«  Pour moi, deux préalables s’imposent, avant toute discussion sur les black blocks. D’abord, le rejet radical de l’obscène discours sur la « violence », qui réunit sur le même vocable la casse des choses effectuée par des manifestants et les cassages de gueule forcenés pratiqués par les forces de l’ordre, qui met sur le même plan le bris de vitrine et le bris des os et le meurtre pur et simple qui furent l’œuvre des flics. Ceux qui accordent autant d’importance à la destruction des biens qu’à celle des personnes montrent de quel côté de la barricade ils se trouvent : c’est justement contre ce gouvernement des choses que nous (des milliers de personnes) nous sommes insurgés.

Ensuite il faut bien dire que, face à cette ville qui semblait incarner comme un nouveau pas en avant vers la minéralisation du monde, devant le mufle casqué et blindé de Big Brother, la pulsion destructrice me semble plutôt une manifestation vitale. Plus généralement, je dirais que je n’ai pas envie de parler avec ceux qui, en face de la vie qui nous est faite, n’ont jamais ressenti l’envie de tout casser. En revanche, la discussion avec les black blocks doit avoir lieu, pour cerner les désaccords.

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Rappelons en tout cas qu’une bonne partie des black blocks était opposée à la casse indiscriminée, et partisans de s’en prendre seulement à des symboles capitalistes évidents. Et reconnaissons que tout homme épris de liberté ne peut que saluer l’attaque de la prison par certains de ces éléments et le début d’incendie qu’ils ont provoqué. […] Les infiltrations chez les blacks blocks, les manipulations dont certains ont pu être l’objet ne permettent pas de les réduire à une armée de marionnettes de la répression.
Une partie d’entre eux ne s’intéresse sans doute que de loin au G8 et à ses critiques : pour eux ce genre de grand rassemblement n’est qu’une bonne occasion de casser. J’ai pu autrefois me retrouver dans une attitude de parasitisme agressif par rapport à une grande manif quand cette dernière n’allait pas plus loin qu’un défilé de premier mai. Cela avait tout de même l’inconvénient de me couper de milliers de gens qui ne méritaient pas tant de mépris. Aujourd’hui, il semble que se balbutie un mouvement de contestation du gouvernement mondial d’un intérêt infiniment plus vaste que la satisfaction du légitime, mais misérable, besoin de tout casser. Authenticité de leur rébellion, débilité de la plupart de leurs objectifs : cette double constatation doit servir de base au nécessaire dialogue à construire avec les black blocks.

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Je crois que le plus grand acquis de Gênes peut se résumer à cela : des dizaines de milliers de gens déterminés à chercher une pratique de rupture avec l’ordre mondial. C’est sans doute la principale victoire de la répression, que la nécessité de courir pour échapper aux flics ou de marcher sur des distances interminables pour contourner leurs lignes, ait bouffé la plus grande partie du temps des manifestants et largement empêché les différents sensibilités de se rencontrer en dehors des forums balisés par les organisations réformistes.

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La confiance dans les règles minimales de la convivialité démocratique qui comporte que la police ne te cognera pas si tu ne l’as pas vraiment cherché, cette confiance-là, pour des milliers de personnes, a volé en éclats sous les coups de matraque distribués à l’aveuglette avec une hargne inouïe. Avec elle, on espère que le citoyennisme aura du mal à s’en remettre.

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Le « renard Berlusconi », comme l’appelaient les tute bianche, et ses renardeaux du ministère de l’intérieur, tout en mimant une volonté de dialogue, n’ont pas cessé de tenter de criminaliser le Forum Social de Gênes. […] C’était déjà très clair le samedi en début d’après-midi quand un énorme et très voyant dispositif flicard a été placé contre le « point de convergence » et ses guinguettes sous toile, à l’endroit où la manif de 300 000 personnes arrivait du front de mer pour entrer dans la ville. Il était évident qu’en mettant là, bien en vue, les forces de l’ordre dans tout leur apparat, on allait attiser la fureur de bon nombre de manifestants et qu’on pourrait bientôt grenader le camp de toile, associer la casse avec le Forum Social de Gênes.

De fait, près d’un millier de personnes s’est bientôt détaché de la manif. Les black blocs n’en constituaient qu’une toute petite minorité. […] On peut dire qu’on y voyait toutes les sensibilités, toutes les nationalités. Cette foule qui, mise en fureur par la mort de Carlo Giuliani, s’est défaite de l’emprise de ses organisations pour venir crier sa colère, représente l’un des efforts balbutiants de constitution d’une conscience réellement autonome et internationale, en rupture avec l’ordre mondial mortifère. Il nous (des millions de personnes) appartient de faire en sorte qu’une telle conscience se développe, se transforme en force sociale, et ne débouche plus dans l’impasse d’un affrontement lacrymogène ».

Extraits du texte de Serge Quadruppani, « Les multiples visages de la révolte globale et la face assassine de Big Brother ».
Publié dans « Gênes, 19-20-21 juillet. Multitudes en marche contre l’empire »