Appellistes et racialistes : mariage blanc, mariage de raison ou mariage d’amour ?

Depuis 2005, avec la parution de son texte fondateur, l’Appel, se développe une nouvelle franchise militante que l’on peut appeler « appelliste » (le nom d’ailleurs importe peu), qui prospère sur la fiction oecuménique de la construction d’une subversion efficace (« répandre l’anarchie »), une conception de l’« autonomie » bien plus mythologiquement paysanne que prolétarienne et la réalité d’un alternativisme qui converge avec la dépolitisation de l’époque (« vivre le communisme »). Les éditions La Fabrique et les arrestations et mises en examens spectaculaires de Tarnac ont aidé au succès de librairie des livres comme L’insurrection qui vient et À nos amis et à la diffusion du projet politique tel qu’il se vend à travers les thèses qui y sont développées.

 

Une agence de communication, le blog Lundi Matin, met à jour le prêche chaque semaine, en estampillant et se réappropriant tout ce qui bouge, en glosant sur l’actualité avec le renfort de « grands noms » des milieux parisiens de l’édition, de l’université, de l’altermondialisme, etc. Des figures censées faire autorité sur des problématiques révolutionnaires ? Il y aurait beaucoup à critiquer sans doute dans cette démarche, les propositions politiques quelle diffuse, et la réalité des pratiques quelle met en place. L’entrisme qui a été déployé par quelques agents du Parti Imaginaire (autre nom de la proposition, cette fois-ci autoproclamé) place de la République dans le cadre de la Nuit debout n’a débouché, vu de l’extérieur, que sur la mise en évidence de la toute-puissance policière, comme par exemple, lors de l’évacuation musclée du « château » auto-construit, toute-puissance qui opère par des matraquages et arrestations alors même que, pas de doutes à ce sujet, les chefs de chantier sont déjà partis voir ailleurs. C’est sûr, encore une fois, en plus de rater son objet (à moins que l’idée ne soit vraiment de démontrer la toute-puissance de la police pour se constituer un adversaire à la taille de sa mégalomanie), vu ce qui accompagne la construction de ce pauvre mythe, on peine à comprendre ce qu’il y a à gagner dans une telle opération !

Mais dans ce monde essentiellement constitué d’étudiants en philo rêvant d’« autonomie alimentaire » et vénérant Blanqui, on pensait du moins être tranquille du côté de la race et de ses avatars. C’était apparemment sans compter sur les nécessités économiques et la capacité à l’alliance objective tous azimuts des chefs de projet. Sur les marchés qu’on veut maintenant conquérir, il est de bon ton de parler de « race » et de s’abreuver aux stupidités des post colonial studies. C’est pas très chic, mais qu’importe, pas de manières, tout est bon à prendre, les temps sont durs et, n’ayant pas les moyens de l’« autonomie », on préfère cultiver la connivence en pleine terre, avec les carottes. Les voilà donc désormais racialisto-compatibles. Hazan, grand ami et compagnon de route de longue date, qui édite les uns et les autres depuis un certain temps, permet l’alliance tactique. Le mariage a lieu, Lundi Matin diffuse la logorrhée antisémite d’Houria Boutledja ainsi que les inepties d’Hazan en défense de sa pouliche, et même son texte qui dépare au milieu de la marchandise habituelle, affirmant qu’on aurait, sans vouloir se l’avouer, des camarades dans la police(1).

Lundi Matin contribue donc à la promotion du brûlot antisémite dont on se préoccupe ici. Dans les nouvelles productions du blog, désormais, on peut retrouver le vocabulaire adéquat pour se faire bien voir, « racisé », « race », « blancs », « non-blancs », « islamophobie », « décolonial ». Un des textes exhibe même une auteure qui déclare parler depuis son « appartenance à la classe blanche »(2)… On n’a plus peur de rien, et tant pis pour les perspectives émancipatrices et autonomes sur l’héritage desquelles on essaye pourtant toujours de régner.

