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Fichier des « Opposants notoires » à Nantes : le silence embarrassé de la gauche militante et intellectuelle.

Plus de deux semaines après la découverte d’une énigmatique enquête semi-officielle du parti socialiste à Nantes (et en rendant hommage au courage des journalistes), deux questions se posent désormais :
1 – Est-ce que cette enquête de la mairie socialiste ne visait seulement que les « opposants notoires » à la municipalité ?
2 – Pourquoi ce silence embarrassé de la gauche nantaise militante et intellectuelle ?

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1 – Tous suspects notoires… – Est-ce que cette enquête ne visait que les « opposants » à la municipalité ?

Contrairement à ce que prétend l’UMP, cette enquête ne visait pas que les opposants à la mairie. Quiconque lit attentivement la circulaire du député-maire adressée récemment à tous les adhérents socialistes de Nantes constate que Jean-Marc Ayrault souhaite méthodiquement « ressentir ce qui fait le quotidien des Nantais ». Qui ça ? « Quels qu’ils soient et d’où qu’ils soient. » Il s’agira d’une « connaissance fine » des quartiers « de votre rue », avec ses « centres d’intérêts », ses « lieux de vie » ses « dysfonctionnements ». Pour parvenir à cette connaissance collective « et individuelle », il faut, écrit le député-maire, que « nous nous structurions de manière effective au niveau de chacun des bureaux de vote », soit un maillage très serré de la cité, par chaque groupe de pâtés de maisons.

En effet, le questionnaire joint à cette missive est explicite : On s’y enquiert des « types d’habitat », des « catégories sociales », d’âges et de « situation familiale », des « nouveaux habitants » (les étrangers ? les déviants potentiels ?), des « lieux de rencontre », des « équipements commerciaux de proximité », et enfin des « mécontentements » et des « réserves fréquemment exprimées ». Bref, un spectre infiniment plus étendu que la seule UMP… Quant aux fameux « opposants notoires à la municipalité », il est significatif que ce questionnaire méthodique demande d’abord explicitement de relever en même temps qu’eux les « relais connus ». Ainsi, tout le monde est visé, même (et peut-être surtout ?) les gens de gauche, dans leur intimité.

Tous opposants, ou tous suspects notoires ?

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2 – Pourquoi ce silence embarrassé de la gauche militante et intellectuelle ?

Plus de deux semaines après la révélation de l’existence de ce questionnaire méthodique, on pourrait dire qu’après tout il est normal qu’un maire sortant souhaite mieux connaître sa ville, et que la décentralisation sert aussi à cela (pas seulement à multiplier les embauches pour récompenser les diverses fidélités, d’ailleurs comme partout en France, mais aussi à surveiller et prévenir à la source les dissidences dans les « territoires », ceci rue par rue.)

Mais ce qui est vraiment remarquable dans cet épisode, c’est le silence préoccupant de la gauche militante et intellectuelle nantaise, depuis plus de deux semaines. Ceci dans une ville qui a été le laboratoire de la gauche jospinienne, avec l’intégration précoce des écologistes dans les pouvoirs locaux, et l’expérimentation officielle de la « concertation citoyenne » comme forme de management de la société civile.

Alors que l’UMP s’ est beaucoup agitée sur cette affaire, qui est pour elle une opportunité de début de campagne électorale, on ne peut que souligner le silence gêné du « peuple de gauche », un silence assourdissant, emblématique d’un certain climat local.

Un climat local fait de multiples complaisances, d’autocensures de toutes sortes, et du Tout-Subvention érigé comme arme de gouvernement.

– Silence de toute la gauche militante dévouée à la défense des libertés civiles et personnelles, des différentes unions syndicales, des groupes de défense des droits de l’homme, des associations d’éducation populaire et de quartiers.

– Silence des innombrables organismes locaux dédiés à la défense et à l’illustration du lien social : maisons des sciences humaines, maisons de l’homme et du citoyen, chaires d’étude du mouvement ouvrier, laboratoires de sociologie, de psychologie sociale, d’histoire locale, de philosophie politique, experts en altermondialisme, en antiracisme ou en économie sociale et solidaire.

– Silence de la gauche de la gauche, (dont les leaders, y compris les trotskistes, avaient pourtant promis de présenter une alternative globale intègre après le « Non » européen), comme si finalement ils n’étaient pas si indépendants que cela, ni si attachés au respect des libertés élémentaires.

– Silence des gens de robe, des juristes, avocats et procureurs, puisqu’apparemment personne ne s’est avisé qu’un questionnaire méthodique introduit par une notification du « numéro » de chaque bureau de vote pourrait contrevenir éventuellement à la loi « Informatique et Liberté », ou même se croiser facilement avec tout autre listing comme les fichiers des électeurs, des contribuables, des ayant-droits sociaux ou des usagers de services publics locaux.

– Silence du monde artistique et culturel, qui doit pourtant nous interpeller pour bousculer nos conforts, nos lâchetés et nos regards ordinaires. Mais il est vrai que la précarité artistique est désormais telle qu’on ne s’y soumet plus seulement pour conserver une subvention ou une situation, mais souvent dans l’espoir incertain d’en obtenir une.

– Silence enfin de la liaison médiatique vitale entre Nantes et Paris (qui n’en est d’ailleurs pas à sa première défaillance depuis vingt ans. Que font les correspondants locaux ?). Silence stratégique, celui-ci. Car que se serait-il passé si, à cause d’une seule dépêche d’agence ou d’un écho dans « Le Canard Enchaîné », dans « Le Monde », ou dans « Libération », il s’en serait suivi un mini-emballement médiatique parisien qui aurait ruiné l’aura nationale de l’ « effet Côte Ouest » ?

En conclusion provisoire, ceci ne nous empêchera pas de rester de gauche, encore admirateurs du grand Jaurès, de Mendès-France, de Jean Moulin, de Lucie Aubrac, de Berty Albrecht et de l’anarcho-syndicaliste Fernand Pelloutier, des ouvriers de Lip, des paysans du Larzac, des antinucléaires de Plogoff et du Péllerin. Mais eux, ces authentiques acteurs de la démocratie, qu’auraient-ils dit, qu’auraient-ils fait, s’ils avaient été Nantais en l’an 2007 ? Que cet épisode nous invite à être plus vigilants.

Luc Douillard et Franck Liaigre, professeurs, Nantes.