permettent d’entamer une – très lente – professionnalisation.
Mais le vrai tournant s’opère avec le numéro 16, « Misère de la mondialisation ». Les grèves massives contre le plan Juppé de 1995, l’« Appel des intellectuels en soutien aux grévistes » de Pierre Bourdieu [5] et le début d’une sortie de la torpeur néolibérale n’y sont pas étrangers. Le numéro sera relayé par Le Monde diplomatique et Daniel Mermet : tiré à 1 500 exemplaires, il sera réimprimé au bout de quelques mois.
L’idée commence alors à germer, quasiment au même moment que dans la tête des fondateurs de Raisons d’agir, La Fabrique, Le Croquant ou La Dispute, de fonder une maison d’édition indépendante critique.
1998-2002 : premiers pavés sur la plage
Entre chantiers d’élagage, peinture et menuiserie, les fondateurs, rejoints entre-temps par deux économistes, Jacques Luzi et Michel Barrillon, collaborent à divers projets éditoriaux – dont un qui leur permettra de rencontrer Jean-Marc Rouillan – et multiplient les contrats de packaging [6], accumulant sans le savoir les compétences de professionnels de l’édition. Tous deviennent instituteur, enseignant, chercheur – sauf un, qui sera éditeur.
Renonçant ainsi à sa carrière de gentleman [7], Thierry Discepolo emprunte 50 000 francs pour couvrir les premiers frais sans avoir le temps ni la présence d’esprit de saisir les enjeux et le risque de sa démarche. À l’équipe éditoriale de la revue sont associés deux salariés, Frédéric Cotton et Christel Portes, qui s’installent dans un petit bureau de la rue Sainte à l’automne 1997. Agone sera distribuée par les Belles lettres mais, peinant à trouver un diffuseur, s’associe aux éditions Thélème et L’Escampette pour créer la plate-forme de diffusion indépendante Athélès [8].
Les trois premiers titres sortent un an plus tard, dans la collection « Contre-feux » : Responsabilité des intellectuels de Noam Chomsky [9], Apologies de Denis Diderot et Les Chiens de garde de Paul Nizan [10]. Sur le plan éditorial, les influences sont rares : François Maspero, François Maspero et François Maspero, mais aussi les collections « Libertés » de Pauvert et « Tirés à part » de L’Éclat. Sur le plan politique, on se réclame tranquillement d’influences à la croisée de l’anarcho-marxisme rationaliste et du socialisme radical anti-stalinien. Paraissent ensuite Citations au combat, D’une abolition l’autre et le Manifeste d’octobre 1970, en coédition avec un éditeur montréalais [11] ; puis Réformes et Révolutions, La Guerre au vivant et, surtout, Interventions [12], qui feront changer Agone de stature. Avec de nouveaux collaborateurs (Marc Pantanella, Michel Caïetti, Sébastien Mengin, Annabelle Millet, Laure Coutens), la maison s’installe en 2000 dans un nouveau local, rue Puvis-de-Chavannes.
Une deuxième collection – de littérature – sera créée l’année suivante, à l’initiative de Samuel Autexier, fondateur de la revue de poésie Propos de campagne, bientôt rejoint par sa sœur Héléna. D’abord appelée « Marginales », elle sera renommée « Manufacture de proses » par Anne-Lise Thomasson, qui en reprend la direction en 2008.
Articulée autour de deux pôles qu’on taxerait difficilement d’opportunisme – littérature pacifiste (notamment germanophone) et littérature prolétarienne (notamment suédoise) –, cette collection a pour ambition de revaloriser une littérature réaliste et politique, contribuant à la connaissance du monde. Y seront publiés, entre autres, Karl Kraus, Harry Martinson, Stig Dagerman et Alfred Döblin.
