Je suis une militante et je ne suis pas ultra minoritaire, ni ultra dangereuse et encore moins ultra terroriste et pourtant, je faisais partie de cette manifestation contre les violences policières le premier novembre 2014 à Nantes. Nous étions beaucoup dans ce cas. Juste des camarades tristes, un peu désespérés, de la mort d’un jeune homme, tout simplement,après une sinistre liste de jeunes éborgnés par des tirs de flashballs.

Alors que depuis une semaine, depuis la manifestation de lundi dernier où des vitrines de banques et deux abris bus avaient été détruits, une certaine pression montait dans l’esprit des Nantais. Alimentée par la presse locale, une psychose commençait insidieusement à se mettre en place. Les rumeurs allaient bon train : des centaines de casseurs allaient débarquer dans le centre-ville, détruisant tout sur leur passage. On n’était pas si loin des poulets égorgés et des enfants violés sur l’autel de la mairie socialiste. S’il est très juste que cette manifestation avait mal tournée, je crois savoir que l’hommage à Rémi Fraisse avait commencé dans le calme, avec des lectures, des chansons et des sittings. Personne ne semble l’avoir noté.

Il faut dire que la manifestation du 22 février contre le projet d’aéroports de Notre Dame des Landes avait laissé des cicatrices pas franchement cautérisés, que ce soit du côté des « pros » ou des « antis ». D’un côté, on se souvenait de la Tan dévastée et de l’autre de l’obstruction gravissime de manifester et du déploiement ahurissant de la Police et de la gendarmerie. Nantes était alors devenue beaucoup moins lisse, plus rebelle, mais aussi terrifiante par certains aspects.

Il était hors de question pour moi, pacifiste et non violente, de céder à cette montée en pression. J’irais et je savais que nous serions nombreux à répondre à cet appel, non pas pour venger par le chaos la mort de Rémi, mais pour manifester notre désarroi face à la violence d’État. Nous nous sommes retrouvés à 14h devant la préfecture de Nantes.

Auparavant, j’avais fait un tour dans les commerces où j’avais arrêtés des conversations hallucinantes. Une vendeuse, rue de la Marne m’a alors expliqué que la police avait fait le tour des boutiques le matin même en annonçant que la police allait se heurter à des centaines de casseurs et qu’il faudrait impérativement être prudent. Moi, une casseuse ? Les amis que j’allais retrouver ? Non. Alors j’en ai profité pour expliquer que la plupart des manifestants n’était pas là pour casser des vitrines de magasins de fringues, mais pour pleurer collectivement la mort d’une personne, d’un jeune, d’un être humain. Le 1er novembre, c’était de circonstance. Nous avions vu le matin même quelques commerçants ayant barricadé leurs vitrines. Une infestation de Zombies n’aurait pas été traitée autrement. Cependant, si moi aussi, j’avais été soumise à cette pression médiatique et policière sans connaître le contexte, j’aurais peut-être réagi pareil.

Nous étions entre 200 et 300 devant la préfecture. Des « anti-fa », des autonomes, certes, cagoulés, comme de bien entendu, une petite dizaine, et le reste de hippies tranquilles, pas franchement les excités que la presse et la police nous préparaient à voir. Tout le monde papotait, dans le plus grand calme. Quand nous sommes partis, la banderole de tête tenus par les antifa, les journalistes, très nombreux, trop nombreux, semblaient avoir enfin avoir ce qu’ils voulaient. Des images qui faisaient peur, enfin, enfin, on leur donnait ce qu’ils attendaient. Ce n’est certainement pas moi qui aie été filmée : Je ne dois pas être assez impressionnante, les enfants en poussette autour de moi, non plus. 
Nous avons avancé sur le cours des cinquante otages. Très vite, nous avons vu que toutes les rues adjacentes étaient bloquées par deux ou trois rangées de CRS. Des slogans fusaient. « Assassins, assassins » avons-nous crié. Nous sommes remontés sur Bouffay. Ce sont ensuivies des scènes assez burlesques. Je n’ai jamais vu des cafetiers ranger aussi vite leurs terrasses. 
Certains manifestants ont essayé d’entrer dans Bouffay, plus par désir d’avoir le passage libre que pour dévaster un marchand de glace, m’est avis. Une ou deux chaises ont volés. Et tranquillement La manifestation a continué. Quand nous sommes arrivés rue de Strasbourg la tension a monté d’un cran. Rue relativement étroite, rues adjacentes bouchées par les CRS. Pas de repli possible sans mouvement de foule. Rapidement les directives de la police ont été claires. Empêcher le passage vers la préfecture. 
Les premiers gaz lacrymogènes ont été lancés, et de notre côté, des bouteilles ont été jeté. Pour qui a fait le CPE ou la LRU, rien de très « grave » venant du cortège. En mai 2007, le soir de l’élection de Nicolas Sarkozy, le registre et les moyens d’action des manifestants était bien différents. Seulement, nous étions un samedi après-midi, seulement les badauds étaient tous derrière les CRS en train de regarder, et nous commencions à être en colère que le passage de cette manifestation soit bloqué.

J’ai entendu dire que le cortège n’était pas autorisé, ou pas déclaré ce qui pourrait expliquer que la préfecture refuse de nous laisser passer. Cependant, n’aurait-il pas été plus intelligent de laisser passer les manifestants et de les laisser aller à la préfecture, loin des poussettes et des promeneurs, sur une zone dégagée. 

