La victoire face à César

C’était à l’automne 2012 dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes. Ce fut le moment où, brusquement, tous les regards se tournèrent vers cette lutte contre un projet d’aéroport, qui devait atterrir sur près de 1650 ha de zones humides, hameaux et terres agricoles. Nous gardons le souvenir encore vif de ce que cet automne-là a bouleversé en chacun de nous, qui avons alors été happés, de près comme de loin, par le cours intense des événements.

Au petit matin du 16 octobre, sur une route de campagne bordée de haies et noyée dans une brume lacrymogène, une interminable colonne de fourgons s’ébranle. Cette armada précède les engins de chantier venus détruire quelques dizaines de fermes et cabanes occupées « sans droit ni titre », selon les termes des arrêtés d’expulsion reçus quelques mois plus tôt.

L’État semble alors tout avoir de son côté : des moyens financiers considérables, plus de mille hommes mobilisés, un équipement ultramoderne, une discipline de fer, des médias de masse pour relayer sa propagande, une « Déclaration d’Utilité Publique » de laquelle se réclamer pour asseoir son autorité. Ce projet d’aéroport est, bien sûr, au service de la croissance, de l’emploi, de la transition écologique et même de la sécurité ; en bref de tous les fétiches dont ceux qui nous gouvernent sont les gardiens et camelots.

Depuis les premières oppositions au projet dans les années 1970, et plus encore depuis sa relance début 2000, les années de travail de contre-expertise et d’information ont contribué à rendre l’aéroport largement impopulaire. D’année en année, les regards aiguisés ne se laissent plus berner. De bourg en bourg, la parole se libère et les enjeux se croisent : réchauffement climatique, protection de la biodiversité, préservation des terres agricoles, défense d’espaces réfractaires au désert consumériste qui s’étend avec la métropole… Le projet d’aéroport apparaît pour de plus en plus de gens comme étant d’abord un moyen de remplir les poches des industriels du btp, en tête desquels son constructeur et concessionnaire, la multinationale Vinci. Mais les consultations et enquêtes publiques de rigueur font peu de cas des solides arguments des opposants et ne se risquent pas à donner tort à leurs commanditaires. Puisque l’État semble aussi royalement s’asseoir sur les lois encadrant ces « aménagements », et dont il est pourtant censé être le garant, les associations anti-aéroport, acipa (Association Citoyenne Intercommunale des Populations concernées par le projet d’Aéroport) en tête, ont porté le combat sur le terrain des tribunaux. Elles y ont érigé méticuleusement, pendant des années, des barricades de papier propres à retarder l’échéance. La justice a fini par rejeter un à un presque tous les recours déposés. Sur bien d’autres fronts, les plus déterminés finissent alors généralement par baisser les bras et par laisser place à la marche forcée du progrès. Mais dans le bocage, celles et ceux qui habitent la zad refusent toujours de se soumettre et de dégager le terrain pour laisser place aux chantiers. Les études préliminaires aux travaux, forages et démarches de « compensation environnementale » ne cessent d’être bloqués ou sabotés.

Dans les cabinets de la Préfecture où l’on traite le dossier de l’Aéroport du Grand-Ouest, on planifie depuis des semaines l’intervention policière qui doit sécuriser le début des travaux. Un petit génie a l’idée saugrenue de baptiser cette intervention « opération César », dans un excès d’arrogance au pays d’Astérix. Le 16 octobre, après avoir déployé ses troupes, le préfet, persuadé d’avoir terrassé les irréductibles anti-aéroport, déclare en conférence de presse : « À 10 heures, tout était terminé. » Il ne se figure pas encore la détermination qui se dresse face à lui.

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Depuis ce 16 octobre au matin, face aux flics, il y a nous. Nous ne sommes d’abord pas nombreux, mais dès les premiers jours, nous sommes forts de l’ancrage de cette lutte et de ce qu’elle a d’ores et déjà permis de rencontres composites.

Nous sommes des groupes d’« occupant·e·s » arrivés petit à petit depuis quelques années dans le bocage à l’appel d’un collectif d’« Habitants qui résistent ». Nous nous sommes attachés à ces terres en résistance, aux sentiers que l’on arpente à la recherche de mûres ou de champignons, aux aventures, aux fêtes et aux chantiers collectifs. Nous nous démenons autour de nos cabanes et maisons avec des boucliers de fortune, du matériel de grimpe pour se percher à la cime des arbres, des pierres, des feux d’artifice et quelques bouteilles incendiaires pour contenir et repousser les assauts adverses, du citron pour se prémunir des gaz et des ordinateurs pour contrer la propagande médiatique. Nous ne cessons de courir, haletants, dans la boue, pour entraver les mouvements policiers, et disparaissons derrière les haies et bosquets qui nous sont devenus si familiers. Nous attendons des heures, sous la pluie battante, derrière des barricades qui s’embrasent à l’approche des troupes.

Nous sommes des habitant·e·s et des paysan·e·s de la zad pour lesquels partir d’ici a toujours été inconcevable. Malgré les pressions incessantes et la précarité d’un avenir incertain, nous avons résisté jusqu’ici pour ne pas perdre les jardins que l’on bichonne et les liens avec nos voisins, les fermes rythmées par les horaires de la traite et les joies qu’offrent les lumières lunatiques du bocage. Nous ne sommes pas directement visés par cette première tentative d’expulsion grâce à un accord arraché au terme d’une longue grève de la faim en 2012 et protégeant encore, provisoirement, les habitants légaux. Mais sans hésitation, nous ouvrons nos granges et nos maisons, comme autant de refuges et de bases logistiques depuis lesquelles résister ensemble.

