Il ne sera pas tant question ici de la vague d’attentats meurtriers qui ont frappé la France en ce mois de janvier 2015 que de leurs conséquences probables en terme de confusion et d’instrumentalisation politique.
L’actualité nous aura quelque peu précipité à rentrer dans le vif d’un certain nombre de sujets qui devenaient de toute façon de plus en plus urgents à aborder.

Il ne sera pas question ici non plus de notre « émotion » ou de « notre indignation », de « barbarie » ou encore « d’obscurantisme ». Il est très facile de s’indigner moralement ou de produire des manifestations d’émotion lorsque celles- ci n’engagent à rien parce qu’il s’agit d’un événement auquel on n’est absolument pas relié directement par sa position sociale. L’émotion est tout sauf spontanée, elle est au contraire révélatrice des préjugés sociaux, comme l’indignation sélective a une signification politique et sociale, elle est révélatrice des rapports de force et des positions occupées par ceux qui l’expriment. Elles ont également une fonction objective dans les formes d’instrumentalisation et de mobilisation qu’elles permettent de mettre en place. C’est le seul avantage des grands drames spectaculaires que de faire apparaître les lignes de fractures sociales sous les proximités idéologiques apparentes. A ceux qui pensent que les différences dans les réactions à propos des événements meurtriers de janvier 2015 auraient pour origine une question de morale personnelle nous disons tout net, au risque de les froisser, qu’elles ont une explication sociologique.

Chaque drame médiatique sert d’exercice d’alerte pour tester les capacités de mobilisation des classes dominantes en cas d’urgence. En l’occurrence, l’exercice est plus que réussi. Personnellement, notre première réaction après les événements a été de faire de l’humour sur la tuerie, notamment en publiant, via notre page Facebook, un détournement d’image, comme l’auraient fait, et l’avaient déjà fait en des occasions similaires, la rédaction de Charlie Hebdo. Nous nous moquons éperdument de nous situer dans un quelconque héritage vis-à-vis de ce journal, mais il ne nous apparaît pourtant pas inutile de le souligner au vu des réactions que cela a suscité de la part de soit- disant « Charlie » qui nous ont immédiatement sauté au cou : se démarquer des instrumentalisations fonctionnant au chantage affectif et revendiquer son indépendance et son esprit critique par la satire était tout de même une des marques de fabrique de Charlie Hebdo. Ce journal se revendiquait « bête et méchant », et ne manquait jamais de faire sa Une en ironisant sur des tragédies meurtrières, comme, encore récemment, l’assassinat de plus de 500 frères musulmans en Egypte, ou le crash d’un avion de ligne ayant fait 238 morts.
Il est intéressant de noter que toute tentative de recul un tant soit peu critique autour du contexte général dans lequel cet événement s’inscrit s’est vu opposer la réaction instinctive et systématique :
« Oui mais quand même c’est une tragédie et personne ne mérite de mourir comme ça… »
Personne n’a jamais prétendue le contraire mais l’on voit bien que la gravité de certains événements fonctionne comme une chape de plomb empêchant toute réflexion. Et c’est précisément dans ces moments-là que la distanciation, via l’humour, l’irrévérence et la satire ont une fonction critique indispensable.
Il peut être de bon ton de montrer son « émotion », son « indignation » ou sa « stupéfaction » à tous les passants, voir sa « pensée- à- l’égard- des- familles- tout- ça », dans le plus pur style académique de l’éditorialisme journalistique, si l’on a quelque chose à vendre, ou si l’on souhaite faire l’économie facile de la réflexion de fond pour noircir du papier. Ce n’est pourtant pas ce à quoi la gravité des événements devrait inciter, parce que ce genre de démonstration, outre son aspect souvent ridicule et indécent, n’a pas le moindre intérêt critique. Au contraire, comme nous venons de le dire, et comme nous l’avons encore une fois vérifié, l’émotion met une chape de plomb sur l’événement et empêche le recul. Ironie du sort : tout- ce à quoi les différentes manifestations d’émotion de ces derniers jours ont finalement abouti est d’avoir transformé un journal soit- disant irrévérencieux en emblème de la bien-pensance.

