Tant que le collectif n’est pas nombreux, il peut être égalitaire et démocratique, alors que la densité numérique met en place la hiérarchie. Il faut donc constituer un néo-tribalisme qui rompt avec l’individualisme et le narcissisme par le regroupement de personnes sur des bases affinitaires et la création d’une « communauté émotionnelle » -qui est aussi politique. Et ce d’autant plus qu’on sait que l’organisation en communautés auto-suffisantes permet à la fois une meilleure adaptation à son environnement et une démocratisation de l’existence commune, c’est-à-dire une vie plus authentiquement humaine. Loin d’être du repli sur la sphère privée ou du communautarisme, à condition que chaque tribu ou clan restent ouverts et coopèrent en réseau, cette logique néo-communautaire autogestionnaire favorise la sociabilité, l’échange par don et contre-don, une activité politique intense. Une utopie concrète, une révolution permanente.

Mais surtout, la tribu est l’organisation politique la plus proche de la convivialité. La famille, comme groupe auto-centré, est une invention du néolithique reposant non sur l’abondance, mais sur la pénurie, instituant une hiérarchie et « la possession par l’homme de la femme et des enfants » (Hakim Bey) . A l’inverse, le modèle paléolithique repose sur la bande qui est ouverte aux initiés et aux acceptés. La bande est contractuelle, la famille en est l’opposé. La tribu doit reposer sur l’amour, la famille veut imposer un amour hypocrite. Si le couple est fondamental, le collectif le plus stable se retrouve dans la bande, qui laisse sa place au couple. S’il existe nécessairement une famille, c’est la tribu qui prend en charge l’éducation des enfants, et le groupe est entièrement tourné vers ceux-ci. Evidemment, le père et la mère, c’est-à-dire les parents (de fait, qui ne sont pas forcément les parents biologiques), tiennent une place particulière. Mais le pivot central est la tribu, seule institution qui exalte le lien amical.

Epicure cultivait le lien amical, et c’était pour lui un art de vivre. L’amitié est essentielle pour qui veut vivre pleinement. Et ce d’autant plus si, comme je le crois, c’est la question du rapport au temps et à la finitude qui est prépondérante pour l’être humain. Le lien amical résout en partie les tensions temporelles et l’angoisse de la mort, du moins les apaise. Le temps qu’on passe entre amis est du temps qui n’est pas compté, parce que pleinement vécu. Le rapport au temps change dans la sociabilité amicale : même si on ne se voit pas pendant des années avec un ami, au moment où la relation se renoue, on la reprend exactement là où on l’avait laissé. Elle ne peut jamais revenir en arrière, elle prend des chemins divers et variés, mais la relation va toujours de l’avant. Et l’amitié se construit par la confiance réciproque, ce qui demande du temps. D’ailleurs, le terme de relation renvoie à celui de « récit » (13ème siècle) et au latin relatio, « action de rapporter, récit » . Le lien amical est une histoire commune. Le temps de l’amitié est un temps que l’on s’approprie, apaisant ainsi les tensions. Le lien amical est une réponse à l’insoutenable angoisse de la mort et permet d’accepter le temps qui passe parce qu’il est alors pleinement vécu. La « convivialité » illichienne , dont pour nous le point central est la sociabilité exaltée, est l’unique moyen pour la réalisation de soi, pour faire surgir l’individuation (la capacité à se constituer soi-même) et l’Autonomie créatrice.

Cette communauté (Zone Autonome Permanente) serait ouverte, du moins temporairement, pour des situations d’urgence, comme l’aide à des nécessiteux, ou pour des festivités, du type festival, rituel, expositions. A sa charge aussi de militer, de transmettre du savoir et d’organiser des délibérations. De continuer le djihad. De pratiquer cet art martial qu’est la Résistance sans se compromettre par une publicité mal-négociée. L’Empire est une machine de dévoration et a une capacité certaine à s’infiltrer partout. C’est pourquoi la méfiance doit être de mise. La tribu fonctionne que lorsqu’elle est limitée et qu’elle se protège de l’extérieur. Plus la collectivité s’élargit, plus il y a de contacts, mais moins il y a de sociabilité face-à-face. Et plus le groupe est important, plus il y a de hiérarchie et de différenciation statutaire. La convivialité n’admet pas la densité, si ce n’est celle de la chaleur humaine et du symbolique. La tribu doit à la fois être intégrée au Réseau et être autonome. Elle est ouverte, parce qu’accueillante et chaleureuse. Elle est reliée à tous les révolutionnaires et poètes ; aujourd’hui telle une société secrète, demain peut-être comme une société civile mondiale. Elle n’en reste pas moins une communauté, c’est-à-dire un groupe auto-suffisant (en partie) et limité. Il ne s’agit pas d’être renfermé sur soi : les membres peuvent très bien avoir une vie à l’extérieur, et en tout cas le groupe doit avoir une existence externe. Mais la méfiance, tant qu’elle n’est pas paranoïaque, est nécessaire à la pérennité d’une communauté. Il s’agit d’un temple, d’un refuge. Un lieu hors de l’agitation du monde. La compensation à cette fermeture partielle est l’entraide et le soutien intégral à la constitution d’autres communautés.