Nous sommes des alentours, militant·e·s chevronné·e·s, paysan·ne·s solidaires ou simples voisin·e·s que la situation a révoltés, abruptement. Nous nous retrouvons dans la grange de la Vacherit avec l’intime conviction d’avoir un rôle actif à jouer à ce moment-là. Nous avons pour armes et bagages des chaussettes sèches, des calicots, de quoi filmer l’expulsion et témoigner des violences policières, des stylos pour rédiger des lettres courroucées et des tronçonneuses pour renforcer les barricades en sacrifiant quelques arbres. Parmi nous, beaucoup d’anciens sont encore portés par la mémoire des luttes acharnées dans la région, qui ont déjà coûté à la « puissance économique de la France » l’échec de trois projets de centrales nucléaires en 20 ans, à Plogoff, au Pellerin et au Carnet. Nous aussi, nous faisons face aux gendarmes, nos corps en travers de la route.

Nous sommes une communauté de lutte en train de naître.

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Entre les flics et nous, nos barricades semblent d’abord de bien frêles édifices. Érigées à la hâte dans la nuit, elles sont faites de bric et de broc : vieilles carcasses de voitures, pneus usagés, bottes de foin et tout ce qui passe sous la main. Ce qu’elles matérialisent, avant tout, c’est une obstination qui grandit.

Notre première victoire, en ces jours sans fin, c’est d’avoir tenu le terrain coûte que coûte face à ce déploiement massif dont le seul objectif était de nous acculer à la fuite et au renoncement. Notre première victoire fut de nous défendre malgré tout, alors que, justement, rien ne laissait présager la victoire.

Rapidement, plusieurs bâtiments de la zad sont néanmoins réduits à l’état de ruines, emportées jusqu’à la dernière pierre dans des camions-bennes, comme pour nettoyer jusqu’aux fragments de nos souvenirs. Mais de nombreux autres, parmi ceux qui sont menacés, restent encore debout.

« Après la première semaine d’expulsion, il y a eu la ­première manif à Nantes et je devais faire le discours introductif, et je tremblais, et j’ai eu cette idée d’énumérer tous les noms des lieux qui avaient été expulsés ou qui résistaient encore, des lieux-dits mais aussi des noms inventés par le mouvement d’occupation : la Bellich’, le Coin, la Gaité, les Planchettes, les 100 Chênes, le No Name, les Fosses noires, les Vraies rouges, le Far west… Pour moi ça exprimait la manière dont cette zone qu’ils disaient vide était au contraire pleinement en vie.
Jasmin, Naturaliste en lutte. »

Nul ne peut prétendre être insensible à la peur, aux doutes et à la fragilité qui nous traversent en de telles circonstances. Mais il est un moment où éclôt la certitude partagée que s’il existe la moindre chance – si infime soit-elle – de pouvoir peser sur la situation dans laquelle nous sommes pris, alors il faut la saisir. C’est cette certitude qui repousse les limites face au manque de sommeil, à l’humidité, à la boue et aux munitions policières. Il s’agit de relever la tête et d’accepter que résister, c’est toujours un coup de dés. En cet automne 2012, une fois les dés jetés, tout s’emballe.

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Chaque jour de plus en plus de monde converge vers la zad. À la Vacherit, le ravitaillement atteint des proportions délirantes, au point que le hangar agricole mis à la disposition de la lutte prend des airs de caverne d’Ali Baba, avec ses montagnes de fruits secs et de bottes, ses monticules de médicaments et de tablettes de chocolat, de radios à piles et de vêtements chauds. Le mouvement incessant de notre logistique improvisée et des va-et-vient à travers la zone fait fluctuer la taille de ces stocks vitaux, qui ne menacent cependant jamais de se tarir. Les barricades se reforment, de plus en plus imposantes, nuit après nuit, inlassablement reconstruites après chaque nouvel assaut. Des milliers de personnes, suspendues au flash-infos du site internet de la zad, vivent au rythme des événements. Sur Radio klaxon, qui pirate le 107.7 de Radio Vinci Autoroutes, les ondes résonnent des indications des positions des flics, entrecoupées par la lecture des messages de soutien qui affluent par centaines.

Au jardin maraîcher du Sabot, puis à la ferme squattée du Rosier, des paysans des quatre coins de la région, regroupés dans le collectif copain (Collectif des Organisations Professionnelles Agricoles INdignées par le projet d’aéroport), se jettent de tout cœur dans la bataille. Les « tracteurs vigilants » viennent décupler la force matérielle du mouvement, superposent bottes de foin et pylônes pour bloquer les chemins ou forment un anneau de protection autour des bâtiments menacés. L’esprit de révolte insufflé dans la région par le mouvement des Paysans-Travailleurs tout au long des années 1970, qui avait contribué à initier l’opposition à l’aéroport aux côtés des agriculteurs menacés par le projet, semble gronder de nouveau dans les campagnes de Loire-Atlantique.