Le rôle que nous nous sommes assigné en tant que webzine satirique est de provoquer une réflexion, via l’humour et la satire, et parfois aussi le sérieux, sur des faits sociaux dont la signification nous paraît politique, nous touche directement en ce sens qu’elle met en jeu notre position sociale, qu’elle implique des conséquences pour nos vies et nos luttes. En l’occurrence, mis à part la teneur antisémite de la prise d’otage de l’hyper- casher de Vincennes, la seule signification politique que nous voyons dans les évènements de ce début janvier, et beaucoup l’ont compris eux aussi, c’est leur potentielle instrumentalisation islamophobe, antisémite et sécuritaire, instrumentalisation qui a déjà commencé un peu partout en France à partir de ces multiples tueries. La tuerie de Charlie Hebdo elle- même, en dehors de la tragédie humaine et de son éventuel contenu moral, n’a pas une grande signification politique intrinsèque, mis à part ses conséquences.
Cependant, la façon dont on a pleuré spécifiquement la mort des journalistes et des policiers, au milieu des autres victimes, et la façon dont le journal Charlie Hebdo a été érigé en symbole, traduit bien le fait que la solidarité qui s’est exprimée à cette occasion est une solidarité de classe et nous en voulons pour preuve, outre la composition sociale des manifestations, la façon dont le flicage a aussitôt été resserré dans les quartiers populaires autour de « l’apologie du terrorisme » et notamment dans les écoles autour du non- respect des minutes de silence imposées, et qui s’est traduite par une mise en collaboration étroite des institutions scolaires et policières. Les classes populaires ont massivement boudé les manifestations « Je suis Charlie », et les réactions d’indifférence, d’agacement, voire de satisfaction vis-à-vis des attentats, si elles ont été montées en épingle dans la presse pour stigmatiser les classes populaires, n’en sont pas moins une réalité. Les rédacteurs du journal Article 11 ont beau jeu de déclarer « cracher à la gueule » de ceux qui se sont réjoui des attentats, mais encore une fois il ne s’agit pas de l’expression d’une somme de divergences de « moralité personnelle » chez des individus épars mais de l’éruption d’une ligne de fracture sociale. Si la haute bourgeoisie et les classes- populaires ont leurs formes de sociabilité et de solidarité, le sentiment de « communauté » est ce qui manque le plus aux classes- moyennes, elles sont donc extrêmement sensibles aux appels à la « communion de masse », et il est très facile d’instrumentaliser cette nostalgie diffuse de la « communauté » par un discours patriotique et moraliste. Les manifestations de masse (plus de 4 millions de personnes dans toute la France) témoignent aussi bien du pouvoir de mobilisation détenue par les classes dominantes que de la matière première qu’elles utilisent : le désir de tout en chacun de se sentir exister et de manifester une appartenance commune à « quelque chose ».
Comme nous refusons catégoriquement de porter un jugement moral sur ceux qui se sont instinctivement réjouis des attentats, pour tenter plutôt de mettre en relief ce discours avec la position sociale de ceux qui l’expriment, nous en ferons de même en refusant de cracher sur ceux qui ont éprouvé le besoin de manifester « Je suis Charlie ». Certains des manifestants exprimaient quelque chose de réel et de positif, à notre sens, au milieu cependant de toute la potentielle confusion de préjugés islamophobes et d’impensés politiques qui allaient avec.
Mais tout le pouvoir d’instrumentalisation des médias et du champ politique réside dans ce minuscule glissement entre ce que les manifestants exprimaient, et voulaient exprimer, et ce qu’on leur faisait dire.
Au-delà de cet aspect idéologique et psychologique vient, en dernière analyse, l’aspect social : les classes- moyennes intellectuelles et les travailleurs de la fonction publique tirent leur position sociale, leur légitimité et leur valorisation de l’Etat ; défendre l’Etat c’est défendre leurs propres intérêts, on ne doit donc pas s’étonner du fait que cette catégorie de population se range facilement derrière lui à son appel. Faire des victimes de Charlie Hebdo les emblèmes particulières de cette mobilisation d’Etat c’était, outre le fait de jouer sur la solidarité de classe, choisir le meilleur emblème pour en faire l’arbre destiné à cacher la forêt. Celle- là même que nous nous proposons ici de commencer à défricher.