Je suis partie chercher mon appareil photo chez moi et j’ai tenté de rejoindre le cortège une petite demi-heure plus tard. J’ai croisé des policiers en civils que je considère comme « déguisés » en manifestants, et j’ai eu froid dans le dos. Nous avions connu ça lors d’autres manifestations, mais dans ce contexte, c’était indécent. 

Et là, tout avait changé. Sur Twitter j’avais vu que la manifestation avait été déplacée place du cirque. J’ai essayé de passer un barrage de CRS, qui très poliment m’a dit « Tu veux prendre des cocktails d’acide sur la gueule, des cocktails molotov, hein ? bah casse toi ». Je tiens à dire que sur ma route, je n’ai vu aucune dégradation à part des tags. 

A partir de cet instant, Je suis restée en bordure de la manifestation, comme beaucoup de gens d’ailleurs. Cela ne m’a pas empêché d’être submergée par des gaz au goût moutarde. Je ne voyais pas les manifestants. Il me semblait qu’ils étaient à l’entrée de la rue du Calvaire. Je les ai alors vu, une dizaine, tout au plus, tenant une palissade de chantier et fonçant sur les gardiens de la paix. Ce qui objectivement m’a amené à penser que la manifestation ressemblait enfin à ce qui était attendu par la population. A 17H et quelques (soit 3h après) la manifestation dégénérait. Pourtant, je ne voyais pas de vitrines cassées… Ni de casse au niveau du sacro-saint mobilier urbain. 

Quand je me suis approchée, j’ai remarqué que beaucoup de jeunes s’étaient joint à la manifestation. J’ai fait le tour pour aller voir le cortège de plus près. En majorité, de très jeunes gens, mineurs pour la plupart. 
Et j’ai croisé des enfants, et j’insiste sur ce point, des enfants, que je connais, avec leurs écharpes sur le visage ou encore des masques d’hôpital. Une douzaine d’année. Je pense très honnêtement que ce qui les a amusés, car ils avaient l’air de s’amuser, était l’anomie, le bordel ambiant, l’hélicoptère. Mais cet affrontement avec la police qu’ils détestent pour la voir en action, dans son injustice la plus totale, dans leur quartier, au quotidien les rendaient extrêmement concernés. J’ai échoué à les faire sortir de la manifestation. 

La nuit tombait. L’ambiance était, de mon point de vue d’observatrice, étrange. Entre les personnes qui faisaient leurs courses, ceux qui regardaient, les nuages de gaz, les détonations, le crépuscule. Nous nous sommes retrouvés sur le cours des cinquante otages, où j’ai reconnu plein de très jeunes gens que je connaissais bien. 

Les premières sommations de la Police nous ont fait reculer jusqu’à la croisée des trams. J’ai alors reçu un coup de téléphone d’un ami qui m’a dit que les CRS s’apprêtaient à nous prendre à revers. Dans ce « nous », la majorité étaient des observateurs, des curieux, ou encore, des personnes comme moi qui ne manifestaient pas mais restaient pour regarder et témoigner de ce qui allait bien pouvoir se passer. 
J’ai quitté les observateurs et je suis allée rejoindre mon ami dans le quartier Bouffay. Sur le passage, j’ai encore vu des terrasses rangées en vitesse et le regard paniqué des commerçants. Mais aucun dégât matériel. 

Plus tard, j’ai entendu le Préfet de Loire Atlantique témoigner son respect aux forces de police pour s’être contenu devant les hordes de barbares que nous étions. J’en suis encore perplexe. Quel était le sous-entendu ? Qu’ils auraient pu, une fois de plus, “se lâcher” ? On a parlé d’acide lancé sur les CRS. Honnêtement, je n’en sais rien. Je refuse de me prononcer sur cette hypothèse. Je n’ai rien vu de tel. J’ai vu de la peinture, des bouteilles, des tags, un feu de poubelles, des pavés arrachés. Comparé à la manifestation des bonnets rouges à Kemper, infestée par l’extrême droite, la vraie, l’entraînée, rien du tout. 

En revanche, voici ce que je sais. Des manifestations avec les anti-fa, j’en ai fait, souvent. Je savais dès le début que les déploiements policiers allaient énerver et mettre sous tensions tout le monde, comme le 22 février, comme à la fête de la musique de 2004 où les CRS avaient décidé de gazer la moitié du centre-ville (je suis encore franchement étonnée, 10 ans plus tard, du déroulée de cette nuit du 21 au 22 juin) comme en 2007, pendant la LRU. Si moi, je le sais,le préfet le sait, l’Etat le sait. 

Personnellement, je ne suis pas favorable à la violence, je la considère comme contre-productive, je fais partie de ceux qui pense que la haine alimente la haine. Mais si je suis contre la violence, et que je trouve dommage que cette manifestation ait revêtue sur la fin,le costume de “guérilla urbaine” si chères aux médias, mon système de valeurs considère que l’Etat ne doit pas provoquer la haine. J’attends de l’Etat plus de maturité que de la part de manifestants. En somme, une attitude adulte, non provocatrice, intelligente.

J’attends aussi de mes concitoyens plus de colère face à la mort d’un homme que face à la mort d’un abri-bus, mais c’est un échec total, visiblement. 

Si cette manifestation a dégénéré, plus que d’autres, avec les mêmes personnes, c’est aussi parce que la préfecture a pris une décision politique. Celle de réprimer immédiatement, sans recul une manifestation où les violences auraient pu et dû être extrêmement marginales.

Ceci amène cela, rien de nouveau sous le soleil de l’Ouest.

Ainsi j’ai vu, ainsi je raconte.