Au Collectif contre les normes
A celles ou ceux de ses membres qui ont écrit
L’appel pour retrouver un sens politique à la lutte qui se mène aujourd’hui sur la ZAD

Une de vos promesses est encourageante. Elle pose la méthode : « regarder simplement les faits et leurs résultats suffit amplement à les juger » (p.2). Juger : c’est exactement le propos du texte, et condamner en conséquence. Je cite : « Il y a de l’indécence de la part des négociateurs à imaginer rester sur ‘‘zone » quand ils ont pu s’y installer grâce à la solidarité permanente qui s’y est développée et qu’ils vont pouvoir y rester parce qu’ils ont rompu cette solidarité » (p.6). Quelle négociation ? Quelle solidarité ? Quelle rupture ? Votre texte procède par affirmations tranchées et invérifiables. Il devrait au moins citer les dits-négociateurs ou les textes qui soutiennent ou justifient la stratégie actuellement mise en œuvre. Rien de tel. On trouve seulement (p.2) deux titres de textes qui vous tiennent lieu d’évangiles et dont vous conseillez « vivement la lecture éclairante ». Tous deux violemment hostiles aux tentatives de sauver l’essentiel des solidarités expérimentées sur la ZAD avec les moyens du bord. Lesquels ?

La sortie du projet d’aéroport, en cas de victoire, a toujours été anticipée comme difficile. Dès 2014, elle a été préparée par de longues discussions « pour l’avenir de la ZAD » où tout le monde était convié. Les 6 points, que vous détectez comme le support de « mensonges entièrement discernables », y ont été patiemment et collectivement élaborés. L’entité y a été imaginée selon cette base commune : « Que ce soit donc le mouvement anti-aéroport et non les institutions habituelles qui déterminent l’usage de ces terres » ; une entité « issue du mouvement qui rassemblera toutes ses composantes ». Le versant juridique n’en était donc pas « la pierre angulaire » comme vous l’affirmez mais une précaution et un atout à travailler, conscients que les difficultés seraient énormes et que l’Etat mettrait le paquet pour reprendre la main sur la zone. Puis l’Assemblée des Usages a porté ces « 6 points » pour soutenir et garantir un avenir commun et diversifié à tous les occupants de la ZAD.

Enoncé comme cela, dans la situation présente, un tel échafaudage paraîtra naïf ou complaisant à des lecteurs pressés, qui n’auraient rien retenu, rien vu et rencontré personne depuis des années sur la ZAD… et à vous, qui prétendez avoir tout compris. Mais vous en rajoutez dans l’injure et le mépris contre ceux que vous taxez d’« ambitieux », d’ « idiots utiles », de « pantins de l’Etat » qui se fondent « toujours plus dans ?ses? attentes (…) pour avoir une bonne note à l’examen de passage » (p.4). C’est votre manière de passer sous silence la complexité et la générosité du processus, et les textes qui l’ont porté, ainsi que ce qui continue de se discuter, de se construire quotidiennement et dans les pires conditions.

Occultation, donc, de textes que connaissent quelques-uns d’entre vous : les communiqués du mouvement, les compte-rendus publics des « négociations », Etre sur zone d’Alèssi Dell’Umbria daté de fin avril, le communiqué de soutien très impliqué du collectif syndical, Zad Will Survive du CMDO largement diffusé le 10 février.

Ah ! Le CMDO (Conseil pour le Maintien Des Occupations) que vous ne citez jamais. Si pourtant, de façon détournée et choisie, car il est la cible privilégiée des deux textes dont vous conseillez (p.2) « vivement la lecture éclairante » et qui aligne mensonges, calomnies, interprétations systématiquement négatives. Il faut reconnaître qu’ils ne sont pas les seuls : chaque semaine apporte son lot de crachats diffusés sur les « réseaux » avec une sorte de jubilation identitaire haineuse dans un milieu militant pour qui un langage clair et, plus largement, la recherche de la vérité, sont devenus des tâches négligeables. Votre texte rejoint et conforte, par son apparence de sérieux, ces bousilleurs du commun, de ce qui est vivant dans les mouvements.