De partout en France surgissent plus de 200 comités locaux, qui s’organisent collectivement pour venir sur le terrain et mènent chez eux des actions de solidarité protéiformes : contre-information, occupations de mairies, visites animées de permanences du Parti socialiste, péages gratuits sur les autoroutes Vinci et sabotages de ses chantiers, manifs et rassemblements… Tous ces gestes viennent étendre la lutte au niveau national et lui donnent une nouvelle dimension, dont on prendra vraiment la mesure avec la manifestation de réoccupation. Annoncée de longue date, elle faisait le pari stratégique de déplacer l’enjeu du conflit. Il ne s’agissait plus seulement de se préparer à résister face à une expulsion, mais de démontrer que même s’ils parvenaient à nous chasser, nous reviendrions plus nombreux – « un mois plus tard » – pour reconstruire quelque chose d’encore plus puissant que ce qu’ils auraient cru pouvoir anéantir.

Nous sommes le 17 novembre 2012. Après quatre semaines de destructions et de combats, les flics s’effacent du paysage. Ils laissent place à une marée humaine de 40 000 personnes. Au départ de la manif, le petit bourg de Notre-Dame-des-Landes est comme englouti par la foule, au point que les centaines de tracteurs présents ne pourront se joindre au cortège. Quelques kilomètres plus loin, on voit passer de main en main d’innombrables planches et poutres qui disparaissent dans la forêt. Lové au cœur d’une châtaigneraie, un village surgit de terre en une journée, avec sa cuisine, sa manufacture, ses dortoirs, son « black bloc sanitaire », sa salle de réunion et sa « NoTAVerne », gargote dont le nom rend hommage à la lutte sœur du Val Susa contre le Treno Alta Velocità (le TGV italien). Pendant plusieurs mois, « La Chat-teigne » sera le point de ralliement des comités locaux, se relayant pour habiter les lieux. Ce soir-là, nous sommes des dizaines de milliers à repartir avec le sentiment d’avoir tordu le cou à César et renversé le cours de l’histoire. Nous sommes des dizaines d’autres à tout simplement ne plus pouvoir repartir du tout, saisis par l’intensité de l’aventure et prêts à déserter emplois et appartements.

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Nous sommes les 23 et 24 novembre 2012. Ce qui se joue ici a pris une ampleur telle que cette portion de territoire en suspens devient un sujet quotidien : des unes de la presse locale aux gros titres des médias nationaux, en passant par les discussions de comptoir et les réunions en haut-lieu, la zad est devenue le centre éphémère de la vie politique française.

« Il est hors de question de laisser un kyste s’organiser, se mettre en place, de façon durable, avec la volonté de nuire avec des moyens parfois dangereux. Nous mettrons tout en œuvre pour que la loi soit respectée (…) pour que les travaux puissent avoir lieu. 
Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, le 23 novembre 2012. »

Bien avant l’aube le vendredi 23, une cohorte de gendarmes mobiles pénètre en silence jusqu’au cœur de la zad. Dans les dortoirs, des corps en rang serré, emmitouflés dans leurs sacs de couchage, se reposent de la fête mémorable de la veille. Les guetteurs sur les barricades sonneront l’alerte, mais trop tard. Le temps pour tout le monde de s’extirper du sommeil, d’enfiler ses chaussettes humides et son emblématique paire de bottes boueuses, et les militaires ont déjà pris position autour des cabanes de la Chat-teigne. Une vitre brisée et quelques généreuses rasades de gaz lacrymogène plus tard, nous sommes chassés dans l’obscurité de la forêt alentour.

En cette fin de semaine, les autorités veulent reprendre le contrôle et laver l’affront de la manifestation de réoccupation. Le lever du jour révèle le tragique de la situation. La Chat-teigne est aux mains des flics. Au Rosier, les tracteurs vigilants n’ont pas pu arrêter les pelleteuses qui s’attaquent bientôt au bâtiment. Dans la forêt de Rohanne, suspendue entre ciel et terre, une bande d’ami·e·s tenaces s’agite au bout des cordes qui les relient au plus haut des arbres. Au sol, de petits groupes de gendarmes escortent les machines censées détruire à nouveau leurs cabanes perchées dans les branchages, plusieurs fois déjà reconstruites ces dernières semaines pour empêcher physiquement le déboisement, première phase des travaux prévus dans la foulée des expulsions.

La nouvelle se répand. Nombre de ceux qui sont repartis le 17 novembre avec en eux un peu de la zad, ont aussi le sentiment d’avoir laissé un peu d’eux-mêmes dans la construction commune de la Chat-teigne. À l’annonce de l’assaut, ils rejoignent la forêt toutes affaires cessantes.

Nous sommes désormais des centaines à nous retrouver au milieu de la brume et de la fumée. On se tient ensemble. Au pied des arbres où se cramponnent nos camarades, nous harcelons en une ronde endiablée l’escorte policière des machines à broyer la forêt. Elle frôle, provoque et désoriente les gendarmes mobiles sur un air traditionnel breton, ou au rythme d’invectives qui tiennent plus du cri du cœur que du slogan. On chante, on hurle, on se bat, on pleure, on discute, on s’étreint.
En face, la consigne est claire : il faut marquer les chairs pour faire passer le goût de cette irrépressible disposition à l’insoumission. Nous compterons, après la bataille, nos blessés : une centaine, dont près d’une trentaine de plaies et lésions sérieuses pour la seule journée du samedi. Les éclats des grenades, du même genre que celle qui tuera Rémi Fraisse deux ans plus tard sur une autre zad, à Sivens, pénètrent nos corps et restent fichés sous notre peau. Comme pour qu’à l’avenir leur présence douloureuse nous enjoigne de baisser la tête. Mais cette fois, il n’était de toute façon pas question de reculer, et chaque coup n’a fait que renforcer notre résolution. Pour longtemps.