« L’intolérance religieuse » que tout le monde s’est accordé à fustiger à la faveur de ces attentats n’a, en France, historiquement rien à voir avec l’Islam. Au contraire, elle a pris depuis bien longtemps, dans notre pays, le visage de l’athéisme et de la laïcité, et elle réside déjà dans le fait de ne pas laisser les individus vivre leurs croyances dans la paix et dans le respect. Au-delà, elle sert plus concrètement à stigmatiser les classes populaires et, parmi elles, les immigrés des anciennes colonies françaises et, encore plus spécifiquement parmi eux, les femmes. En France l’islamophobie constitue le cheval de Troie du racisme colonial, en maniant le discours culturel et religieux à la place du vieux discours biologiste désuet. Les médias déshumanisent une partie de la population, celle- là même qui est déjà la cible de toute la violence du racisme post- colonial, du mépris de classe, du contrôle social (scolaire ou policier), en plus de l’exploitation économique … violence diffuse et invisible pour les classes dominantes et leur indignation sélective qui révèle leur position privilégiée. Les stigmatisations répétées et infâmante de ceux qui confondent « critiquer les institutions sociales qui oppriment sous couvert du discours religieux » et « critiquer les discours religieux tout court » ont contribué à de graves amalgames. Elles se sont inscrites dans le prolongement des acharnements policiers à l’encontre des populations musulmanes, ou apparentées, en France ; soit la matraque et la moquerie sous couvert de laïcité et de liberté d’expression, liberté qui ne concerne évidemment que les bourgeois blancs des centres- ville. Malheureusement cette « liberté d’expression » n’existe pas dans l’absolu, il n’y a que le « pouvoir » de s’exprimer, et celui- ci est à la fois le moyen et l’enjeu d’un rapport de force social.
Il est faux de dire qu’on « ne peut plus rire de tout en France », par contre nous espérons que ceux qui se permettent de rire de n’importe quoi sans réfléchir aient un peu à en assumer les conséquences politiques et acceptent de s’exposer à la critique et à la contradiction. Il n’y a pas « impossibilité de rire », mais il est normal, si l’on a la prétention de faire de la provocation, que celle- ci suscite un débat systématique, et tout défenseur de la « liberté d’expression » devrait s’en réjouir. Faire un journal ce n’est pas juste « faire des dessins » mais posséder des moyens de production symbolique, donc des responsabilités quant à la violence et aux formes d’oppressions qui peuvent en découler lorsqu’on a un public. Et la violence symbolique est bel et bien une des multiples formes de violence sociale, et la capacité de son exercice est une forme de pouvoir. Ceux qui opposent le crayon de la « liberté d’expression » à la kalachnikov ont oublié que les mots aussi sont des armes, et que le rire peut être aussi l’arme des puissants : l’humour n’est pas intrinsèquement subversif, la plupart du temps même, comme toute expression culturelle, il sert à véhiculer les normes sociales dominantes. Petit rappel : les cibles habituelles des « blagues » en France sont les femmes, les juifs, les gens issus de l’immigration coloniale et les homosexuels, c’est-à-dire les principales cibles de la violence sociale structurelle et quotidienne.
Charlie Hebdo, de « libertaire », a fini par s’enliser dans ce tournant réactionnaire symptomatique d’un enlisement général de la gauche, y compris « libertaire », dans le repli identitaire beauf, sexiste, raciste, homophobe, antisémite, frustré de ne plus pouvoir « rire de tout comme avant », c’est-à-dire des femmes, des juifs, des immigrés et des homosexuels. Or, être de « gauche », au sens d’avoir une lecture de classe de la société, n’a jamais empêché personne d’être antisémite, raciste, sexiste ou homophobe. On rappellera, au besoin, l’obsession d’un Wolinski pour les « femmes », représentées de façon systématique comme des objets sexuels, y compris pour illustrer des affiches de parti de « gauche » comme le PCF, ou pour soutenir des mobilisations sociales comme le mouvement des retraites. Il ne s’agit pas de rajouter de la confusion à la confusion en taxant Charlie Hebdo d’être devenu un journal d’extrême- droite, ou en le comparant à « Minute », mais il était symptomatique d’un virage réactionnaire de la gauche qui traduit, au-delà d’une lecture purement idéologique, la crispation de la classe- moyenne intellectuelle en période de crise économique et sa tendance à se rabattre sur les boucs- émissaire habituels.