Reste une question. S’agit-il d’un mariage blanc, de raison, ou, faisant de nécessité vertu, Cupidon et son amour révolutionnaire 2.0 sont-ils de la partie ? Et là, l’inquiétude grandit. Il se trouve que depuis quelque temps maintenant l’appellisme travaille, dans ses séminaires, ses publications et ses colloques, à imposer le respect du messianisme et la passion de la magie. Le matérialisme a fait long feu. Des envoyés spéciaux se font journalistes des printemps arabes, dans une démarche néo-anti-impérialiste, en creusant le filon de la fascination pour cette altérité constituée comme forcément croyante, voire djihadiste. La foi nous sauverait-elle de la seule « destitution » véritable dans cette aire, celle des perspectives révolutionnaires ? En tout cas, on aime à agiter des réflexions fumeuses sur le sujet, creusant ainsi son trou dans la post-modernité qui n’en finit pas de dépolitiser le présent et d’enterrer tout ce que le passé a pu avoir de subversif.

Après les attentats de novembre à Paris, un pas de plus est franchi avec la publication, sur le blog Lundi Matin, d’un texte inassumable intitulé La Guerre véritable(3), prétendument trouvé « dans le Dark Net », et probablement écrit de la main d’un Dark Vador véritable. Un texte qui se vautre dans la fascination pour le djihadisme et le courage de ces kamikazes qui ont tiré sur « la petite bourgeoisie cognitivo-communicationnelle » dans un acte spectaculairement « anti-économique ». Puis, on cite des sourates du Coran pour évoquer les querelles entre « ami.e.s ».

En février dernier, dans la pépinière rennaise, l’autoproclamée « Maison de la grève », dont le nom est déjà à plusieurs titres une escroquerie, c’est l’annonce publique de la conversion, qui sera passée quasiment inaperçue dans l’étrangeté de l’époque. Et pourtant, c’est quelque chose, ces trois jours « contre l’état d’urgence, penser l’état du monde », qui réuniront des universitaires racialistophiles, sous l’égide symbolique d’Agamben et de sa tribune dans le journal Le Monde, et se termineront par la montée en chaire « d’un des inculpés de Tarnac », le meilleur de leurs amis.

On prétend « sortir du chantage qui nous accule à choisir l’un ou l’autre camp ». Y est vendue à prix libre une très chic brochure couleur de 120 pages, qui réunira les contributions du raout. Les titres en sont révélateurs : à propos de l’état d’urgence, on parlera bien sûr de l’Algérie coloniale, la Maison de la grève nous apprendra quelle « ne parlera pas d’islam », mais juste après on devra subir la démonstration que « le jihad est un mouvement politique et historique » et remonter « aux origines de la confessionnalisation des conflits en Irak et en Syrie ». Toute mégalomanie mise à part, et ce n’est pas le genre de cette Maison, le djihad serait-il donc subversif, serait-il une réponse à l’Appel ? Et sera-t-il messianique, de race ou de classe ?

On y trouve Thomas Deltombe, vieux compagnon de route des racialistes, journaliste au Monde diplomatique et essayiste médiocre ayant travaillé avec les experts universitaires ès sécurité, conseillers et formateurs de la police, Didier Bigo et Laurent Bonelli, qui vient nous servir sa vieille soupe de 2007 autour de « l’islam imaginaire ». C’est vrai d’ailleurs que rien n’a changé depuis et que, pour des révolutionnaires, la question centrale doit rester l’analyse sociologique du discours médiatique (de 2007…). Il s’agira en somme de combattre l’islamophobie dans une optique décoloniale. Comment expliquer cette soudaine passion de l’assujettissement à la religion des autres ? Aurait-on alors choisi, pourtant si féru d’emprunts situationnistes, de virer de bord ? Par rapport à l’héritage, l’écart est manifeste, il y a un notable changement, qui confine au trouble, dans la communication. Peut-être justement cela a-t-il été rêvé comme l’occasion de tuer le père, en disciple pourtant exemplaire.Cette fois on aura mis plutôt l’Internationale situationniste au feu que la religion. Que le passage de l’Adresse aux révolutionnaires algériens et de tous les pays(4) qui proclamait : « Vivent les camarades qui en 1959, dans les rues de Bagdad, ont brûlé le Coran ! » vienne à jamais hanter nos nouveaux convertis désormais zélateurs des idéologies racialisatrices et anti-islamophobes.