« Voilà, c’était le jour où il y avait le bordel dans la forêt de Rohanne. Et ce que j’y ai vu, la violence des flics, ça m’a énervée propre et net. Et depuis, ça n’a pas arrêté de m’énerver. Ça ne m’a pas lâchée. 
Anne-Claude du comité local de Blain. »

Hors de la forêt, le conflit s’amplifie et contamine. Le vendredi soir, des dizaines de tracteurs convergent vers les quatre points de franchissement de la Loire en aval de Nantes. Le Pont de Cheviré à Nantes, celui de Saint-Nazaire, ainsi que les bacs du Pellerin et de Basse-Indre sont bloqués dès la fin d’après-midi. Le samedi, devant la préfecture de Nantes, 10 000 personnes battent le pavé et se heurtent au canon à eau mobilisé pour l’occasion.

La nuit finit par tomber sur la forêt de Rohanne. Nous assistons au retrait désordonné des forces de l’ordre, sous les projectiles et les hurlements de loup. Tout à nos conjectures sur le sens de ce repli, nous apprenons par la radio que le gouvernement annonce la fin de l’opération César.
Nous savons que ce n’est qu’une bataille et que le projet n’est pas encore enterré. Nous devons maintenant faire face à une stratégie plus fine de la part du gouvernement : la mise en place d’une « commission du dialogue », une instance de négociation à l’image de celles qui sont venues à bout de tant de luttes sociales par le passé. Elle cherche avant tout à diviser le mouvement, à défaut de pouvoir lui arracher le territoire qu’il habite. Mais l’acipa refuse de participer à la mascarade et de s’enfermer sagement dans un salon entre « personnes raisonnables ». Qu’y aurait-il à négocier au juste ? L’équation est simple : soit l’aéroport est abandonné, soit le bocage est détruit et ses habitants expulsés.

En parallèle, et ce à peine quelques heures après la déroute de César, des fourgons reviennent se positionner aux carrefours de la Saulce et à celui des Ardillières. Ces checkpoints, qui coupent la zone en deux et visent à en contrôler les entrées, seront permanents pendant près de cinq mois. Les flics resteront là, figés autour de leurs camions, sans rien à attaquer et sans rien d’autre à défendre que la vacuité de leur propre présence. Ils contempleront, impuissants, la foule qui chaque jour les contourne. Ils subiront le mépris, les quolibets et des attaques diverses et variées. Les matériaux de construction, interdits de circulation sur la zone par un absurde arrêté préfectoral, seront malgré tout acheminés par des chemins détournés. Un gendarme spécialiste du maintien de l’ordre confiera, dépité, à un journaliste du Télégramme : « Évacuer, c’est toujours possible, même sur une zone aussi importante et difficile. Il suffit d’y mettre les moyens. Mais tenir c’est impossible. »

De toutes nos forces, habiter la zad

Nous sommes le 12 avril 2013, l’automne et l’hiver humides dont nous nous extirpons cèdent la place aux premiers bourgeons, baignés par la lueur d’un soleil tant attendu. Les gendarmes quittent enfin le bocage tandis que le gouvernement annonce que l’aéroport se fera bel et bien… un jour. Mais, au milieu des haies comme dans les rues de Nantes, dans les réunions des comités comme dans les assemblées communes à la Vacherit, est né le sentiment partagé d’une victoire à portée de main. C’est ainsi que la revendication « non à l’aéroport » s’est transformée en une certitude dont nous ne démordrons pas : « Il n’y aura jamais d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. »

Le lendemain, c’est l’opération « Sème ta zad ». Quelques milliers de personnes convergent, fourches et bêches en main, sur la départementale 281 encore ponctuée de chicanes et au milieu de laquelle trône une tour de guet, « Bison Futé », dont l’ossature élancée défie l’idée même de ligne droite. Des cultures reprennent dans les champs encore jonchés de cartouches lacrymogènes. Des jardins démarrent sur des espaces investis au cours de l’hiver : la Wardine, les 100-noms, les Rouges et Noires… À Saint-Jean-du-Tertre, on plante des pieds de vigne qui ne donneront du vin que dans plusieurs années. De nouvelles cabanes poussent partout au rythme effréné des coups de marteaux qui résonnent aux quatre coins du bocage.

Avec la défaite de César s’ouvre une nouvelle page de la lutte. Pour plusieurs mois au moins, voire plusieurs années, la zone est à nous. Il faut mettre à profit ce temps suspendu, jusqu’à la prochaine tentative de nous transformer en complexe aéroportuaire. Le sentiment grisant de liberté est à la hauteur du défi auquel nous faisons face. Si les flics ont ­désormais l’ordre de ne plus s’aventurer sur la zone, le pouvoir ne s’évapore pourtant pas. Il se retire pour mieux réajuster le tir et espère que son absence laisse place à un inéluctable chaos à partir duquel légitimer son retour.

