Tout au long ses années 70, j’ai des amis qui sont mort, suicidés, victimes d’accidents de moto, et d’autres qui ont fini en asile psychiatrique, quand ils ont compris, ou pressenti, que la « révo­lu­tion dans un pays capi­ta­li­ste fonc­­­tion­nant bien » lais­sait la place à une révo­lution qui n’était pas la leur, d’au­tant plus difficile à com­prendre et à com­battre qu’elle avan­çait mas­quée des ori­peaux de l’ima­­­­gi­naire et du désir, et que les véri­­tables lignes de dé­mar­ca­tion s’étaient brouil­­lées à leur insu ; que l’as­pi­ra­tion au chan­ge­ment ren­­con­­­­trait les pro­jets du nou­veau pou­voir, résolu de ba­layer les archa­­ïs­mes en­tra­vant la mo­­­der­ni­sation de l’en­tre­­prise Fran­ce en pous­­sant partout les feux de la con­som­­­ma­tion ; quand ils s’est avéré, avec le reflux, qu’en ébranlant l’ordre ancien, mais sans l’abattre, ils n’avaient fait que se creuser un tombeau.

 Si l’on peut consulter les ouvrages des éditions Libertalia en Enfer, au Paradis, ou au Purgatoire, ceux-là vont se retourner dans leur tombe, quand ils prendront connaissance de ce petit ouvrage, où l’on trouve merde, baiser, bouffer, picoler, bordel, con, foutre, connerie, gueule, chier, foutre, à presque toutes les pages. où une litanie de vieux radicaux ravis, semble-t-il, qu’on leur donne une dernière fois la parole, 50 ans après, pour étaler leur trivialité, et bien souvent leur vulgarité, rabâchant les formules creuses de leur jeunesse, dont ils espèrent tirer sans risque aujourd’hui un petit bénéfice, peut-être, en terme d’aura sulfureuse et de reconnaissance sociale. Car la radicalité, la rébellion de nos jours, ça se porte bien, et ça se monnaye. Et eux qui n’ont jamais travaillé qu’à détruire le vieux Monde, j’imagine, comme leur maître Guy Debord, ils aimeraient bien que ça se sache et qu’on leur en tienne gré.

Ils comprendront en outre que pour leurs anciens camarades, qui sont bien sur terre, eux, cinquante ans après, et qui n’ont rien appris : « tout ce qu’on veut, c’est bien bouffer, bien boire, bien baiser et trouver à faire quelque chose de marrant » (p.109).  Cette phrase restera, grâce à vous, Lola, comme un étendard, un marqueur (comme on dit aujourd’hui) de cette radicalité situationniste, aussi prétentieuse que trompeuse. Peu ragoutante, à vrai dire.

Consternant. Je ne sais pas quelles sont les motivations de la camarades qui a réalisé cette compilation, ni ce qui a convaincu les éditions Libertalia de publier ça. S’agit-il d’un règlement de compte avec le passé ? Certains diront : Quel effet auprès des jeunes générations ! Pourquoi dégrader encore l’image de notre parti libertaire ?

 Je pense autrement. Même si j’ai pris une belle claque à l’occasion de cette lecture, j’approuve cette publication, qui m’a été salutaire. Pour préparer l’avenir, il faut regarder la réalité en face, il n’est jamais trop tard pour démystifier le passé, et renoncer pré­­ci­sé­ment « aux idées clefs, aux plus cer­taines, aux plus con­­so­la­trices », comme nous y invi­­taient  André Prudhommeaux ou Pasolini dans ses Let­tres lu­thé­­­rien­nes. Et donc aux imageries qu’on entretient comme un petit trésor pour affronter l’adversité, en gardant une belle image de soi, de son parcours, de sa jeunesse, de ses rêves.

Même si c’est pénible. Alors merci Libertalia, merci Lola, de m’avoir éclairé, dessillé !  Merci de m’avoir donné ces clés, moi qui ai côtoyé ce milieu, et partagé les outrances, sans comprendre. 

Il m’est douloureux d’amettre que c’est chez les extrémistes, les enragés, les plus irréductibles au compromis et les plus défiants par rapport à la récupération, ceux qui comme nous furent influencés par les situationnistes, et non chez les gauchistes, qu’on trouve les comportements, les formules, les idées qui vont façonner la société que l’on connaît aujourd’hui.