Le contrat de mariage au sein des éditions La Fabrique contenait peut-être une clause d’enthousiasme en échange de l’héritage qui ne saurait tarder. Les deux branches prétendantes au ramassage du pactole n’ont pas perdu de vue que le vieux gâteux va bientôt casser sa pipe. En tout cas, tout le monde a l’air de se sentir en famille. Si on n’avait pas décidément mauvais esprit face à toutes ces mondanités répugnantes, on pourrait même souhaiter longue vie et prospérité aux heureux époux, et qu’ils profitent bien de leur cadeau de mariage : les éditions La Fabrique. On s’en gardera bien, cela dit, préférant gâcher la cérémonie et s’abstenir de tenir la traîne, au pied de laquelle trop nombreux sont encore ceux qui acceptent, que ce soit par flagornerie, ignorance ou soumission, de s’agenouiller.

Mais à peine la cérémonie terminée, voilà qu’une querelle vient ranimer le buzz. Sur Lundi Matin, Ivan Segré, nouveau palefrenier de l’écurie appelliste, publie un texte qui, tout en encensant une grande partie de l’ouvrage et la figure de son auteur, critique son antisémitisme flagrant [5]. Pour lui il n’y a pas de lien évident entre panarabisme, théorie racialiste, et antisémitisme [6]. On pourrait rejeter le résultat tout en maintenant l’équation. Des parents de la mariée récalcitrent alors, inquiets peut-être face à l’impureté certaine de la race qui en descendra. La conversion de l’époux ne serait que de façade finalement. Youssef Boussoumah, numéro 2 du PIR, défend le pamphlet décolonial et Segré, trop critique, se retrouve traité d’« israélien » et de « Camus », injures suprêmes, Camus étant une figure qui ne mérite même pas d’être fusillée, qu’on piétine sans doute en lui crachant dessus [7].

C’est qu’on veut de l’obéissance, absolue, on ne tolérera aucune critique.

Mais dans ce couple post-moderne, l’avenir nous dira si quand il s’agit de se partager des lambeaux d’hégémonie politique, l’amour et la haine peuvent, ou pas, finalement, faire bon ménage.

 

 

 

Notes

1 « Une haine, une cible » sur Boutledja et « Sur la police, une opinion minoritaire » à propos d’alliances avec la police, publiés respectivement les lundis 28 mars et 18 avril 2016 sur Lundi Matin.

2 « Aujourd’hui, ma prise de parole est située par le milieu universitaire, et par l’impératif de rendre des comptes par écrit, de se rendre évaluable. Elle n’est donc ni spontanée, ni libre. Elle est située par mon assignation « femme  » à la naissance, impliquant une position de dominée, mais aussi par mon appartenance à la classe blanche, donc non-racisée, ce qui me place aussi dans une position de dominante. Située aussi par mon milieu social, qui est à la fois d’appartenir à la classe de celles-ceux qui ne possèdent pas les moyens de production, la classe des travailleu-ses-rs, donc une fois encore des dominé-e-s, et à la fois d’être de celles-ceux qui ne sont pas désigné-e-s a priori comme des ennemi-e-s en puissance de la nation, qui vivent dans des quartiers qui ne sont pas dits « populaires  » ou « chauds”, qui ne sont pas ghettoïsés, qui ne sont pas soumis au quotidien à la pression policière et à la pauvreté — autrement dit d’être de celles-ceux qui sont relativement favorisé-e-s, privilégié-e-s, en position de dominant-e-s. » Cette séance publique d’autoflagellation savonarolesque est extraite de « Aouh ! – Insurrection et contre-insurrection dans la lutte contre la loi travail », signé Asile et publié sur Lundi Matin le 9 mai 2016.

3 Pour approfondir, on trouvera une critique de ce texte, Avariance et dix verdissements, sur avariances.wordpress.com.

4 Internationale situationniste, n°10, p.43-49, mars 1966, p. 48, indications sur le texte original : Alger, juillet 1963.

5 « Une indigène au visage pâle – Compte-rendu du livre de Houria Boutledja : Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire », Ivan Segré, Lundi Matin, 28 mars 2016.

6 Cf. l’intersection n°5 « Le messie sera-t-il racisé.e ? Un Segré bien gardé… ».

7 « Ivan Segré : quand un Camus israélien critique Houria Boutledja », Malik Tahar-Chaouch & Youssef Bous- soumah, 9 mai 2016 sur le site du PIR.