Il faut se figurer qu’en ce printemps, tout se concentre en un noyau bouillonnant, qui tient bien plus de l’explosion que du repli sur soi. Depuis l’opération César, nous n’avons jamais été aussi nombreux et divers à habiter la zad de mille manières. Les paysans des alentours, depuis l’ouverture et la reprise collective de la ferme de Bellevue, y dédient une bonne partie de leur temps. Les comités locaux, avec lesquels s’établissent de nouvelles circulations, viennent parfois construire des cabanes pour renforcer l’occupation et s’y aménager un pied-à-terre. Les Naturalistes en lutte se réunissent chaque mois pour inventorier la faune et la flore, créant ainsi un lien intime avec les mares, les prairies naturelles ou les salamandres de la zad sans pour autant y vivre.

Des dizaines de nouveaux venus peuplent le bocage. Il y a ceux pour qui la zad est un refuge, parce que sans contrôle d’identité : des mineurs en fugue aux réfugiés de Calais venus se reposer quelque temps faute d’avoir pu gagner l’Angleterre… Il y a ceux, burinés par les galères et la rue, pour qui la zad est un rivage. Il y a tous ceux qui débarquent et s’installent attirés par ce que l’endroit porte d’utopie. À quoi s’ajoutent bien sûr ce passage et ce brassage permanent qui, même s’ils nous épuisent parfois, témoignent de l’espoir et de la curiosité qu’éveille ailleurs la magie de la zad.

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Dans cette effervescence, la situation inédite de la zad et la vacance du pouvoir nous offrent l’opportunité rare d’avoir une prise directe sur ce qui conditionne matériellement et affectivement nos existences. Face au défi d’une vie partagée sur la zone, une autre bataille s’engage alors, contre nous-mêmes et en nous-mêmes cette fois. Il ne s’agit plus seulement d’affronter le pouvoir sous sa forme la plus visible, mais de se battre contre ce qui s’est niché au plus profond de nos êtres. Il y a toujours, en nous tous, quelque chose de ces individus séparés, engoncés dans leurs identités sociales, culturelles, politiques. La mise en échec d’un dispositif policier ne suffira jamais à détruire ce qui nous tenaille encore de consumérisme, de dépendances dévastatrices, de préjugés, de sexisme ordinaire… Comment nous délester de l’habitude lâche de vouloir tout déléguer, qui cohabite si bien avec l’ambition néfaste de vouloir tout contrôler ? Les conflits qui naissent dans le bocage, qu’ils portent sur l’usage d’un bien commun, sur un désaccord politique ou sur une agression physique, ne sont pas fondamentalement différents de ceux qui animent n’importe quel quartier ou village. Sauf qu’il n’y a plus ici d’instance supérieure et hégémonique pour arbitrer et intervenir. Nous devons alors prendre à bras-le-corps des enjeux complexes que nous nous empressons d’ordinaire de taire ou de confier à une quelconque institution spécialisée : police, justice, hôpital psychiatrique, conseil municipal, chambre d’agriculture…

Mois après mois, le mouvement s’attache à acquérir un art acéré de la composition, capable de transcender nos différences et nos différends, sans aplanir pour autant les enjeux éthiques et les tensions fertiles. Les querelles autour de l’accès aux terrains agricoles qui ont éclaté au printemps 2013 illustrent la difficulté d’un apprentissage forcément tributaire du temps. Un certain nombre de conflits d’usage ont ainsi vu se heurter des conceptions antagonistes : celle de la terre comme outil de travail, et celle d’une nature qu’il faudrait laisser à elle-même pour la préserver de la corruption des activités humaines. Si cette opposition est d’abord vécue comme inconciliable, on finit par avancer dans le chemin tortueux d’une expérience où se conjuguent la réappropriation collective du territoire par ses habitants, la mise en partage d’une partie de ses ressources – terres agricoles, bois, routes et chemins, etc. – mais aussi l’attention à ménager des espaces qui existent pour eux-mêmes, et non parce qu’ils répondent à tel ou tel besoin humain. C’est ainsi qu’au fil des conflits, dont nul ne peut nier la dureté, une certaine intelligence collective se dégage de la confrontation entre nos différentes sensibilités.

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En 2011, la propriété des 1 650 ha de la zad a été déléguée par l’État et le conseil général à la société Aéroports-du-Grand-Ouest (ago), filiale de Vinci. Un quart de cette superficie est constitué de friches, de bois et de forêts, et un autre quart est toujours cultivé et habité par les paysans résistants. Mais dans l’attente du démarrage des travaux, les 800 ha restants sont censés être redistribués d’une année sur l’autre par ago aux agriculteurs qui ont signé un accord à l’amiable et touché des indemnités d’expropriation. Si l’aéroport est un véritable désastre pour ceux qui refusent de partir, il est en revanche pour d’autres, qui ont déjà retrouvé des terres ailleurs, l’occasion d’agrandir un temps leur exploitation. À partir de 2013, le mouvement de lutte décide qu’il n’est plus possible de laisser à Vinci le contrôle de ces terres, ni de les laisser pleinement à disposition de ces exploitants cumulards.

