Le samedi 1er décembre, le mouvement des Gilets jaunes a cessé de s’appartenir, il a cessé d’être le mouvement de la France blanche-d’en-bas qu’il était à ses débuts. Face au prévisible refus de l’Etat de satisfaire la moindre revendication (comme en atteste le refus ou l’incapacité des « porte-paroles » du mouvement de rencontrer le Premier ministre), face aussi à l’aspect dérisoire que prend toute revendication au regard des existences insupportables qui sont les nôtres, et grâce à la convergence en milieu urbain de TOUTES les colères, le contenu révolutionnaire de la période actuelle a commencé à apparaître sous la croûte des discours et des idéologies, et ce contenu est le chaos. La question est désormais de savoir où ce qui a commencé va s’arrêter, ou plutôt jusqu’où ce qui a commencé ici pourra porter le désordre. Déjà, ceux qui sont à l’origine du mouvement font office d’arrière-garde poussive de ce qu’ils ont initié, en appellent à la raison et réclament dans le JDD le retour à l’ordre républicain. Ils sont l’incarnation du mouvement à ses débuts, et leur frilosité montre assez ce que ce mouvement n’est déjà plus. Ils se satisferaient d’un moratoire sur le prix du carburant, d’une hausse quelconque de quoi que ce soit ou de l’organisation d’un référendum sur la transition énergétique, là où se dessine un mouvement qui veut tout emporter sur son passage, et ne parvient plus à se cristalliser sur aucun discours ni aucune revendication, si ce n’est « Macron démission », répété comme une espèce de mantra en appelant au néant, à la disparition de tout ce qui représente ce monde. « Macron démission » c’est à la fois la limite politique de ce mouvement, et l’appel à la fin de toute politique.

Face à ce qui s’est produit le samedi 1er décembre, il serait absurde de continuer à qualifier ce qui se passe de « mouvement contre la vie chère », de maquiller en revendication économique ce qui va de toute évidence bien plus loin. Samedi, les « cahiers de doléances » ont servi à allumer des incendies. Le mouvement des Gilets jaunes avait déjà dépassé ce stade de la revendication économique dès la première semaine, pour entrer dans sa phase politique populiste, pour exiger que l’Etat se retire devant le peuple ou que le peuple se fasse Etat. Nous avons critiqué cette phase et déterminé le contenu des revendications portées par la France blanche-d’en-bas dans sa médiation de classe, montré les limites de cet interclassisme, pointé le danger de l’union nationale populaire des uns contre les « autres ». A peine avions-nous fini de faire la critique de cette phase que nous n’en étions déjà plus là.

Il manquait à ce mouvement une dose de nihilisme pour donner du sens à son « apolitisme » : la rencontre avec les « quartiers » lui a apporté ce qui lui manquait pour correspondre au « mouvement réel », qui n’est pas celui du progrès social mais celui de la destruction de la société, et pour joyeusement s’y reconnaître comme chez soi. L’interclassisme s’est retourné en tension à l’unité, entre tous ceux qui savent de manière claire ou confuse qu’ils n’ont rien à attendre de cette société, qu’ils soient relégués dans les quartiers, naufragés du cauchemar pavillonnaire périurbain ou RSAstes qui survivent en ramassant des châtaignes en Ardèche. Il fallait voir passer l’armée des morts du cortège syndical sur la place de la Bastille, planquée derrière ses drapeaux et ses slogans, affirmant la particularité ouvrière du travail, et sentir l’indifférence totale de ceux qui, en gilets jaunes ou non, marchaient sans but mais ensemble dans Paris, pour comprendre à quel point l’ancien mouvement ouvrier, ses syndicats, ses représentants et ses revendications sont une chose du passé. Il n’y aura pas de « convergence sociale », ce mouvement n’est pas revenu à la raison de gauche, il ne sera jamais un mouvement social. Cette époque est terminée. Il n’est plus question d’antiracisme ou d’antifascisme, de gauche ou de droite, quand il n’est plus question que de tout brûler, et de savoir avec qui on peut le faire. Cet état de fait porte aussi bien la guerre civile comme limite que le dépassement révolutionnaire : franchir le pas qui mène de l’insurrection à la révolution, c’est marcher sur la lame d’une épée.

Cette rencontre a bien eu lieu, reste à savoir si elle peut se répéter et s’étendre. Tout ce qui peut s’y opposer est déjà là, présent dans la nature « sociale » du mouvement aussi bien que dans les rapports sociaux eux-mêmes, qu’aucune émeute ne peut abolir : le slogan fédérateur « Macron démission » contient en creux la possibilité d’une alliance nationale-populiste prenant le pouvoir d’Etat au nom du peuple (Le Pen et Mélenchon appelant d’une seule voix à des élections anticipées), et offrant à l’Etat une forme adéquate à la crise : une forme compassionnelle-autoritaire, apte à mettre tout le monde au pas, en assignant les uns à l’altérité, et symétriquement les autres à la responsabilité et au patriotisme, à écraser les uns au nom des autres pour dominer tout le monde. On l’a vu dix fois ces dernières années : Que se vayan todos, c’est souvent l’appel à renouveler, pour le pire, le personnel politique. Mais pour en arriver là, il faudra réassigner la France blanche-d’en-bas à elle-même, la remettre à sa place, sous la direction des classes moyennes, du travail honnête payé son juste prix et de la circulation marchande harmonieuse. C’est la seule sortie de crise actuellement concevable, à moins que le gouvernement Macron n’aborde de lui-même ce tournant autoritaire.

Pour éviter cela, il faudra porter plus loin le désordre. Le moment de l’émeute urbaine est en soi une limite à ce qui se passe actuellement : historiquement, il répond à deux modalités, qui sont soit la prise du pouvoir d’Etat, soit sa mise en crise pour le pousser à des concessions. Mais nous ne sommes pas en 1917, aucune prise du pouvoir d’Etat afin de réaliser un programme socialiste n’est concevable, et nous ne sommes pas en 1968, il n’y aura pas d’accords de Grenelle. En rester à l’émeute urbaine c’est en rester à ce que mouvement a d’encore politique. Mais si ce qui s’est manifesté samedi à Paris et partout en France retourne sur les barrages, en crée de nouveaux et se met en devoir de véritablement « bloquer le pays », c’est-à-dire de s’en saisir, et de décider à partir de là de son avenir, on pourra imaginer passer de l’émeute ou du soulèvement à la révolution. Mais personne ne peut dire quelle direction va prendre ce qui se passe actuellement, qui court plus vite que tout le monde : il n’est pas de meilleure marque du contenu révolutionnaire de ce qui se produit là. Ce mouvement, parce qu’il est lutte des classes, porte tout ce que peut être aujourd’hui une révolution communiste, ses limites, ses dangers, son caractère imprévisible : mais pour en arriver là, il faudra sans doute que brûlent encore beaucoup de ces choses qui se dressent entre nous, que ce soient des voitures ou des rapports sociaux.