Black Bloc, un dossier de Le Monde.Publié le 21 décembre 2020[Article Complet] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/21/black-bloc-la-multiplication-des-manifestations-a-offert-a-certains-l-occasion-d-apprendre-le-cycle-provocation-repression_6064111_3232.html

« La composition sociale du black bloc est en mutation, dit dans une tribune au « Monde » l’historien spécialiste de l’anarchisme et de l’extrême gauche Sylvain Boulouque.

Plus précaires, plus nihilistes, les nouveaux profils reflètent la crise sociale et l’augmentation des violences policières :

Contrairement à ce qui est généralement affirmé, le black bloc n’est pas un mouvement politique, mais une pratique manifestante, apparue d’abord dans la mouvance autonome allemande et qui s’est depuis développée dans la gauche émeutière européenne. L’un des premiers Schwarzer Blocks est apparu à Frankfurt, le 1er mai 1980. Il s’agissait d’un groupe anarchiste manifestant le visage découvert.

L’expression est ensuite reprise par la police allemande pour désigner les autonomes tentant d’empêcher les expulsions des squats. Elle connaît une réappropriation positive dans les années 1990 et se dessine sous sa forme actuelle. Le black bloc est aujourd’hui une pratique manifestante internationale qui se retrouve aussi bien à Hongkong, à Barcelone, à Santiago…

Les émeutiers ne se revendiquent pas forcément de cette mouvance. Cette pratique prend une tonalité particulière en France parce qu’elle s’inscrit dans la continuité de deux siècles d’émeutes urbaines depuis la Révolution française. En France, actuellement, de l’observation du phénomène black bloc, quelques constantes se dégagent.

Une force capable de défier l’Etat

Le bloc se constitue en avant ou dans le cortège au début ou au cours des manifestations. Pour se développer, il doit bénéficier d’un effet de surprise, d’un terrain et d’un milieu favorables. Le bloc se forme au sein d’une foule plutôt bienveillante, parfois appelée, en fonction de sa place dans la manifestation, « cortège de tête ». Il lui sert de zone de protection et de refuge. Ses participants s’habillent de noir pour rester dans l’anonymat et éviter toute personnalisation, par refus du principe du chef et parfois même par romantisme révolutionnaire.
Les émeutiers se pensent et se constituent comme une force capable de défier l’Etat. Ses membres affirment une forme de désobéissance civile. Ils rejettent les manifestations imposées par les pouvoirs publics et s’inscrivent dans une logique révolutionnaire visant à rompre avec les pratiques dites réformistes des manifestations pacifiques. Le recours à la violence est une de ses expressions possibles. Il est l’affaire de choix individuels ; tous les manifestants physiquement présents au sein du bloc ne participent pas à l’émeute ou à des actions violentes, mais se montrent solidaires ou refusent de condamner les choix des autres.

Force est de constater que les actions du black bloc ne sont médiatisées que lorsque certains de ses participants ont recours à la violence. Ainsi, peu de commentateurs ont fait état de l’existence d’un « pink bloc » lors de la manifestation féministe du 23 novembre 2019 à Paris ; personne, ou presque, n’a relevé qu’à Hambourg, le 6 décembre dernier, un black bloc de plus de 3 000 personnes a manifesté pacifiquement pour afficher sa solidarité avec cinq manifestants incarcérés lors de précédentes manifestations pour des actions violentes.

Des émeutiers pas tous issus de la catégorie des CSP +

Inversement, les dégradations sont filmées en direct avec une forme de fascination, voire une certaine délectation. Elles sont ensuite reprises en boucle et font l’objet d’une avalanche de déclarations politiques, traduisant les discours sécuritaires qui viennent étayer des projets de lois ou des discours politiques dans les traditions des mouvements de droite conservatrice ou nationaliste, sur lesquels se greffe une pseudo-analyse du phénomène black bloc, souvent éloignée des réalités sociopolitiques.

Les émeutiers appartiendraient tous à la catégorie des CSP +, seraient des enfants de bonnes familles, voire des enfants d’enseignants. Or, excepté quelques cas isolés, rien ne permet de valider ces hypothèses. Régulièrement brandi par une partie de la sphère politique de gauche et de droite, le thème des provocations policières – les « casseurs » seraient manipulés pour discréditer les mouvements revendicatifs, voire certains d’entre eux seraient des policiers – relève, pour l’essentiel, de la fantasmagorie.

Cette fantasmagorie rejoint des thèses avancées principalement par le Parti communiste français pour qualifier les actions des autonomes dans les années 1970, sans qu’aucune preuve n’ait été apportée, hormis la réalité de certaines infiltrations à des fins de surveillance. Dans la même logique, une partie de la mouvance antifasciste est parfois incriminée par l’extrême droite, qui, par un procédé rhétorique, cherche à jeter l’opprobre sur le mot même.
Un reflet de l’évolution d’une partie de la société
Si les tenues et les pratiques manifestantes peuvent parfois être proches et si quelques manifestants participent à ces actions, rien ne prouve que la majorité des militants qui se revendiquent « antifas » participent aux violences. L’accusation de laxisme de la justice bute sur la réalité des faits. Des dizaines de personnes ont été condamnées à des peines de prison ferme et plusieurs centaines ont été frappées d’interdiction, avec des mises à l’épreuve, de manifester ou de se rendre dans les villes le jour desmanifestations depuis 2016.

Ces débats biaisés empêchent de comprendre la nature et la transformation du phénomène. En effet, si le black bloc est une pratique manifestante, cherchant à renvoyer l’Etat à ses propres contradictions, il est aussi un reflet de l’évolution d’une partie de la société, la renvoyant à sa propre violence. La forme du black bloc semble en mutation, un reflet et une conséquence de la déshumanisation et de la crise sociale, d’une part, et de l’augmentation des violences policières, d’autre part.

Comme la pratique émeutière se diffuse in situ, par l’expérimentation de la rue, la multiplication des manifestations a offert à de nouvelles générations l’occasion d’apprendre le cycle provocation-répression. Les anciennes générations cohabitent avec de nouvelles, dont le profil évolue. On assiste à un élargissement générationnel – des mineurs aux cinquantenaires –, quantitatif, et à une diffusion géographique du nombre de personnes pouvant potentiellement participer aux émeutes.

L’émergence d’une nouvelle forme de conflictualité

Les blocs se formaient principalement dans quelques îlots (Paris, le Grand-Ouest). Aujourd’hui, dans toutes les grandes villes se produit ce type d’action.
Socialement, une mutation s’opère. Les informations qui émergent suite aux différents procès et aux comparutions immédiates montrent que toutes les catégories sociales se retrouvent devant la justice. Aux profils majoritairement d’étudiants et d’ouvriers qui composaient les accusés auparavant succèdent, devant les tribunaux, des individus aux situations encore plus précaires.Ils viennent non des centres-villes mais des banlieues et, plus encore, des périphéries. La socialisation politique évolue. Les nouveaux émeutiers se sont forgé une opinion de manifestation en manifestation. Les slogans et graffitis qui accompagnent les émeutes se sont modifiés. L’anticapitalisme demeure, mais le caractère sarcastique et symbolique des attaques s’est réduit, sans avoir totalement disparu.Cette mutation traduit l’émergence d’une nouvelle forme de conflictualité, illustration d’une rupture interne dans la violence politique et sociale, subie comme exprimée. Le caractère jusque-là codifié des émeutes tend à disparaître. La tendance actuelle est bien plus inscrite comme une forme de révolte contemporaine qui, faute de perspectives, verse dans le nihilisme. »