Dans l’assemblée bimensuelle « Sème ta zad », dont l’idée est née des discussions passionnées entre occupant·e·s et paysan·e·s sur les barricades du Rosier à l’automne 2012, on discute de l’usage agricole des terres de la zone. On fait un point sur les potagers collectifs et sur leurs besoins en matériel et coups de main. On définit les parcelles libres d’usage qui seront dévolues aux cultures de plein champ, dont on attend quelques tonnes de patates et d’oignons. On se dispute sur la dépendance au pétrole de l’agriculture mécanisée ou sur l’exploitation des animaux. On se dote d’une Coopérative d’Usure, Réparation, Casse, et éventuellement Utilisation de Matériel Agricole (la curcuma) qui prendra soin des tracteurs en fin de vie légués à la lutte. Le groupe « vaches » ou le groupe « céréales » mettent en place la rotation culturale entre blé, pâtures, sarrasin et fourrage. Un paysan qui refuse l’expropriation propose d’inclure certains de ses champs dans le cycle de rotation, tandis que des occupantes préparent l’expérimentation d’une culture de légumineuses avec des éleveurs bovins de copain. Le résultat, à l’heure actuelle, c’est l’occupation collective et progressive de 220 ha. Un rendez-vous hebdomadaire, qui ressemble à s’y méprendre à un marché – si ce n’est que tout y est à prix libre : chacun donne ce qu’il peut et veut –, permet de mettre en partage une partie de la production agricole. Le reste sert notamment au ravitaillement d’autres luttes, de cantines populaires ou de squats de migrants dans la métropole nantaise.

D’innombrables autres expériences d’autonomie fleurissent, hors des logiques marchandes et gestionnaires. Ce qui était déjà en germe avant la période des expulsions a pris une nouvelle dimension. On voit apparaître un atelier de couture ou de réparation de vélos, une conserverie, une brasserie, une nouvelle boulangerie, un restauroulotte, une meunerie, un espace d’écriture et d’enregistrement de rap, une salle de danse et des cours d’autodéfense… On travaille à la réappropriation du soin avec des jardins de plantes médicinales et des formations médicales, notamment sur les premiers secours aux blessés par les armes de la police. On cherche à construire nos propres réseaux de communication, du site internet à la radio FM. Un bulletin, qui regroupe rendez-vous, comptes rendus d’assemblées, récits et coups de gueule, est confectionné et distribué chaque semaine dans les soixante lieux de vie de la zone par des « facteurs » à pied ou à vélo. On explore des manières de faire la fête à mille lieues des clubs branchés et de l’industrie du divertissement : un fest-noz pour inaugurer un hangar convoyé, malgré l’interdiction formelle de la Préfecture, depuis les confins du Finistère ; un banquet de 60 mètres linéaires dans la poussière des balles de blé lors d’une fête des battages ; des transes nocturnes dans une grange graffée, sur de la musique expérimentale ou envoûtés par la voix d’une cantatrice d’opéra… On entretient nous-mêmes une partie des haies, des chemins, des réseaux électriques et des adductions d’eau, lors de grands chantiers collectifs plus ou moins réguliers. On multiplie les constructions, sans permis, ni plan local d’urbanisme, mais avec une inventivité architecturale certaine : à l’aide de matériaux de récup’, de terre, de paille ou de bois d’œuvre abattu et découpé sur place par une scierie mobile amie qui a traversé la France. On cherche sans relâche à s’accorder sur l’usage de ce qui est commun, à en élargir le champ et à densifier les liens qui nous tiennent.

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L’autonomie, telle qu’elle s’expérimente dans ce bocage, ne peut être réduite à sa dimension matérielle ou alimentaire. L’autarcie n’a pour nous rien de désirable. Ce dont il est question ici c’est d’autonomie politique. Ce que nous inventons à tâtons, c’est la capacité collective à définir nous-mêmes nos propres règles. Mais la façon dont elles s’établissent et évoluent au rythme de notre vie commune tient plus des us et coutumes que des lois écrites de la République. La légitimité sur laquelle elles s’appuient est celle du vécu, de l’expérience, et ne relève pas d’une quelconque transcendance – intérêt général incarné par l’État, marché ou volonté divine. Dans la brèche ouverte par le repli du pouvoir, s’engouffrent une multiplicité d’espaces de décision, d’organisation et de délibération autonomes qui viennent progressivement le destituer.

Parmi ces espaces, les réunions hebdomadaires des occupant·e·s et les assemblées du mouvement de lutte se succèdent avec une régularité et une constance qui évoquent la solidité d’institutions coutumières. Les structures officielles que sont l’acipa, l’adeca (Association de Défense des Exploitants Concernés par l’Aéroport), copain ou certains comités locaux côtoient des groupes plus informels qui s’organisent, se composent et se recomposent. À ces espaces d’organisation s’ajoutent les dizaines de collectifs d’habitation où le quotidien est mis en partage, les histoires d’amour et d’amitié, les affinités politiques et les belles rencontres qui sont la base de la solidarité quotidienne qui tient la zad depuis des années. Qu’elles concernent les enjeux propres à la vie sur la zad ou les manifestations pour maintenir la pression sur les pro-aéroport, l’organisation de la solidarité avec les communes kurdes ou avec les inculpés de la lutte contre la ferme industrielle des mille vaches, les initiatives sont nombreuses et peuvent émaner d’une discussion au coin d’un feu comme d’une décision collective en assemblée. C’est ce foisonnement constant qui conjure la possibilité d’une prise de pouvoir. C’est ce qui rend impossible qu’une composante de la lutte ne devienne hégémonique, ou qu’un leader détienne entre ses mains la parole et le destin du mouvement.

