« Manifestation en hommage à Rémi Fraisse, récit de l’attaque d’un commissariat à Dijon

À l’encontre de mes habitudes, je livre ici au public quelques lignes de mon journal personnel. Il m’ait apparu, en effet, qu’elles pouvaient apporté un peu de lumière sur certains événements actuels qui sont l’objet de multiples détournements de sens orchestrés par les très médiocres journaux qu’on nous donne à lire partout. Je suis voyageur, et, pour une raison que j’ignore, je me trouvais depuis quelques temps dans cette sinistre ville, vertigineusement propre, lorsque survint l’événement que j’ai retranscrit comme suit dans mon journal :

Samedi 1er novembre, peu après 17h, quelques centaines de personnes, dont une bonne partie masquée, se sont retrouvées en plein cœur de Dijon, dans une de ses rues les plus infâmes. Je veux parler de la rue de la Lib’. Rue infâme d’abord parce qu’elle est toute entière gangrenée par une débauche de commerces. Infâme encore parce que depuis un mois, les marginaux qui y font la manche sont systématiquement évacués par les forces de l’ordre à 14h30, chaque jour sauf le dimanche. Et ce petit nettoyage sanitaire s’est mis en place en accord avec les commerçants du centre ville réunis en un conglomérat nommé « shop in dijon ». Au début, les manifestants de tout poil, casqués pour la plupart ainsi qu’ils y avaient été enjoints par l’appel à se réunir ce jour-là, offraient un spectacle bizarre et décalé dans cette rue inondée de monde. Après quelques chants et un discours appelant à s’en prendre « aux infrastructures de la police » et à « tenir en respect ceux qui nous tuent », le cortège s’ébranla. Et la foule réunie, qui jusque là se mélangeait mal aisément avec les passants habituels, prit une toute autre consistance. Banderoles en tête annonçant que la peur allait « changer de camp », slogans outrageant la police, chansons aux couleurs de la ZAD, comme l’une sur un air de Brassens qui finissait par ce couplet :

« À Notre-Dame ou Testet (bis)
on reviendra casqués, masqués (bis)
on leur’renverra leur grenade
la zad, la zad,
on leur renverra leur grenade »

Et puis, assez soudainement, ce fut une inondation de graffitis qui déferla sur les murs de toutes les rues empruntées par le bruyant cortège. Des dizaines de silhouettes s’affairaient en tout sens, et bourdonnaient autour du moindre espace libre pour y inscrire un message en hommage à Rémi Fraisse, un appel à la vengeance, une insulte ou, bien souvent, l’éternel et sans-frontière sigle « ACAB ». Bien vite, on eut le sentiment extraordinaire que tracer un graffiti n’était plus ce geste obscur et secret. Au contraire, les murs étaient devenus comme des feuilles vierges où l’on griffonnait de rage. J’ai même vu une personne corriger, bombe de peinture en main, certaines inscriptions qui lui paraissaient incomplètes ! La tombée de la nuit accompagna la montée en tension de cette irruption urbaine. Lorsque nous dépassâmes la place Émile Zola, un fracas de verre se fit entendre : la vitrine d’une agence immobilière venait de céder sous quelques coups de marteaux. Un peu inquiet, car peu habitué à ce genre de transgression, je regardais autour de moi et ne vis que des visages apparemment ravis. Inévitablement, l’atmosphère devenait de plus en plus électrique quoiqu’on ne vit jamais l’ombre d’un policier. Quelques rues encore servirent de support à des kilomètres de lignes de peinture. Des détonations de plus en plus rapprochées accompagnaient maintenant nos pas. Des pétards explosaient dans les poubelles et dans les cours intérieures des hôtels particuliers, quelques feux d’artifice partaient en sifflant au dessus de nos têtes. Il y avait quelque chose de joyeux et de sombre dans cette agitation.

Puis soudainement, l’explosion eut lieu. Le cortège accéléra pour une raison qui m’échappait, vira à droite s’engouffrant dans une rue étroite, et la banderole de tête stoppa quelques mètres avant la place des cordeliers. Plus personne ne se soucia d’avancer pendant au moins un quart d’heure. Et ce fut un assaut pyrotechnique, granitique et coloré qui éclata contre le commissariat de la police municipale et les locaux de la tranquillité publique. Dans l’espace réduit qui séparait la façade de la grille à laquelle nous étions accolés, un feu nourri de détonation résonnait sans faiblir. Des parpaings furent cimentés devant le portillon qui donnait accès à l’immeuble proprement dit. J’interrogeais un des ouvriers de ce muret et pour toute réponse il pointa du doigt la banderole qui avait été accrochée aux barreaux juste au-dessus de ma tête : « Ils sont dangereux, Faisons barrage ». Son compagnon daigna m’apporter quelques sommaires précisions: « la police municipale : parce que c’est les flics qui ont tué Rémi au Testet et Mika, le SDF, à Dijon. Aussi parce que la municipale et leur p’tit chef Michel Julien de la tranquillité publique assument publiquement vouloir se débarrasser des marginaux par tous les moyens… ».

