La journée commence dès 4H30 du matin. Il fait nuit noire et la température est négative. Un grand feu est allumé devant le dépôt de tramways d’Hôpital Bellier. Partout, on s’organise pour ne plus seulement se contenter de journées de mobilisation isolées, mais pour bloquer concrètement les flux et l’économie. Étudiants, occupants de la ZAD et syndicalistes déterminés se retrouvent pendant plusieurs heures sur les rails, paralysant la ligne 1 jusqu’au matin.

A la fac, dès l’aube, ce sont les bâtiments qui sont bloqués à leur tour. Le président de l’université avait fait fermer la fac de 8H à 10H pour freiner le mouvement. Cela n’empêche pas plusieurs dizaines d’étudiant-e-s de construire des grandes barricades de tables et de chaises sur le campus, avant de partir en cortège rejoindre le centre ville. 200 personnes quittent la fac derrière des banderoles renforcées. Arrivé pont de la Motte Rouge, le petit cortège est chargé sans sommation. Un chariot de matériel défensif est arraché par des flics en civils, plusieurs manifestants sont frappés. Toute la journée sera sur le même ton. Cent mètre plus loin, une ligne de Lanceurs de Balles de Défense est braquée sur le cortège. Une centaine de policiers surgissent. Nouvelle charge. Visiblement, l’objectif est de nasser le cortège pour l’empêcher d’arriver jusqu’en ville tout en arrêtant un maximum de monde. Un parcours improvisé en un éclair, sous tension, permet aux manifestants d’atteindre le cours des 50 Otages. Il n’est pas encore 10H.

Ces attaques préfigurent le grand jeu de la BAC : blesser un maximum de manifestants tout en les dépouillant de tout ce qui pourrait servir de protection. L’opération sera répétée plusieurs fois. Le matériel médical, les banderoles et les boucliers seront volés à coups de matraques, de grenades et de balles en caoutchouc au fil de la journée.
C’est donc sous une forte pression que le cortège lycéen et étudiant, qui s’est étoffé en route, arrive au pont Anne de Bretagne, toujours talonné par un énorme essaim de policiers cagoulés qui braquent sans discontinuer leurs armes sur les manifestants.
Jonction avec la manifestation syndicale. Il y a toujours autant de monde : plus de 20 000 personnes prendront les rues. Au bout de 200 mètres à peine sur le quai de la Fosse, une grenade est tirée sur la tête de cortège par des gendarmes, alors que la BAC intensifie ses provocations. L’avant de la manifestation bouillonne d’autant plus. Le défilé marque un temps suite à un désaccord sur le parcours. Des caméras de surveillance accrochées au poteaux du tramways sont détruites sous les applaudissements. Ça repart vers le Cour Saint Pierre.

Proche de la Place Louis XVI, sans aucune raison, une série de détonations font sursauter tout le monde. Puis un nuage de lacrymogène vient asphyxier des centaines de personne. Mouvement de panique. Charges répétées. Pourquoi ? Personne ne le sait, mais une étudiante est traînée sur le sol sur quinze mètres. Elle sera traitée de « pute » et de « pouffiasse » par des policiers, puis emmenée au poste pour une vérification d’identité. La police a donc transformée le Cours en zone de guerre en quelques secondes sans raison. Des feux d’artifice répondent aux balles en caoutchouc. Nouvelle montée en tension. La manifestation repart, sonnée.

Nouveaux accrochages à l’angle contre des gendarmes, nouvelles charges. L’ambiance s’échauffe. Une Porsche garée précisément à mi-chemin entre la préfecture et le Conseil départemental prend feu, dans l’approbation quasi-générale. Propagande par le fait. L’image fera le tour du web. Le véhicule appartenait-il à un élu socialiste ? Au préfet ? Le mystère reste entier. Qui n’a jamais rêvé d’incendier une voiture de luxe ? « Si à 25 tu n’as pas brûlé une Porsche, c’est que tu as raté ta vie » philosophe un homme d’âge mur.

Le gros de la manifestation – les cortège syndicaux – reste coincé 500 mètres en arrière alors que la tête est prise entre deux feux, gazée de part et d’autre, et visée depuis les jardins de la préfecture par un canon à eau. Moment de flottement. Des blessés sont soignés à l’arrêt de tram 50 Otages. Impacts de balles en caoutchouc. Le défilé se reconstitue péniblement, après que quelques vitres de banques restantes aient été brisées, et alors qu’un gros panache de fumée noire se mêle à la fumée blanche des gaz. Accalmie de courte durée : la police brise à nouveau le cortège Place du Cirque. Charges, grenades, interpellations. Une ligne de policiers se forme au milieu du Cours pour bloquer le cortège syndical et isoler à nouveau les jeunes qui défilent en tête. Multiples tirs. Des lacrymogènes noient les manifestants. Des syndicalistes reçoivent des grenades en tirs tendus. La police semble bien décidée à empêcher la manifestation. De mémoire, jamais une aussi grande manifestation n’a été attaquée avec une telle férocité et un tel acharnement.