Le CMDO est d’abord un groupe non affinitaire de 30 ou 40 personnes issues d’une dizaine de lieux occupés sur la ZAD. Voici quelques extraits d’un texte publié dans le Zad News courant 2017 (Quelques mots sur le CMDO) qui apportait quelques précisions :

« On veut que ce qui nous tienne ensemble soit une qualité de liens entre nous mais aussi avec des personnes d’autres composantes. »
« On a en commun le fait de se retrouver pour penser ensemble ce qui nous arrive au sein de cette lutte, et d’y travailler une capacité d’action dans le mouvement plus large. »
« On ne croit pas que l’on va garder la ZAD et encore moins changer radicalement le cours du monde à quelques centaines d’occupant.es ou n’importe quel autre petit groupe aussi tranché soit-il dans son refus de l’ordre existant ».
« On s’est donné comme principe, à la fois politique et existentiel, que pour notre part on ne passerait pas notre vie à pourrir les autres. »

Et ainsi de suite. Le texte fait huit pages. Je vous l’envoie.

« Créer des précédents qui continuent à repousser le seuil de ce que les institutions peuvent accepter. En espérant que ces coins enfoncés dans la rigidité du droit français servent à bien d’autres que nous dans l’avenir ». C’est encore le CMDO dans Zad Will Survive diffusé le 10 février. Il faut bien reconnaître que pour l’instant, c’est exactement l’inverse qui se passe, et nul ne sait jusqu’où ça ira. Le Collectif contre les normes, lui, a l’air de le savoir, en prédisant la victoire de l’Etat sur toute la ligne. Il y a quelque chose de vertigineux (mais c’est nécessaire) à rappeler les termes d’un pari qui est en train d’échouer sous sa formulation première. De là à soupçonner ses partisans de mensonges et dès le commencement, c’est aller trop vite en besogne. Il s’agirait selon votre texte de choix stratégiques dictés par les membres, établis à l’Ouest, d’une sorte d’élite, « dotés d’un capital social et d’une intelligence tactique qui nous rendaient plus difficilement attaquables », tout cela entre guillemets dont je me demande d’où ils viennent, comme pour glisser en douce (p.4), en sous-entendu, des mots que personne n’a prononcé. Que cette division soit une carte maîtresse de l’Etat est une chose avérée. Qu’elle soit accréditée par des opposants en est une autre alors même que l’Assemblée des Usages et sa délégation ont tout tenté pour casser cette image et empêcher toute forme de tri entre les occupants.

Le Collectif contre les normes (ou quelques-uns de ses membres) chaussant les lunettes de Bourdieu pour décrire la ZAD ! Quelle caricature pour qui sait regarder et est venu partager des chantiers communs et des banquets sur la zone ! D’autant que le pari (certes en lambeaux), de nombreux occupants, plus que vous ne le dites, tentent de le reformuler concrètement, dans les pires difficultés, que vous connaissez. Il a donc fallu présenter des projets sous la menace, comme vous peut-être quelquefois, non pas de la suppression de primes ou de subventions mais d’une pure et simple annihilation… et d’un retour pour beaucoup au « néant et ?à? l’humiliation du salariat ». D’où les fiches nominatives et certainement pas individuelles comme l’ordonnait la Préfecture ; et les signataires, pourtant en désaccord entre eux sur de nombreux points, ont tous souligné, vous le savez, la complémentarité et l’interdépendance de tous les projets. Cela a été écrit, déclaré, soutenu dans des rassemblements devant la Préfecture avec des occupants, des paysans de COPAIN, des membres de l’ACIPA et de la Coordination… pas tous et loin de là. Un mouvement ou ce qu’il en reste serré de si près, menacé de toutes parts, en état d’urgence avec de nombreuses habitations détruites et toutes les autres menacées, tente de sauver ce qu’il peut du terrain de lutte développé pendant des années, et vous lui tombez dessus avec une hargne et une mauvaise foi que l’on pourrait traiter avec mépris.
Je n’y succomberai pas parce que votre combat contre les normes est courageux, compliqué, et complémentaire encore – quoi que vous proclamiez – de celui qui continue sur la ZAD. Je comprends évidemment votre déception de voir ce terrain de lutte céder devant plusieurs exigences de la Préfecture en matière de contrôle des troupeaux et, plus largement, des activités agricoles. Mais vous pouviez comprendre qu’il y a sous les quatre blindés, les grenades mutilantes et 2000 gendarmes mobiles, des manières plus subtiles et efficaces de combattre les normes et le monde qui les engendre à moyen et à long terme qu’en le criant sur les toits ou derrière les barricades. Même si les barricades ont été importantes – jamais décisives – et pourraient le redevenir. Et il y a des moyens plus subtils et efficaces que des textes (pas même celui-ci) pour vous convaincre de mon propos, ce seraient des rencontres : connaître celles et ceux qui rédigent les fameuses fiches… travailler un peu avec eux… tisser des liens sensibles. Les proclamations de principe que vous avancez sont intenables dans les circonstances présentes. Mais il reste un point commun avec vous, que vous avez proclamé plusieurs fois : « Seul un territoire en lutte peut s’opposer à la normalisation industrielle agricole » et à beaucoup d’autres choses. En lutte. Donc existant. Vivant. En évitant de nouveaux coups par des pourparlers. Dell’Umbria l’a rappelé : les Indiens du Chiapas, dans des conditions autrement meurtrières, ont négocié avec l’Etat mexicain tout en s’assurant toutes sortes de soutiens. Pas seulement pour survivre : pour gagner du temps et dégager des marges à seule fin de défendre des formes d’autonomie singulières liées à ce qu’ils étaient dans leurs terres. On peut préférer le suicide collectif ; ce ne fut pas leur choix, ni celui de la plupart des occupants de la ZAD, et vous pas davantage. Pourquoi dès lors écrivez-vous (p.5) : « Rien n’a jamais été obtenu en négociant, sinon de fausses victoires (…) » ?

