A Paris, les « gilets jaunes » avaient refusé le compromis avec les autorités. Le mouvement annonçait son intention de bloquer la capitale, et d’atteindre l’Élysée. Une réponse logique au président qui avait demandé qu’on « vienne le chercher ».

Dans un cœur de Paris quadrillé par les forces de l’ordre, les premiers affrontements éclatent avant même la fin de matinée, à l’entrée des Champs Élysées, dont l’accès est barré par une ligne de forces de l’ordre. L’émeute va durer 10 heures, sur l’une des avenues les plus célèbre du monde. Des barricades et des pavés sur l’artère qui sert de vitrine au pays.

Lors de cette folle après-midi, la brume persistante des gaz masque les décorations de Noël et envahit les boutiques de luxe. L’ambiance évoque bien plus 1789 que 1934. Les sans-culottes et la Révolution française plutôt que les ligues fascistes. Des manifestants de tous horizons forment des vagues qui avancent et refluent sans cesse face aux charges des forces de l’ordre. La scène se répète au même moment partout sur les Champs Élysées comme dans les rues environnantes. Il y a un nombre incalculable de barricades de toutes les tailles, perdues puis reconstruites.

La composition de la foule est d’une extraordinaire diversité, de ces cinquantenaires venus de province affichant le numéro de leur département sur leur chasuble jaune, à ces jeunes de banlieue parisienne qui masquent leur visage avec le gilet fluo, jusqu’au kways noirs des cortèges de tête et aux jeunes femmes qui s’avancent face aux gendarmes. Il y a sans doute plus de diversité dans cette révolte plébéienne que dans les cortèges d’extrême gauche. Et l’affrontement est assumé par le plus grand nombre. L’immense majorité des participants, n’a pas l’expérience de la confrontation, et fait preuve d’un grand courage, qui frôle parfois l’inconscience, sous les salves de grenades.

En plusieurs heures, nous n’avons pas entendu un seul slogan d’extrême droite, pas vu un acte douteux. Mais des centaines de voix criant le célèbre « CRS SS » de Mai 68, « Paris debout soulève toi » ou encore des injures graveleuses contre le président. A deux ou trois reprises, des groupes entament les premières strophes de la Marseillaise. Chant cocardier ou référence à la révolution française selon les interprétations, les paroles de l’hymne national ne semblent pas maîtrisées par les manifestants. Ce qui aurait été le cas s’ils avaient été militants de droite. «On est chez nous » est aussi crié par un grand nombre de personnes de toutes les couleurs, sur le mode « la rue elle est à qui ? Elle est à nous ». Ce qui fait sens sur les Champs Élysées, artère du luxe et de la puissance.

Pourtant la présence de l’extrême droite est incontestable. Par exemple, une bande de 4 royalistes, perdus dans cette masse émeutière hétéroclite, vient agiter un drapeau sous l’œil des caméras qui alimenteront la com’ du gouvernement. Personne ne les calcule, ils paraissent insignifiants alors qu’à côté, une rue est prise d’assaut par un canon à eau.

A la tombée de la nuit, plusieurs barricades érigées sur toute la largeur de l’avenue sont en flammes. Une bouche à incendie crache un geyser d’eau. On entend chanter l’Internationale. L’auvent d’un restaurant de luxe prend feu. Des décorations de Noël se consument. La voiture d’un commissaire est incendiée. Le bruit de l’hélicoptère. Les Champs Élysées font penser à la Place Maïdan lors de l’insurrection de Kiev.

La répression est d’une extrême brutalité. En plus des centaines de cartouches de gaz lacrymogène et des tirs de balles en caoutchouc, les tristement célèbres grenades GLI F4, contenant du TNT, potentiellement mortelles, sont jetées par dizaines en direction de la foule. Les détonations terrifiantes entendues dans les champs de Notre-Dame-des-Landes résonnent dans les rues les plus luxueuses de la capitale. Il y a des traces de sang sur un trottoir. Un homme âgé court, le visage entaillé par un coup de matraque. La main d’un manifestant est dévastée par une grenade. Un jeune tire dans une munition qui explose immédiatement après. A une seconde près, il perdait son pied. Ce genre de scène se reproduira, la plupart des manifestants n’ayant absolument pas conscience de la dangerosité de l’arsenal du maintien de l’ordre. Prétendre que la police épargnerait les gilets jaunes est factuellement faux. Les nouveaux fusils qui permettent d’envoyer en rafale des munitions lacrymogènes seront d’ailleurs abondamment utilisées. Les affrontements finissent par s’estomper après une charge particulièrement violente qui disperse la foule hors de l’avenue.

A Nantes, la journée commence avec le blocage du périphérique par des centaines de gilets jaunes, au niveau du centre commercial d’Atlantis. En une semaine, le rond point de la porte d’Ar Mor est devenu un véritable quartier général du mouvement, avec des cabanes bricolées, un stock de nourriture, de la peinture et des banderoles. Une allure de ZAD règne au bord de la 4 voies.

Au sein du mouvement, on hésite sur le déroulé de la journée. Certains hésitent à se rendre dans le centre-ville et préfèrent continuer les blocages économiques. D’autres iront manifester devant la préfecture.

Le cœur de Nantes sera l’objet d’une convergence des colères. A 14H, environ 800 personnes défilent contre les violences sexistes, à l’appel du collectif « Nous Toutes ». A la surprise générale, les organisatrices ont mis en place un service d’ordre très masculin, qui travaille avec la police et cherche à pacifier la parole des manifestantes. Ce service d’ordre ira jusqu’à protéger un commissariat. Un cortège de tête s’organise, festif et offensif.

Finalement, alors que les organisatrices officielles appellent à la dispersion de la manifestation, une partie de la marche décide de se joindre aux 200 gilets jaunes réunis devant la Préfecture, qui leur réservent un accueil chaleureux. Cette rencontre inattendue se transforme en manifestation sauvage dans le centre-ville, très fortement encadrée et menacée par un dispositif policier empêchant toute initiative. La banderole de tête proclame : « pour une vie riche, pas une vie de riches ». Contre toute attente, les gilets jaunes n’ont pas invisibilisé la marche féministe, en prolongeant une action commune.

A Saint-Nazaire au même moment, c’est la sous-préfecture qui est occupée. Les gilets jaunes décident d’en faire un lieu d’organisation de la lutte, avec une salle de réunion, une radio, une cantine pour préparer repas collectif. Le mouvement s’enracine et se donne les moyens d’imposer un rapport de force durable face à un gouvernement aussi autoritaire qu’impopulaire.

Après ce 24 novembre hors normes, les jours à venir seront cruciaux. Multiplions les initiatives !