Retour à Commerce, la manifestation est totalement désorganisée. Des kaways noirs se retrouvent collés au cortège de Force Ouvrière, des syndicalistes en chasuble semblent perdus au milieu d’un groupe de déter’. Une cabane de chantier est retournée et incendiée sur la voie de tram. Des brutes du Service d’Ordre de la CGT, sans doute ivres, envoient des injures racistes à une bande de gamins de cité. Des coups sont échangés, plusieurs minots finissent à l’hôpital. Une équipe se forme pour aller punir les agresseurs, sans les retrouver. Cours camarade, car il y a du monde derrière toi !

Il n’est que 13H mais le défilé part s’enterrer implacablement vers l’île de Nantes, directement dans le piège prévu par la préfecture. Les directions syndicale envoient sciemment les milliers de manifestants dans la nasse, alors même que la manifestation du 20 avril avait très mal fini au même endroit. Immédiatement, sans surprise, des centaines de gendarmes bloquent le pont Anne de Bretagne pour refermer le piège. D’autres attaquent la foule de l’autre côté de la Loire. L’assemblée générale, prétexte pour emmener la manif sur l’île, n’aura pas lieu. Il n’y aura qu’une poignée de discours où l’on entend parler de « baroud d’honneur ». Tout le monde comprend alors que la CGT n’avait pas prévu de faire « d’agora » pour discuter de grève générale et de blocages. Les camions syndicaux et les banderoles disparaissent rapidement, laissant quelques milliers de jeunes et de manifestants au milieu d’un piège inextricable, sous des pluies de lacrymogène. Un affrontement sans issue aura lieu pendant deux heures, soldé par de nouveaux blessés et des interpellations.

En fin d’après-midi, ce qu’il reste de la manif réussit à se frayer un chemin jusqu’en centre ville, où d’autres affrontements éclatent. Tout regroupement, même inactif, est désormais encerclé et bombardé de gaz. Une nouvelle charge de la BAC fait de nombreux blessés, et plusieurs interpellations. Le préfet veut faire du chiffre. Plusieurs groupes se dispersent finalement, certains vers la gare, d’autres autour de la Place du Bouffay, et sont systématiquement pourchassés. Des bastons éclatent entre manifestants. On se dépouille, on échange des coups, on règle des comptes entre bandes sous l’œil amusé des flics. Ambiance malsaine. L’équilibre qui faisait la force des manifestations nantaises depuis le début du mouvement a disparu. Cette intelligence collective – basée sur l’écoute et le respect entre différents groupes de manifestants – est morte sous coups du Service d’Ordre de la CGT et du parcours irresponsable des organisateurs. Les syndicats prétendaient « éviter les troubles », ils en ont provoqué d’autres, d’une ampleur inédite.

Alors que les débats de la Nuit Debout se tiennent, des affrontements ont encore lieu autour de la place du Bouffay. Jusqu’à la tombée de la nuit, la police mettra une pression infernale sur le rassemblement pacifique.
Le soir même, les JT ouvriront sur du verre brisé et l’histoire bien huilée d’un « policier entre la vie et la mort ». « Le policier, « hospitalisé en urgence absolue », « va mieux », dira Cazeneuve quelques heures plus tard. L’étudiant mutilé à Rennes, quant à lui, a bien perdu son œil. Le contre feux médiatique a permis d’occulter les centaines de blessés de la journée.

Nantes est très durement touchée par la répression : 41 arrestations et des dizaines de blessés ! Pourtant, quoiqu’en disent les médias, pas un seul commerce n’a été dégradé de toute la manifestation. Notre ville paie cher le fait d’être en pointe dans la contestation.

Malgré tout, la mobilisation est restée très forte à Nantes, et la détermination contre la « loi travail » et son monde reste intacte. Le 28 avril n’a pas été le point de bascule que beaucoup espéraient. La très faible mobilisation parisienne et la répression délirante ordonnée partout par le gouvernement ont refroidi certains espoirs, alors que la loi passe dans quelques jours à l’assemblée nationale.

Mais le potentiel de cette manifestation du 28 avril était inédit : diversité, détermination, créativité. De l’aveu même du préfet, le cortège comptait 1500 «ultras». Il est vrai qu’une part de plus en plus massive de la jeunesse nantaise a pris acte de la violence de la police, et s’organise en conséquence. A ce rythme là, il y aura bientôt plus de « casseurs » que de manifestants ! Pour gagner, il faudra à la jeunesse révoltée l’audace d’imposer ses désirs et ses initiatives.

Ne baissons pas la tête ! Ensemble, nous sommes invincibles !