Les temps sont à la confusion et, au-delà de la gauche institutionnelle, le milieu militant radical, qui a la prétention de livrer des analyses politiques, ne doit pas faire l’économie d’une autocritique quant au rôle qu’il peut jouer dans cette confusion. La première de ces confusions sur laquelle il nous semble impératif de revenir est l’utilisation, totalement déplacée, du terme de « fascisme » pour qualifier les attentats, et qui révèle le contenu essentiellement moraliste et la fonction fourre- tout de ce mot, qui a entre autres pour fonction de subsumer toutes les luttes d’émancipations spécifiques, censées se fondre en lui comme autant de ses nombreux sous- produits. Le « terrorisme islamique » n’est pas une menace politique en France, et n’a rien à voir avec le « fascisme », quoiqu’en pensent le Ministère de l’Intérieur et les pseudo- libertaires / vrais islamophobes qui n’ont pas peur de dire n’importe quoi en dénonçant le « fascisme religieux ». A ceux- là nous conseillons d’ailleurs de relire un peu Daniel Guérin pour une analyse du « fascisme » qui ne se résume pas à « fascisme = être méchant et tuer des gens ».
On rappellera que le fascisme est un mode de mobilisation de masse, antisocial et nationaliste, fonctionnant avec l’appui de la bourgeoisie en période de gestion de crise du capitalisme, dont il est également un mode de gouvernement historiquement spécifique. Il ne se confond pas, et ne peut pas être confondu, en France, avec les actes isolés de quelques illuminés groupusculaires, si meurtriers que soient leurs agissements, et il n’est, historiquement, pas religieux, il n’a même rien à voir avec la religion. Même si le nazisme, le franquisme et le fascisme italien ont entretenu des accointances plus ou moins étroites avec les institutions religieuses, dans la mesure où elles étaient en même temps des institutions politiques (comme le Vatican), le fascisme ne se confond pas avec ce que l’on peut appeler le « fanatisme religieux » (terme lui-même très idéaliste). Ce qui définit le « fascisme » ce n’est ni le nombre de morts ni un contenu moral à donner à des actes mais une forme de rationalité politique spécifique. Ça ne veut pas dire que tel ou tel événement meurtrier serait plus ou moins « grave » qu’un autre sur le plan humain ou moral, ça ne signifie pas qu’il faudrait les hiérarchiser mais cela signifie qu’il faut savoir être capable de prendre du recul émotionnel et se défaire du moralisme pour interroger la signification politique dont les événements sont porteurs, analyser leurs spécificités pour pouvoir être éventuellement en mesure de les combattre efficacement, à supposer qu’ils aient à l’être par les militants.

Le confusionnisme antifasciste ne cible d’ailleurs pas uniquement les musulmans : il ne nous paraît pas inutile de mettre en parallèle la dérive de l’utilisation du terme de « fascisme » par certains libertaires pour qualifier les attentats de ces derniers jours, avec une autre dérive récente, qui révèle le côté très « français » de ce prétendu « antifascisme ». L’an dernier le CAPAB organisait une conférence « Sionisme et fascisme », proprement scandaleuse rien que dans son intitulé : scandaleuse parce qu’en France, c’est exactement l’inverse, à savoir l’antisémitisme qui a toujours constitué une passerelle vers l’extrême- droite. Peu de temps après, une banderole du même tonneau « Contre le sionisme et le fascisme » était brandi par l’AFA-PB en manifestation. Alors que l’antisémitisme constitue encore et toujours, en France, le fer de lance de la mobilisation fasciste dans les classes populaire, notamment via le complotisme, et alors que les mouvements menés par des personnalités comme Dieudonné et Soral connaissent une popularité croissante, on ne peut pas en dire autant de la critique de l’antisémitisme dans les milieux antifascistes. Cette question demeure totalement ignorée ou traitée avec un souverain mépris, quand les « antifascistes » n’en rajoutent pas encore à la confusion en mettant de « l’antisionisme » à toutes les sauces sans aucune réflexion de fond. Se prétendre antifascistes en France, à l’heure actuelle en délaissant le combat contre l’antisémitisme, et en contribuant à la confusion qui règne autour de « l’antisionisme » ne peut plus être considéré seulement comme une erreur politique : il s’agit malheureusement d’une manifestation de cet antisémitisme structurel qui caractérise la société française, y compris à gauche et à l’extrême- gauche. S’il peut- être de bon ton, en milieu militant, d’accepter (au moins publiquement, et simplement en parole) l’idée que tout en chacun demeure structurellement raciste, sexiste et homophobe à moins d’un long travail de déconstruction, accepter également l’idée que nous serions antisémites nous paraît intolérable. L’antisémitisme en milieu militant est une espèce de nuage de Tchernobyl : on nous dit qu’il se serait arrêté comme par magie à la frontière ; c’est faux, bien évidemment, et ce dernier tabou du milieu militant doit tomber : nous allons devoir également analyser et déconstruire notre antisémitisme.
