Dès midi, le centre ville est mis en état de siège. La BAC monte dans les tramways et fouille les sacs. Des patrouilles de Gendarmes Mobiles sillonnent le quartier Bouffay. La police confisque énormément de masques, de foulards et de sérum physiologique dans le centre ville. Malgré tout, sous un ciel gris, des centaines de personnes se groupent sur la place. Un camion de la CGT essaie de prendre la tête du cortège, il est vite dépassé par des dizaines de jeunes qui avancent au pas de course. L’ambiance est bonne malgré la pluie glacée qui tombera toute l’après-midi.

La rue de Strasbourg est pleine à craquer. Le cortège compte 5000 manifestants malgré l’appel au boycott des directions syndicales. Déterminé mais serein, le défilé progresse en taggant consciencieusement les murs gris de la métropole. L’arrivée de l’hélicoptère provoque un grondement général. A toute vitesse, un premier tour du centre ville passe par le cours des 50 Otages et revient au point de départ. Des rangées de boucliers reçoivent quelques feu d’artifices. Acclamations. Pas le temps de souffler, c’est parti pour une deuxième boucle !

Une compagnie de Gendarmes essaie d’empêcher la manifestation d’emprunter le cours Saint-Pierre, mais les casqués doivent rentrer précipitamment dans leurs camions qui démarrent en trombe face à des dizaines de manifestants énervés qui les chargent. Une banque tombe. L’ambiance est bonne, la foule intergénérationnelle. Des chasubles rouges de la CGT se fondent dans une foule de lycéens, d’étudiants et de visages masqués. Il y a un sentiment de puissance collective et de colère commune renforcée depuis le passage du 49.3. Jamais une manifestation nantaise n’aura regroupé autant de gens de tous horizons prêts à la révolte. Des vitres de la préfecture sont brisées sous les vivats. Des militants de la CGT félicitent des Kways noirs pour leurs actions alors que la police tire une salve de gaz. Du jamais vu de mémoire de nantais. La police est d’ailleurs plus hésitante face à la diversité de la foule. Ensemble on est plus forts. La police tente de couper la manifestation au rond point de Place du Cirque, sans succès.

Quai de la Fosse, le cortège teste le dispositif qui protège comme toujours les quartiers les plus riches, en particulier la Place Graslin et la rue Crébillon. Un mur de boucliers doit reculer sous une pluie incessante de projectile. La place de la Petite Hollande est saturée par une épaisse brume acre alors que la BAC lance des grenades de décercerclements en scred’. Pourtant coutumières des émeutes, rarement les rues de Nantes n’auront été si copieusement gazées tout au long de l’après midi.

La manifestation, très mobile, réussit l’exploit de déjouer le dispositif policier en fonçant vers l’entrée sud de la gare au cris de « On bloque tout ! ». Les gendarmes attaquent le cortège par derrière, provoquant la course des plus déterminés vers l’entrée du hall. Une centaine de personnes s’y engouffrent. La brigade ferroviaire charge et arrête des gens. La gare est toujours un objectif inatteignable à Nantes, systématiquement transformée en forteresse policière à chaque manifestation. Pris dans une frénésie assez peu stratégique, certains cassent la baie vitrée juste avant que des gendarmes chargent et gazent à l’intérieur même du hall. Le blocage de la gare n’aura pas lieu. Dommage.

Des militants CGT ouvrent un accès aux voies de train, et permettent à plusieurs dizaines de personnes de se regrouper sur les ballast. Pendant ce temps, environ 500 manifestants sont nassés, sans aucune issue possible, devant le Lieu Unique.

Événement inédit, la police expérimente une nouvelle technique de punition collective : le gazage de manifestants enfermés. Des dizaines de grenades lacrymogènes sont lancées sur le groupe coincé, encerclé par des lignes de forces de l’ordre. Suffocations, vomissements, panique. Certains se précipitent vers le seul échappatoire qui reste, l’eau grise de l’Erdre, afin de retrouver un coin d’air respirable. On n’est pas loin d’un drame.

Péniblement, un cortège se reforme et repart vers la place du commerce, où la banderole de tête est littéralement canardée de balles en caoutchouc et de grenades. Combien de munition sont tirées ? Plusieurs centaines, en quelques minutes. Les gaz envahissent tout le centre ville. Pendant une demie heure et sur des centaines de mètres, il n’y a plus une rue, plus une place qui soit encore respirable. Il est autour de 17H30, et l’intersyndicale se réunit loin d’ici, à la maison des syndicats.

De nombreux petits groupes sont éclatés dans le centre ville. L’un d’entre eux parcourt les rues de Bouffay en courant, un autre réussit l’exploit d’atteindre la place Royale, d’autres stagnent devant une agence éventrée. Un mouvement s’esquisse vers Hôtel Dieu, il est encore repoussé par des gaz et des charges de la BAC.

Petit à petit, les derniers motivés se dispersent, mais le mot circule qu’un soirée organisée par le MEDEF a lieu à 19H dans l’hôtel de luxe Radisson Blu. Celles et ceux qui s’y aventurent sont immédiatement nassés sur la place Aristide Briand par une centaine de policiers. Une femme est jetée au sol et molestée. Les autres sont contrôles, fouillés, menacés par le canon des armes policières. Les patrons sont bien protégés. Leurs festivités resteront survolées par un hélicoptère.

La détermination est intacte, et la jeunesse de Nantes toujours aussi belle. La manifestation était plus insaisissable que jamais, et la présence de plus en plus forte de syndicalistes en première ligne avec les émeutiers doit donner des sueurs froides au pouvoir. Mais après 13 journées insurrectionnelles depuis le 9 mars, et juste avant une nouvelle semaine de mobilisation, il faut réfléchir aux suites à donner au mouvement. Comment ne pas s’enfermer une série d’émeutes rituelles ? Comment éviter l’escalade de la répression qui finira par faire un mort ?Comment repenser l’agitation en cours ?

On finira par les menaces de ce vieux rageux de préfet, Henri-Michel Comet, dans Presse Océan :  » Nous avons la possibilité de renforcer les capacités d’intervention des forces de l’ordre en hommes et en moyens techniques. Cette évolution radicale est un souci, il nous appartient de l’éradiquer » . Alors que des centaines de personnes ont été blessées depuis le début du mouvement à Nantes, et que certains ont failli mourir étouffés le 12 mai, on se demande jusqu’où compte aller ce haut fonctionnaire pour « éradiquer » la lutte. Lui faudra-t-il un mort ?

On embrasse la belle jeunesse de Nantes, les syndicalistes déterminés qui ont participé aux affrontements, celles et ceux qui soignent les blessés, les musiciens, les déter’, les passants solidaires, les commerçants gazés par les flics, et aussi nos potes de Rennes qui ont subi la répression.

Ce n’est qu’un début …