Pendant ce temps, le feu d’artifice ne faiblissait pas. Certains parpaings avaient été brisés et les morceaux servaient de projectiles pour crever les vitres des étages. La caméra d’entrée du parking pendouillait, visiblement hors service. Quelques forcenés s’acharnaient sur le portail de ce même parking, le secouant d’avant en arrière en espérant le faire céder. Une peinture épaisse jaillit comme un geyser depuis la rue et macula une partie de la façade. Le caramentran à l’effigie de la police avait pris feu. Les flammes gigantesques qui s’élevaient du caddie conféraient à la scène un tremblement surréel. Le cortège était en train de se scinder quelque peu. Le feu du caramentran barrait la rue et les troupes de l’arrière, moins agitées que celles de l’avant regardaient cette attaque en règle sans savoir trop comment y prendre part. J’étais dans ce cas. J’imagine donc que, comme moi, ce gens ont du y trouver quelques jouissances tout de même. À l’avant, le mouvement reprit. Quelques personnes masquées revinrent sur leur pas, escortant ceux de l’arrière à suivre la reprise de la marche en criant : « allez, allez, on y va, on reste ensemble ! ».
En quittant les lieux, je m’aperçus que le parking avait finalement été ouvert. J’en vis ressortir une ou deux silhouettes, bombes de peinture à la main, et j’entendis de nouveau le bruit du verre cassé. Mais je restais interdit. Pourquoi le cortège s’était-il remis en route alors que, le portail ouvert, des dizaines de cibles nouvelles s’offraient à la rage présente, dont des voitures de la police municipale ?
Ensuite, les choses allèrent très vite. Après une courte hésitation sur la place des cordeliers, la masse grouillante que nous formions s’engagea dans la fameuse rue charrue qui fit figure de martyr dans les journaux du lendemain. L’attaque du commissariat semblait en avoir débridé plus d’un. Les vitrines tombaient les unes après les autres. Surtout celles des magasins de luxe et des agences immobilières. Une ou deux boutiques furent attaquées apparemment sans raison. Il semble que l’énergie explosive du moment et le ressentiment accumulé contre ce centre-ville bourgeois rendaient complexe la distinction entre boutique à attaquer et boutique à ne pas attaquer. J’assistai à cet échange :
 » – eh mec, pourquoi tu pètes cette vitrine, t’aimes pas le chocolat ?

 – bah, j’sais pas, on pète des trucs quoi, et puis j’avais pas vu que c’tait un chocolatier !

– ouais mais, il faut choisir ses ennemis dans la vie !

– ouais…ok…

Puis le type sermonné se dirigeant vers des complices :

« – bon les gars, apparemment, il faut choisir les vitrines qu’on attaque, ok ? »

Cela me fit rire longuement. Après l’inondation de graffitis et l’assaut du commissariat, il y eut donc la prompte avalanche de vitrine.
Nous atterrîmes de nouveau rue Berbisey. Sans que je ne m’en rende compte, une épaisse et âcre fumée envahit l’espace, de multiples foyers de feu furent allumés, des ombres s’agitèrent en tout sens puis, subitement, se volatilisèrent.
Je m’éloignais gentiment pour ne pas me faire repérer, et, voyant que rien de particulier ne se passait, je restais à traîner à une courte distance. La police n’arrivait toujours pas. Aux terrasses des bistrots, on scrutait le bout de la rue où des flammes s’élevaient à travers un nuage brunâtre.

Pour ma part, j’en ai assez vu. Quoique je n’ai que très rarement pu participer à débauche d’énergie plus enthousiasmante, je quitte la ville. Et m’en vais voir ailleurs comment souffle le vent de la révolte. J’adresse à ceux qui luttent ici, et que j’aurais aimé connaître, un franc salut. Quant à tous les autres, je les enjoint à les suivre, y compris dans leur folie. La vie qu’ils préparent m’apparaît comme une grave éclaircie.

 Samir Sérife