Il va aussi falloir dire une vérité qui fâche : si la politique colonialiste, raciste et meurtrière de l’Etat d’Israël doit évidemment être dénoncée en France, l’obsession avec laquelle le conflit israélo-palestinien est investi, de façon très personnelle et affective, par le milieu militant français ne s’explique pas uniquement par l’argument misérabiliste (et raciste de surcroît), qu’il serait « importé en France par les gens issus de l’immigration maghrébine ». Le soutien, légitime, à la résistance palestinienne est instrumentalisé facilement par les antisémites du fait d’une obsession française sur ce conflit en particulier, obsession qui occulte les autres conflits et donc empêche une mise en relief plus général avec les différentes politiques impérialistes des états capitalistes ; or, en devenant « emblématique », cette cause tend à être essentialisée, et finalement à s’ethniciser. Vidée de sa signification politique rigoureuse elle peut alors être instrumentalisée, de façon affective, par les réactionnaires. Au final, le mot « antisionisme » finit par ne plus rien vouloir dire du tout, donc devient ce que celui qui parlera le plus fort voudra bien qu’il soit : un cache sexe de l’antisémitisme. La lutte pro- palestinienne est l’affaire des palestiniens, en tant que « soutiens » anticapitalistes notre rôle, en France, consiste déjà à lutter contre notre propre impérialisme. Ou, comme le faisait remarquer le slogan ironique « Boycottez les agrumes d’Israël, achetez les bananes de la Côte d’Ivoire à la place. Support your local imperialism ! » Alors qu’un génocide au Congo fait plus de 6 millions de morts dans l’indifférence générale depuis plus de 20 ans, aucun antifasciste n’éprouve le besoin particulier de sortir un bel autocollant « antifa pro- congolais », il en va de même pour le génocide au Rwanda ou pour n’importe quel autre massacre.
Puisque certains militants parlent « d’indignation sélective » à propos de la tuerie de Charlie hebdo, il va peut- être falloir assumer cette critique jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au point où elle devient une autocritique de notre propre tendance à l’indignation à deux vitesses, et en chercher les causes. Quant à la lecture de la politique colonialiste de l’état d’Israël, il ne nous paraît pas non plus inopportun de rappeler à tous ceux pour qui les mots sont censés avoir un sens, que « colonialisme » et « fascisme » sont des formes différentes de rationalité politique, répondant à des nécessités différentes des contextes de l’économie capitaliste dans lequel elles s’inscrivent. Même si l’on ne peut qu’être d’accord, encore une fois, sur l’équivalence de la signification humaine et morale des massacres, leur lecture politique n’est pas la même, et la confusion nous dessert parce qu’elle facilite la récupération.
Pour ce qui est de la France, le « fascisme » ici n’est ni « sioniste » ni « islamique », notre pays a, au contraire, une histoire coloniale et pétainiste, et une tradition antisémite et raciste ; toute analyse du « sionisme » et de « l’islamisme » en France doit partir de l’analyse de ce contexte historique particulier.