L’entrée dans la communauté peut être momentanée, auquel cas tout le monde doit être accepté. Mais pour en devenir membre, cela dépend de la décision concertée de la tribu. Celle-ci fonctionne par « affinités électives », sauf bien sûr pour les enfants de la communauté qui doivent absolument avoir des contacts extérieurs. L’enfant n’a pas fait le choix d’y vivre (il en est de même pour toutes les naissances), il le fera, ou non, quand il sera adulte. Mais il n’a en aucune façon à pâtir du mode de vie de ses parents.

Cet endroit doit permettre à chacun de reprendre le temps, de retrouver une vie contemplative, où le travail au sens moderne n’existe plus, mais où les activités laborieuses sont exécutées quand il le faut, et non pour produire des surplus, et sous le signe de la solidarité et de l’entraide. Le temps est une limite indépassable, et la colonisation du quotidien par les marchandises et l’Empire conduit forcément à un rétrécissement de l’espace-temps de l’interaction, ou encore de celui de la contemplation. A mesure que s’épaissit l’espace-temps de la production-consommation, la liberté s’efface. Il s’agit donc de favoriser la vie politique, la vie contemplative et la convivialité, de retrouver le goût de la palabre et la spontanéité du don. Mais l’autogestion ne doit pas être une obligation totalitaire au partage, puisque celui-ci ne peut être que volontaire.

Il s’agit aussi d’un certain retour à la terre, c’est-à-dire à une connaissance et à un respect de la nature , mais aussi à une certaine sagesse que ne manque jamais de donner le contact avec celle-ci. Des jardins cultivés collectivement, ainsi que quelques animaux d’élevage, une source à proximité, et du bois, constitueraient des ressources pour la communauté. Il doit s’agir plutôt de jardins que de champs, puisque l’agriculture est un labeur extrêmement pénible qui prend du temps, propre aux sociétés traditionnelles sédentaires, donc agraires, qui sont celles de la rareté, alors que les sociétés « primitives » nomades, donc de la chasse et surtout de la cueillette, sont celles de l’abondance. D’autant que l’agriculture épuise la terre plus qu’elle ne l’aménage. La source en eau est importante par nécessité, mais aussi parce que l’élément liquide, source de vie, est propice à la contemplation, donc à la méditation. Les nouvelles technologies d’énergie (éolien, solaire, récupération de l’eau de pluie…) peuvent donner une auto-suffisance énergétique (méfions-nous quand même des solutions techniques qui ne peuvent se substituer à un réel changement de mode de vie). L’artisanat serait de mise pour assurer une autonomie maximale, tout comme la récupération et le recyclage. Un savoir médical de base doit être connu, et partagé, dans chaque communauté : comme le dit I.Illich, le monopole de ce savoir produit une dépendance toujours plus forte , ainsi que des inégalités sur l’accès aux soins. Mais aussi une négation de la mort, alors que se soigner seul, c’est se confronter à celle-ci.

Chacun aurait sa propriété, son habitation, puisque ce n’est pas la propriété qui pose problème, bien au contraire : lorsqu’elle signifie l’appartenance à une communauté et attribue un lieu dans le monde, elle a toute sa place. La propriété privée est ce lieu du secret où l’on se ressource et où l’on est seul avec soi-même, se garantissant contre l’agression permanente du grand jour et des apparences . Une maison commune, lieu symbolique de l’unité, doit être le centre du village : fêtes, réunions, activités relationnelles, artistiques, sportives ou pédagogiques, méditation pourraient y avoir lieu.