La troisième collection arrive en 2000. Tombé sur un article de Jean-Jacques Rosat – ancien élève de Jacques Bouveresse tout juste rattaché à sa chaire au Collège de France?– sur ledit philosophe [13], Discepolo imagine une série d’essais rassemblant ses articles introuvables et le leur écrit. Lorsqu’il les rencontre, il se livre à un grand numéro krausien sur les virgules [14], ce qui n’aura aucune conséquence néfaste : Bouveresse fait bientôt d’Agone son principal éditeur, tandis que Rosat propose une collection de philosophie et prépare les Essais I dans une annexe enfumée de la rue d’Ulm. Suivront George Orwell, Karl Bühler et Paul Boghossian, qui contribueront à forger une ligne fondée sur la critique du postmodernisme et du relativisme, et à définir ce qui deviendra une véritable devise : « Rationalité, vérité et démocratie ».
La quatrième collection, « Mémoires sociales », est apportée par Charles Jacquier en 2001. D’abord centrée sur l’Europe de l’entre-deux-guerres, elle accueille Cauchemar en URSS de Boris Souvarine, suivi de Marcel Martinet et sa culture prolétarienne, de l’envoyé américain à Marseille Varian Fry et du socialisme internationaliste de Louis Mercier-Vega. Entre-temps, Bourdieu a redirigé chez Agone Loïc Wacquant et ses Carnets d’un apprenti boxeur, de même que Daniel Martinez et ses Carnets d’un intérimaire. « Mémoires sociales » est aujourd’hui dirigée par Marie Laigle, Philippe Olivera et Clément Petitjean.
2002-2013 : la maison brûle (de tous ses feux)
Dans la nuit du 29 au 30 mai 2002, à Gasny (Eure), plus de trois millions de volumes constituant les fonds de soixante éditeurs, dont la plupart n’étaient pas assurés, disparaissent dans l’incendie des entrepôts des Belles Lettres, leur distributeur. Agone perd 92?% de son stock, soit plus de 50 000 exemplaires.
Le ministre de la Culture d’alors – Jean-Jacques Aillagon – promet un soutien indéfectible aux éditeurs sinistrés, le CNL débloque un fonds spécial et la presse à sensation, toujours plus encline à parler de l’édition indépendante quand elle disparaît que quand elle édite des livres, rivalise de titres sensationnels? : « ?Mercredi des cendres? », « ?L’angoisse de la page noire? », « ?En lettres de feu » [15]…
Agone monte vingt-quatre dossiers de subvention et lance un appel à souscription qui permettront de reconstituer plus de la moitié du fonds en l’espace de dix-huit mois. Pour remercier ceux qui l’ont soutenue, la maison lance une gazette biannuelle qui sera distribuée gratuitement en librairie et dans les cinémas jusqu’en 2011 [16]. Par un hasard heureux, l’automne suivant voit paraître ce qui deviendra la plus grosse « locomotive » d’Agone : Une histoire populaire des États-Unis de Howard Zinn – dont, comme pour la plupart de ses succès, elle a décroché les droits non pas grâce à un flair exceptionnel, mais parce qu’aucun autre éditeur n’en voulait.
C’est aussi en 2002 qu’arrive « Dossiers noirs », collection proposée et portée par l’association Survie, alors présidée par François-Xavier Verschave, intervenant depuis 1984 auprès des responsables politiques français pour « assainir les relations franco-africaines et lutter contre la banalisation des crimes contre l’humanité ». Elle accueille en moyenne un livre par an, ancré dans l’actualité politique, dont le dernier titre le plus visible reste Areva en Afrique [17].
En 2003, suivant l’impulsion d’un donateur anonyme et dans une ambiance d’enthousiasme généralisé, Agone se lance dans l’achat à crédit d’un local en s’associant à un journal en gestation alliant critique des médias et critique sociale, CQFD, fusion du RIRe et de PLPL [18]. Malheureusement, tout le monde s’engueule.
Chez Agone aussi, l’équipe se modifie avec l’arrivée, en ordre dispersé, de Benoît Eugène, Anne-Lise Thomasson, Sandra Barthélémy, Gilles Le Beuze et Raphaël Monnard, puis Natacha Cauvin.