De même, toute critique de la religion juive, ou de la religion musulmane, en France, lorsqu’elle n’émane pas des concernés eux même, c’est-à-dire des croyants ou des personnes socialement apparentés à cette croyance et à la culture à laquelle elle est associée, doit aussi prendre en compte cette dimension. Faire des caricatures de rabbin dans l’Allemagne nazie n’avait rien à voir avec de « l’anticléricalisme » mais tout à voir avec de l’antisémitisme. Inviter un négationniste sur une scène de spectacle ce n’est pas défendre la « liberté d’expression », c’est faire de la propagande antisémite. S’en prendre gratuitement aux symboles de la religion musulmane, lorsqu’on y est étranger, et alors que cette religion est une des religions majoritaires au sein d’une frange de la population visée aussi bien par l’exploitation économique que par le racisme colonial, c’est contribuer à ce même racisme colonial sous le prétexte culturaliste anticlérical et, au final, contribuer à une des formes spécifique que prend l’exploitation capitaliste en France, et à sa façon locale de gérer le prolétariat.
Les mots et les discours sont des créations humaines, ils ne sont donc porteurs du sens que nous leur assignons, en fonction du contexte historique et social. Aucun discours n’a d’existence objective en dehors de sa fonction sociale, aucun mot ne peut parler de lui- même et imposer sa signification tout seul, envers et contre ses récupérations, aucune signification étymologique ne peut se porter toute seule à travers l’histoire : l’islamophobie n’est pas de l’anticléricalisme mais un cache- sexe pur et simple du racisme colonial de la même façon que l’antisémitisme ne signifie plus, et ce depuis longtemps, le racisme à l’égard des « sémites » mais l’obsession à l’égard des juifs, vus comme détenteurs d’un pouvoir abstrait et dominant le monde par le complot.

La critique de la religion est une critique aussi idéaliste que le discours religieux lui- même, qu’elle fétichise comme étant intrinsèquement porteur de formes d’oppressions spécifiques. Cette fausse critique provient d’une totale inculture du phénomène religieux et se traduit déjà le plus souvent par la confusion entre « croyance en Dieu » et « religion ». La religion, au sens de l’ensemble des formes de médiations entre les dimensions sacré et profanes, qui sont des dimensions du social remplissant des fonctions symboliques, est un sujet vaste et complexe qui n’est absolument pas maîtrisé par les libertaires, qui n’arrivent déjà pas à déconstruire et critiquer leur propre idéalisme, leurs propres croyances et leur propre sacralisme, ce qui le conduit à l’ethnocentrisme et au racisme. Il serait bon que les « camarades » anarchistes en finissent un peu avec la métaphysique et la bigoterie anticléricale : nous ne connaissons pas un seul anarchiste, si « antireligieux » soit- il, qui ne rende pas hommage aux morts, nous ne connaissons pas un seul matérialiste, si irrévérencieux soit- il, qui utiliserait le cadavre d’un de ses compagnons pour faire de l’engrais ou pour fabriquer des abats- jour avec sa peau. Pour le dire de façon savante : le sacré et le symbolisme sont des dimensions du social qu’on ne peut pas supprimer, et qu’il n’est pas souhaitable de supprimer parce qu’elles occupent des fonctions clefs, vouloir supprimer le sacré est aussi absurde que de vouloir supprimer le symbolisme, le langage ou l’esthétique.

Quant à ceux qui parlent « d’antifascisme » à tort et à travers, en France, il serait bon qu’ils laissent un peu de côté le « sionisme » ainsi que les prises de positions géopolitiques foireuses et à deux vitesses, ou les bagarres de rue. Si la lutte antifasciste a un sens à l’heure actuelle, en France, elle devrait plutôt se concentrer sur le travail de déconstruire ce qui reste d’antisémitisme et d’islamophobie structurelle dans le milieu militant radical comme dans la société française, et analyser comment les deux vont de pair, car les évènements de ces derniers jours risquent de provoquer un déferlement de confusionnisme islamophobe et antisémite, en paroles ou en actes, et nous avons l’impératif d’être prêts à y répondre. Outre ce travail de clarification intellectuelle, un immense travail de militantisme de terrain reste à fournir, dans les syndicats ou les collectifs, pour éviter que le prolétariat ne cède aux tentations de l’extrême- droite française, antisémite et raciste, comme aux groupuscules de tous bords qui vont tenter d’instrumentaliser les tensions identitaires présentes au sein de la population. Nous sommes prêts à participer et à contribuer au débat qui doit avoir lieu sur ces sujets, débat dont nous espérons qu’il se déroulera autant que possible dans le calme, même si sa teneur fortement identitaire et affective ne nous laisse guère entretenir d’illusions à ce sujet. Nous serons donc probablement « islamo- gauchistes » pour certains, « sionistes » pour d’autres, « insensibles au drame » pour une immense majorité ; l’invective est facile, la réflexion de fond et l’autocritique sont plus difficiles.