 Ainsi, la pro­testation séculaire contre l’hy­po­crisie des conventions qui rég­laient les re­la­tions entre les êtres humains, jusqu’à la reven­dication d’une liberté sexuelle absolue, aboutit à la dé­ché­ance de toutes les formes de savoir-vivre inven­tées par l’homme pour faci­liter les relations avec ses sem­bla­bles. En réac­tion aux formes exéc­rables de capo­ra­lisme qui sévis­saient dans ce temps-là, le re­fus de toute discipline, de toute hiérarchie, de toute con­trainte et de toute autorité, et en apparence seulement de toute norme, dé­bou­chait sur le refus con­­for­table d’assu­mer quel­­ques res­pon­sa­bi­lités que ce soit – ce qui pose prob­lème pour qui appelle à bou­le­verser l’ordre des choses – contribuant finalement à la mise en place des modes hypo­crites et cul­pa­bi­li­sants d’eu­phé­misation du com­­man­de­ment qui pré­valent encore au­jourd’hui. L’exal­ta­tion du désir et les pra­tiques autrefois con­sidérées comme dé­vi­antes ou perverses sont démo­cra­­ti­sée par les maga­zines fé­minins, c’est ainsi que « la fellation est devenue le ciment du couple » (Elle), ce qui enrichit fina­le­ment la qua­lité de vie du con­som­mateur. La libération de la parole, bien réelle en Mai, ouvre la voie à la toute puis­sance de la com­­mu­ni­ca­tion, qui va pro­liférer comme un cancer, le dis­cré­dit porté sur le sens com­mun, la répudiation de tout héritage et l’idolâtrie de la jeu­nesse inau­gurée jadis par les fascistes con­tri­buent à rendre pres­que impos­sible toute trans­mission entre les géné­ra­tions. La critique du salariat, devenue inaudible avec la montée du chômage, a été instrumentalisée pour justifier l’autoentreprenariat et l’ubérisation, la confusion du travail et de la vie privé, la critique du militantisme a débouché sur un apolitisme qualunquiste et abject. Et le relâchement des con­traintes finit par distendre jusqu’aux ressorts d’une révolte presque ancestrale, le caractère du réfractaire se constituant par confrontation avec l’au­to­rité perdant toute sub­stance, persis­tant seulement comme un rôle et sous per­fu­sion des médias, comme ex­pression de la déso­béis­sance rhé­to­rique, qui est en réalité la « vraie obéis­sance ».

Triste bilan, donc, mais qui ne doit pas nous faire renoncer. D’au­­tres vien­dront, dont le ju­ge­ment se forme au­jour­d’hui, qui me liront au­tre­ment. Moins en­com­brés de leurs sou­­ve­nirs, ils ne se lais­seront pas domi­­ner par le poi­son de la nos­­talgie, ou par l’amertume, et ils ver­ront les rai­sons d’es­pérer qui m’échap­pent.

Et si la vie n’est peut-être qu’une ombre qui passe, l’histoire humaine, quant à elle, ne saurait se réduire à ce récit plein de bruit et de fureur raconté par un fou et qui ne signifie rien, comme on nous le suggère avec une in­sis­­tance suspecte, à l’issue duquel notre es­pèce dis­pa­raî­trait dans la nuit après avoir ré­duit à néant les efforts et les peines de géné­ra­tions innombrables, ruiné les acquis des plus grandes civili­sa­tions, ravagé son milieu na­turel, sapé jusqu’aux bases de sa propre repro­duction, et en­traî­né « dans sa dé­­ca­dence les pré­misses elles-mê­mes de la révo­lution socia­­liste », selon l’hypothèse for­mu­lée en 1949 déjà par Pierre Chaulieu.

Les témoignages d’une autre vie possible sont trop nom­breux, et le simple plaisir que les hommes ont tou­jours éprouvé en coopérant libre­ment à l’exécution d’une tâche qu’ils ont librement choisie est une autre preuve. L’homme vit dans un en­vi­ron­nement façonné par les luttes des hommes qui l’ont précédé, par leurs échecs et par leurs renoncements, il ne tient qu’à lui de le cons­truire librement et con­sciem­­­ment, en met­tant fin à un état transitoire qui se prolonge au-delà de toute mesure.