L’année 2004 est celle du lancement de la collection de poche « Éléments ». L’idée initiale – relancer à bas prix des titres publiés par des maisons proches [19] – s’avérant un échec cuisant, Agone se contente de recycler son propre fonds, et commence par tirer témérairement De la guerre comme politique étrangère des États-Unis de Noam Chomsky à 10 000 exemplaires. La maison rappatriera plus tard l’œuvre d’auteurs déjà présents dans son catalogue – comme Alain Accardo, Gérard Noiriel et Serge Halimi.
En 2007, tandis que Nicolas Sarkozy fait toutes sortes de plaisanteries incluant un ministère de l’Identité nationale, Jean Jaurès et Guy Môquet, le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) [20] vient à Agone par l’entremise de Nicolas Offenstadt, qui propose de publier À quoi sert l’identité nationale de Gérard Noiriel dans des délais que la maison juge ordinairement blasphématoires (quatre mois). L’ouvrage inaugurera pourtant avec succès une collection d’histoire, « Passé & Présent ». La même année voit la création de la Société des lecteurs d’Agone et la mise en place d’une souscription annuelle pour répondre aux difficultés chroniques de trésorerie.
En 2009, grâce à une rencontre improbable permise par la librairie de Sarrant (Gers), un troisième collectif militant se joint à Agone pour une série de coéditions : Smolny, basé à Toulouse et spécialisé dans les « introuvables du mouvement ouvrier ». C’est le début de la publication des « Œuvres complètes de Rosa Luxemburg », dont sera publié un volume par an.
En 2011 paraît le premier titre de la collection de sociologie, « L’ordre des choses » : L’École des ouvriers de Paul Willis. Sylvain Laurens, à qui la direction en avait été proposée, s’était d’abord jugé trop bleu pour une telle entreprise – mais il s’associe finalement à Julian Mischi puis à Étienne Pénissat, pour former une belle brochette de sociologues rationalistes et empiristes se situant eux-mêmes à gauche de l’« homo academicus rosenvallien ».
Agone comporte alors dix collections et publie de quinze à vingt titres par an. Malheureusement – une fois de plus –, tout le monde s’engueule. Cinq des six salariés quittent la maison d’édition entre septembre 2012 et janvier 2013, pour des motifs mêlant désaccords personnels et politiques et, sans nul doute, un vrai épuisement.
2014-2015 : inlassable optimisme
À l’automne 2013, Agone stabilise une nouvelle équipe de salariés, formée de Marie Billerot, Julia Bureau, Marie Hermann, Marie Laigle, Philippe Olivera et, encore et toujours, Thierry Discepolo. Confrontée à une crise toujours plus profonde du secteur de la librairie, à un comportement toujours plus agressif de la part d’Amazon [21] et à un manque d’humour toujours plus flagrant chez les contrôleurs des impôts, Agone n’a pas beaucoup changé.
Certes, elle a désormais une page Facebook, parce qu’il paraît que c’est plus pratique pour organiser des rencontres en librairie. Mais elle s’appuie toujours sur un trépied constitué de la vie (et de la voix) des dominés, des luttes sociales et politiques, et d’une exigence d’analyse, de connaissance et de vérité. Elle cherche encore à rendre accessible au plus grand nombre des ouvrages critiques, exigeants et soignés, et à bâtir des ponts entre mondes académique et militant, entre lettrés et grand public. Elle continue de mener une politique d’auteur, cherchant à rassembler des œuvres plutôt qu’à faire des « coups ». Et elle se donne toujours pour principe de « ne jamais publier un livre pour le seul motif de sa rentabilité, ne pas choisir un auteur sur le seul critère de sa notoriété et ne pas traiter un sujet par sa seule actualité [22] ». Elle se caractérise encore par un mode d’organisation le plus égalitaire possible. Et on continue d’y penser que, si les livres ne changent pas le monde, ils peuvent au moins y contribuer. Pour résumer, les salaires sont toujours aussi bas, les nuits toujours aussi courtes, les ambitions toujours aussi modestes et les projets, toujours aussi fous.
Marie Hermann
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