Au motif qu’à la violence sociale diffuse que les composantes de la population subissent au quotidien fait écho une violence concentrée et spectaculaire nous devrions subitement avoir une prise de conscience, qui n’intervient évidemment que pour nous rallier derrière la classe dominante et l’Etat, mais l’arnaque est un peu trop grosse, et ceux qui refusent d’adhérer à cette mascarade l’ont instinctivement bien compris. « Vous êtes avec nous ou contre nous », l’unité nationale après tout, n’est que l’autre nom de « l’union sacrée », et « l’union sacrée », comme on le sait, signifie l’état de guerre. Ceux qui refusent cette guerre, ceux qui refusent de jouer le jeu, se verront traiter au mieux « d’insensibles », voire de traîtres, ou seront soupçonnés d’intelligence avec l’ennemi, ennemi qui n’est qu’une figure de propagande censée justifier la mise en place d’un arsenal sécuritaire et raciste. La « barbarie » contre laquelle on cherche à « mobiliser » à l’heure actuelle ce n’est visiblement ni l’exploitation, ni les différentes formes d’oppressions sociales que nous subissons chaque jour. Les pires atrocités de l’histoire ont pourtant toujours été commises par les différents états, tout au long des développements de la société marchande : l’exploitation de masse et le contrôle social, la colonisation, les camps de concentration et d’extermination, les guerres impérialistes sont des violences capitalistes, des violences d’état, des violences industrielles. C’est donc contre le capitalisme, contre l’état et les différentes oppressions sociales que nous nous mobilisons, au quotidien, dans les luttes. Et à l’heure actuelle ce sont l’antisémitisme et l’islamophobie que nous identifions comme les principaux facteurs de division dans le camp de la lutte que nous menons, ainsi que les passerelles vers le fascisme à la française, et certainement pas le « sionisme » ou « l’islamisme ». Ce à quoi la gravité des événements récents doit nous inciter, nous militants qui avons la prétention de produire de l’analyse politique, c’est à la responsabilité qui nous incombe à ce titre : la confusion intellectuelle est un péril mortel pour nos luttes. Les événements qui viennent de se produire vont amener à des instrumentalisation islamophobes, antisémites et sécuritaires : on le voit à la plus- d’une- centaine d’attaques islamophobes en France en quelques jours, on le voit également au contenu antisémite de l’attaque contre l’hyper- casher de Vincennes ou aux récentes sorties de Dieudonné dans la presse, ainsi qu’aux théories du complot antisémites qui fleurissent à la faveur de ces événements, on le voit encore à la multiplication de procès délirants pour « apologie du terrorisme » s’étant soldés par des peines de prison ferme.

Si nous avons éprouvé le besoin d’écrire ce texte c’est, fondamentalement, parce que la fascisation croissante de la société, que ce soit sous la forme du complotisme antisémite ou de cette islamophobie qui masque le racisme colonial et qui constitue un mode de gouvernement des classes populaires par la violence, nous effraie de plus en plus. Nous avons pris le parti de nous attaquer au confusionnisme politique avec humour en prenant le nom d’Al Qaida au Nanterre Illuminati, c’est-à-dire en jouant sur ces deux figures complémentaires de « l’ennemi », ennemi d’en haut et ennemi d’en bas que sont le « juif comploteur » et « l’immigré terroriste ». Ces deux épouvantails sont censés nous détourner de la lutte contre le capitalisme et l’état, c’est-à-dire contre des modes d’organisation des rapports sociaux, et non pas contre des groupes de personnes ou des catégories de population.