« Je me suis habitué à ce bouillon, parce qu’il y a un gros chaudron ici, même s’il y a plusieurs feux dessous et qu’ils ne chauffent pas tous en même temps… Ça me ferait vraiment chier que ça s’arrête d’un coup. On a tous envie de voir quelque chose en sortir. J’ai envie qu’ici ça reste une pépinière pour penser et vivre autrement, qu’il y ait une zone expérimentale qui reste ouverte, sans contrôle, sans recherche de rentabilité, quelque chose qui soit libre de flicage, un endroit où on arrive à se reconnaître, à se dire bonjour, et que ça trouve un équilibre. J’aurai gagné ma lutte personnelle quand on aura gagné ça. Il faut que la lutte laisse un espace ouvert, le plus grand possible. 
Dominique, porte-parole de l’acipa, natif de Notre-Dame-des-Landes. »

Il y a dans ce qui se trame à la zad quelque chose de la commune. Quelque chose de la Commune de 1871, quand une irrépressible émotion collective saisit les habitants de Paris qui devinrent, derrière les barricades, les maîtres de leur vie quotidienne et de leur histoire, soulevant un immense espoir révolutionnaire et entraînant à leur suite des soulèvements dans de nombreuses autres villes. Quelque chose des communes du Moyen Âge qui parvinrent à s’arracher à l’emprise du pouvoir féodal et à défendre les communaux, ces terres, outils et ressources à l’usage partagé. Quelque chose, aussi, de l’éphémère commune de Nantes en 1968, pendant laquelle ouvriers et étudiants occupèrent l’hôtel de ville, bloquèrent la région et organisèrent le ravitaillement des grévistes avec les paysans. Quelque chose qui, désormais, est à la fois le moyen et le sens de notre lutte, et que nous devons continuer à approfondir. Ces imaginaires sont de ceux qui viennent irriguer le bocage de Notre-Dame-des-Landes dans la quête d’un présent désirable et d’un futur possible.

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Depuis le printemps 2013, nous ne cessons d’envisager l’avenir de la zad sans aéroport. De chantiers collectifs en assemblées, au fil des semailles et des récoltes, quelque chose est en train de naître de notre ancrage sur le territoire. On dresse un état des lieux du foncier. Il s’agit de construire parmi nous une compréhension partagée de la situation. À mesure qu’avancent les débats, on s’écarte d’une approche strictement agricole et juridique pour penser ensemble ce que seraient nos objectifs politiques en cas de victoire.
En novembre 2015, après plus d’un an de discussions dans tous les espaces d’organisation du mouvement, ses différentes composantes prennent ensemble un engagement décisif pour l’avenir. En voici les termes :

Une fois le projet d’aéroport abandonné, nous voulons :
1. Que les habitant·e·s, propriétaires ou locataires faisant l’objet d’une procédure d’expropriation ou d’expulsion puissent rester sur la zone et retrouver leurs droits.
2. Que les agriculteur·trice·s impacté·e·s, en lutte, ayant refusé de plier face à ago-Vinci, puissent continuer de cultiver librement les terres dont ils·elles ont l’usage, recouvrir leurs droits et poursuivre leurs activités dans de bonnes conditions.
3. Que les nouveaux habitant·e·s venu·e·s occuper la zad pour prendre part à la lutte puissent rester sur la zone. Que ce qui s’est construit depuis 2007 dans le mouvement d’occupation en termes d’expérimentations agricoles hors cadre, d’habitat auto-construit ou d’habitat léger (cabanes, caravanes, yourtes, etc.), de formes de vie et de lutte, puisse se maintenir et se poursuivre.
4. Que les terres redistribuées chaque année par la chambre d’agriculture pour le compte d’ago-Vinci sous la forme de baux précaires soient prises en charge par une entité issue du mouvement de lutte qui rassemblera toutes ses composantes. Que ce soit donc le mouvement anti-aéroport et non les institutions habituelles qui détermine l’usage de ces terres.
5. Que ces terres aillent à de nouvelles installations agricoles et non agricoles, officielles ou hors cadre, et non à l’agrandissement.
6. Que ces bases deviennent une réalité par notre détermination collective. Et nous porterons ensemble une attention à résoudre les éventuels conflits liés à leur mise en œuvre. Nous semons et construisons déjà un avenir sans aéroport dans la diversité et la cohésion. C’est à nous tou.te.s, dès aujourd’hui, de le faire fleurir et de le défendre.

En cet automne 2015, il ne s’agit plus seulement de nous battre contre un projet d’aéroport, ni même contre son monde, mais aussi de défendre la possibilité d’une destinée commune sur ce bocage.

Gardez le Bourget, on prend Versailles. Vive la Commune !

Nous sommes à Versailles, le 28 novembre 2015, à la veille de la COP 21, sommet intergouvernemental sur le réchauffement climatique. Depuis des semaines le gouvernement assène qu’il démarrera bientôt les travaux de l’aéroport et qu’il viendra à bout de la zad, « territoire perdu de la République ». Toute honte bue, il entend en même temps faire la promotion de ses préoccupations environnementales au Bourget lors de la COP.

Depuis les attentats du 13 novembre, l’exécutif a considérablement augmenté ses moyens de contrôle sur la population avec la déclaration de l’état d’urgence. Il en profite opportunément pour interdire toutes les manifestations de rue prévues pendant le sommet et pour lancer une série de perquisitions et d’assignations à résidence visant, entre autres, des compagnons du mouvement.