Cet endroit doit être un lieu de fêtes et d’effervescence artistique. La musique, la danse, le chant, expressions naturelles chez l’Homme depuis toujours, doivent entourer cette tribu et ce refuge. Au rock succèderait toutes les musiques du monde, à la prière la débauche. Les activités y seraient multiples : arts martiaux, yoga, théâtre, artisanat, danse, musique, lecture, écriture, photographie, peinture, sculpture, délibérations… … Je me vois déjà attablé, discutant de tout et de rien, écrivant des paroles politiques ou poétiques, attrapant nos instruments pour improviser une chaleur unificatrice. Nous voilà sur le chemin des plaisirs dont parle H.Bey où les grands esprits sont sérieux mais savent boire, émancipés des conditions matérielles d’existence comme de l’ascèse. L’art tient une place importante, puisque c’est lui plus que toute autre activité et qualité humaines qui exprime l’humanité de l’Homme. L’œuvre, quelle qu’elle soit, exprime quelque chose sans l’affirmer clairement : elle dévoile l’esprit du monde tout en restant mystérieux. Il y a de la magie dans l’esthétique. L’art fait rêver, imaginer, il est humanité. Par conséquent, il s’oppose à la modernité capitaliste. L’art est au-dessus de tout et qualifie l’être humain en tant qu’ Homme.

L’être humain est un artiste, la vie est une œuvre. Au plan individuel, l’homme contemporain doit sans doute s’inventer davantage sa vie que dans les sociétés traditionnelles fortement ritualisées et codéifiées. Mais il est de plus en plus libre de choisir entre une multitude de pratiques toujours plus aliénantes et réifiantes. Il choisit les moyens de sa survie sans pouvoir faire surgir les conditions de son existence. Il n’en reste pas moins contraint, subissant des injonctions fortes et devant se conformer par le respect des règles et des usages. Nos règles ne sont d’ailleurs pas permissives, mais ne sont que des interdits : elles ne fixent pas les règles du jeu -c’est alors aux individus fébriles de les fabriquer- mais posent un carcan. Nos règles limitent plutôt qu’elles n’ouvrent de perspectives. Elles interdisent plutôt qu’elles guident, et perdent leur sens d’habilitation. Cependant, si la société ne pose pas les règles du jeu, elle juge avec sévérité ceux qui se détournent de la bienséance. Sous couvert de l’autonomie se cache une pression totale. L’Empire est Total, colonisant la vie quotidienne et l’imaginaire. L’individu doit s’arracher pour s’inventer sa vie : il doit être l’artiste de se propre vie, et considérer sa vie comme une œuvre, lui donnant ainsi la qualité de durabilité et même de permanence. Il faut une démarche radicale pour faire surgir une dynamique créative (poiêsis), comme le souhaite le psychanalyste anarchiste P.Garnier . C’est la condition pour que l’être humain redevienne sujet, et non plus objet. La vie n’est pas ordinaire, et vivre pleinement, c’est inscrire son existence dans l’extraordinaire. Sa vie s’inscrit alors dans l’humanité.

Quoi de mieux qu’un beau tableau pour construire l’œuvre de sa vie ? Cet espace, ce shangri-la est à trouver. Mais l’appropriation des terres par l’Etat moderne capitaliste empêche toute possibilité de s’installer librement pour vivre tel qu’on le souhaite. Et il n’existe plus guère d’îles désertes, ou de lieux exotiques vierges ou sans titre de propriété. Il n’y a plus d’espace vide, de « no man’s land » : la planète est pleine . Partout la modernité a triomphé, et est devenue une condition presque universelle. Reste le squat, efficace et convivial, mais provisoire. Sommes-nous condamnés à chercher notre paradis sans jamais l’atteindre ? Nous cherchons tous notre shangri-la, ce lieu mystérieux entouré de montagnes enneigées, ou d’un désert immense, renfermant une vallée verdoyante propice à l’élaboration d’une communauté où règneraient la paix et l’harmonie. Et nous nous épuisons à chercher un lieu qui le représenterait. Mais je suis convaincu que le paradis est hors du temps et hors de l’espace. Il est partout et nulle part à la fois. Il est en chacun de nous et réside dans la plénitude. L’abri est en chacun de nous. Cette quête du paradis terrestre symbolise notre recherche personnelle de Libération.

Cela ne m’empêche pas d’aimer à rêver un lieu, une communauté ouverte vers l’extérieur et en même temps échappant à Babylone. Ce refuge est à construire, à s’approprier. J’espère y exister un jour. Parce que l’imagination libératrice est vite frustrante. Je me vois déjà dans ce shangri-la avec une petite maisonnette pour chacun, ses salles de spectacle, de projection, de méditation et de repos, son dôjô, sa cuisine commune… tout ceci fonctionnant au maximum sous le signe de l’autosuffisance, avec le potager, quelques animaux, des panneaux solaires, un système de récupération des eaux de pluie, mais aussi une pratique de plus en plus efficace de la récupération et du recyclage… Parce que lutter, c’est mettre en application, immédiatement et concrètement, notre utopie. Alors, rendez-vous à Utopia.

Arjuna

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