En cette heure, l’humour nous semble pourtant bien dérisoire, et surtout un terrain trop glissant pour lutter efficacement contre la confusion politique, aussi avons-nous prit la peine d’écrire ce texte, modeste invitation à ouvrir les débats sur les sujets qui fâchent. Au final, la mode de la polémique et de l’indignation sur Internet passera sur cet événement comme sur tous les effets de mode, et nous craignons de nous retrouver seuls, comme toujours, dans nos collectifs, nos syndicats et nos luttes, encore et toujours le même noyau dur de pauvres idiots à se lever à cinq heures du matin pour aller distribuer des tracts sur un quelconque piquet de grève ou dans une quelconque manifestation, à charbonner dans des permanences et à se manger la répression policières que le « Patriot Act à la Française » que l’on voit se profiler à l’horizon aura laissé comme séquelle des tragédies de ces derniers jours.
Encore une fois, la ligne de fracture ici est sociologique et pas morale : militer suppose d’occuper une position aussi bien subjective qu’objective. C’est-à-dire que cela ne demande pas qu’une « prise de conscience » mais des moyens matériels, du temps ainsi qu’une sociabilité, toutes choses qui font cruellement défaut à bon nombre de gens. La lutte pour l’autonomie, au sens où nous entendons celle- ci, est la plus difficile de toute, parce qu’elle suppose un travail de réappropriation de tout ce dont nous avons été dépossédés, à commencer par les moyens de la lutte elle- même, à commencer par les liens de sociabilité et de solidarité qui la rendent possible. Mais la solidarité, pour nous, n’est pas un vain mot, elle implique d’avantage que de produire des manifestations d’émotion abstraite sur les réseaux sociaux, manifestations qui ne sont bien souvent qu’une posture, une forme sublimée de narcissisme. Si la classe- moyenne intellectuelle se sent subitement pousser des envies de manifester sa grandeur d’âme nous lui rappelons que les causes ne manquent pas où elle pourrait se servir de sa position sociale privilégiée et de ses ressources pour les mettre au service de la lutte, pour les partager avec ceux à qui elles font défaut. Cela implique bien évidemment de se mettre en jeu et de prendre des risques, et d’abord le risque de se découvrir différent de l’image idéalisée que l’on peut se faire de soi- même lorsqu’on ne prend jamais la peine de faire ses preuves au pied du mur. Les luttes sont un bon révélateur de ce que nous sommes, au sens de : ce que nous pouvons être dans des situations d’enjeu.

En ce qui nous concerne, nous ne sommes pas « Charlie », nous ne sommes rien d’autre de plus que ce que nous étions déjà le 6 janvier 2015, à savoir d’humbles petits militants qui, en dehors de notre webzine, sommes membres d’un obscur collectif d’éducation populaire de la région parisienne. Rien de très insurrectionnel, ni qui permette de prendre de jolies photos avec des fumigènes, rien qui nous mette souvent en relation avec le « milieu militant » autoproclamé, c’est-à-dire cette espèce de médiocre contre-culture qui s’auto-sublime et avec laquelle nous avons rompu depuis longtemps, sans aucun regrets. Ce texte s’adresse cependant à toutes ses composantes qui sauront nourrir le débat que nous exposons ici, et en traduire les conclusions qui s’imposent dans les luttes, car nous savons que cet entre- soi possède encore, malgré tout, le pouvoir de polariser des énergies et des individualités intéressantes, même si il les détourne massivement dans des structures idéologico- affinitaires, comme les partis, les groupuscules ou les « milieux » pour s’auto- alimenter et alimenter les carrières de ses petits leaders.
Nous en terminons donc avec ce texte et nous nous en retournons à notre militantisme diurne et à nos blagues virtuelles nocturnes avec le léger sentiment d’avoir fait notre part en donnant ici notre position politique, que nous jetons comme une bouteille dans l’océan de confusion à venir.
A bientôt dans les luttes, pour ceux qui y participent !

A.Q.N.I – Al Qaida au Nanterre Illuminati
Journal Islamo- Sioniste
Terroriste de l’humour à la noix depuis 2009
Obscurs militants dans la vraie vie
AQNI@riseup.net