Vous soutenez celles et ceux qui ne négocient pas, sur la ZAD. Très bien. Vous devriez venir vivre avec eux pendant quelques mois avec vos troupeaux pour éprouver quel avenir était possible avec ceux qui cisaillaient les clôtures de leurs voisins, creusaient des trous dans les routes au moment où cela seul a fait venir les gardes mobiles au cœur de la zone, se complaisent dans l’injure jubilatoire (comme dans la dernière Assemblée des Usages) à l’égard de ceux qui soutiennent (ou soutenaient) encore un commun sur la ZAD. Votre texte surenchérit sur leurs invectives en attaquant bêtement (p.4) un paysan du Limimbout, Marcel T., pour cela seul qu’il a rappelé en assemblée qu’il n’était pas « contre l’Etat », alors qu’il ne s’en était jamais caché. Il n’avait jamais caché non plus que ce qui lui importait avec les occupants ce n’était pas les idéologies ni les étiquettes, mais « ce qu’on pouvait faire ensemble ». Ecrire qu’il était « tout heureux de négocier avec l’Etat la réappropriation de sa ferme » alors qu’il fut, qu’il est encore le paysan de la zone qui est allé le plus loin dans les activités communes, est assez dégueulasse et témoigne d’une volonté de salir ce qui été constructif avec pas mal de voisins.

Que ceux qui ont écrit de telles énormités aillent cracher leur mépris – en face – à celles et ceux qui s’accrochent à ce qui leur donne la vie : les activités collectives, les amitiés, la terre, le sens d’un commun ouvert à des suites ; qu’ils aillent leur dire en face que leur présence sur la zone relève de « l’indécence » !

Qu’ils sachent qu’en arrivant ils verront en pleine et libre activité l’atelier de la Curcuma, la conserverie de la Noé Verte, les planches pour reconstruire découpées et entreposées au hangar de l’avenir, le travail d’Abracadabois, les champs semés de sarrasin (5 hectares le 20 mai dernier dont une partie à la main) sur des terres conquises en 2013. Et les troupeaux, la bibliothèque, un tout nouvel élevage d’escargots ; puis d’autres banquets fort peu civilisés, surtout à la fin ; et la Cagette des terres qui fait lien entre les activités agricoles et les luttes ouvrières quand il y en a.

Toujours sous la menace, dans un pari reformulé par ces signatures de COP (Convention d’Occupation Précaire) d’une grande fragilité. Le pari n’est pas gagné mais quoi d’autre ? Reprocher à la ZAD ce que les autres ne font pas est d’une arrogance butée.

Il m’a semblé impossible de laisser un texte aussi largement calomniateur que le vôtre circuler sans répliquer. Surtout, l’instrumentalisation de votre lutte pour dégrader les combats de celles et ceux dont je partage tant de « peines et de plaisirs », quand ils se décarcassent pour sauver et prolonger ce qui peut l’être, m’était insupportable.

Je ne parle au nom de personne, même si je participe aux discussions du CMDO.

Nantes, le 4 juin 2018

Patrick Drevet