Nous sommes partis de Notre-Dame-des-Landes il y a une semaine avec cinq tracteurs, une cantine mobile et 200 cyclistes de 1 à 70 ans, en direction de la capitale. Galvanisés par la menace d’une nouvelle tentative d’expulsion de la zad, nous avons décidé d’aller mettre le gouvernement face à son hypocrisie. Dès le lendemain, le convoi a bravé un barrage policier puis les interdictions successives qui lui étaient faites de circuler. Nous n’avons cessé d’avancer.

Si les autorités ne voulaient visiblement pas de nous, ce n’était pas le cas des habitant·e·s des régions traversées, bien au contraire. Ceux-ci, par centaines, nous ont ouvert leurs maisons, leurs champs, leurs salles des fêtes et nous rappellent à quel point le mouvement est vivant bien au-delà de la zad. Ces insoumis ne nous ont pas offert leur hospitalité dans un unique geste de soutien, mais aussi parce qu’ils se battent eux-mêmes localement contre la privatisation d’une forêt, pour que des migrants aient un toit au-dessus de la tête, contre l’emprise de l’agro-industrie ou pour empêcher la création d’une nouvelle zone commerciale en installant à la place un jardin collectif. Et dans le climat fébrile qui a saisi le pays, beaucoup ont trouvé dans l’accueil du convoi l’occasion de braver à leur manière la chape de plomb « antiterroriste ».

D’autres marches et convois nous ont rejoints en cours de route depuis d’autres territoires en bataille : de Bure où se projette un centre d’enfouissement de déchets nucléaires, du quartier libre des Lentillères à Dijon, de la lutte contre la ligne à grande vitesse autour d’Agen, des bouilles de Sivens ou des forêts de Roybon et du Morvan. En trois ans, la zad est devenue un cri de ralliement qui circule bien au-delà du bocage, et duquel ne cessent de naître des barricades habitables face à ceux qui aménagent nos vies.

La nuit dernière, réunis dans un manège équestre, assis sur le sable ou perchés aux balcons, nous avons décidé que notre équipée irait jusqu’à Versailles. C’est depuis cette citadelle anachronique que, dix jours auparavant, le Sénat et le Parlement réunis, pris d’une poussée d’absolutisme, ont décidé de prolonger de trois mois l’état d’urgence.

Nous avons roulé depuis l’aube, euphoriques des kilomètres parcourus et des liens qui se sont tissés cette semaine. Peu avant la Place d’Armes, le convoi fait halte et nous marchons ensemble derrière une grande banderole peinte pendant la nuit d’après un vers de Shakespeare : « Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des rois ». Aux abords des édifices de la cour, un rang de policiers cherche une dernière fois à nous contenir, autour de la statue de Louis XIV. Mais nous continuons à avancer, et eux à reculer, jusque devant les grilles du château. Des tables sont déployées en cercle pour un grand banquet partagé. La voix d’un paysan venu en tracteur se détache sous les hourras : « En 1871, les Versaillais avaient écrasé la Commune de Paris. Les zads sont aujourd’hui comme autant de nouvelles communes libres. Et nous affirmons ici que ces communes ne se laisseront plus expulser. »

Il y a parmi nous deux compères qui ont fait la route ensemble en tandem, alors qu’ils se connaissaient à peine avant le départ, et qui ne se sont plus quittés d’une semelle. Tandis que la nuit tombe, aux portes du château, ils entonnent ensemble : « Et dans dix ans les avions ne décolleront pas. » Chacun reprend en chœur chaque fois un peu plus fort. «  Leur aéroport ils peuvent toujours l’rêver, chaque jour un peu plus on les fera cauchemarder. » Tout le monde danse en cercle, corps à corps.

* Il faut défendre la zad.

La défendre comme expérience et force d’une résistance collective dans un coin de bocage qui a rassemblé et inspiré des dizaines de milliers de personnes depuis des années. S’ils s’entêtaient à revenir, nous appelons à faire front par une défense bec et ongles de la zone, par un blocage de la région et par l’occupation des lieux de pouvoir, ainsi que par des banquets sur les places des villes et des villages. Nous appelons à multiplier les actions à même d’arracher sans plus attendre l’abandon du projet d’aéroport, et d’assurer la poursuite de l’expérimentation politique en effervescence dans ce bocage.

Mais il faut aussi défendre la zad comme possibilité historique, d’ores et déjà devenue contagieuse, qui peut s’actualiser en mille autres endroits, et de mille manières encore. Nous appelons à ce que l’esprit de la zad continue à se diffuser, empruntant chaque fois des voies singulières, mais avec le désir d’ouvrir partout des brèches. Des brèches face à la frénésie sécuritaire, face au désastre écologique, face à la fermeture des frontières, à la surveillance généralisée, à la marchandisation de tout ce qui existe.

La zad et tout ce qu’elle représente, à l’image des combats d’hier ou d’ailleurs, constituent ici et maintenant une précieuse lueur d’espoir dans cette époque désenchantée.

Il faut défendre la zad.
À Notre-Dame-des-Landes.
Partout.

Pour plus d’infos, textes et rendez-vous sur la lutte :

le site du mouvement d’occupation
le site de l’Acipa
le site des naturalistes en lutte

Il y a probablement un comité local près de chez vous à partir duquel s’organiser ou quelques personnes et énergies complices avec lesquelles le constituer.

Il y a aussi de multiples occasions de passer sur la zad pour des chantiers, fêtes, ateliers, banquets, et actions. Le calendrier est consultable sur les sites internet du mouvement.