Dans les années 60, on pensait généralement que la meilleure façon de favoriser une telle démassification était de former des « groupes d’affinité »,c’est-à-dire des petites associations d’amis qui partagent des perspectives et un style de vie commun. Certes, de tels groupes présentent beaucoup d’avantages. Ils peuvent former un projet et le réaliser sans délai;il est difficile de les infiltrer; et ils peuvent se mettre en relationavec d’autres groupes du même genre quand c’est nécessaire. Mais mêmeen laissant de côté les pièges divers dans lesquels la plupart des groupes affinitaires des années 60 sont vite tombés, il faut reconnaître qu’il y a des matières qui exigent des organisations de grande envergure. Et à moins qu’ils ne réussissent à s’organiser d’une manière qui rende les chefssuperflus, les grands rassemblements vont vite revenir à une forme ou une autre d’acceptation de la hiérarchie.

Une des façons les plus simples pour commencer à organiser une grande assemblée, c’est de faire la liste de tous ceux qui veulent dire quelque chose, chacun étant libre de parler de ce qu’il veut pendant une durée précise (l’assemblée de la Sorbonne et le rassemblement autour de la voiture de police à Berkeley ont établi une limitation de trois minutes, et de temps en temps on accordait une prolongation par acclamation). Certains des orateurs proposeront des projets précis qui mèneront à la constitution de groupes plus petits et plus opérationnels (« Nous comptons, moi et quelques autres, faire telle chose. Si vous voulez y participer, vous pouvez nous rejoindre à tel endroit à telle heure »). D’autres soulèveront des questions qui se rapportent aux objectifs de l’assemblée, ou à son fonctionnement (Qui va y participer? Avec quelle fréquence va-t-elle se réunir? Comment va-t-on s’y prendre en cas de nouveaux développements urgents dans l’intervalle? Qui sera chargé des tâches concrètes? Avec quel degré de responsabilité?). Dans ce processus, les participants reconnaîtront vite ce qui marche et ce qui ne marche pas, dans quelle mesure il faut rendre obligatoires et contrôler les mandats des délégués, si on a besoin d’un président pour faciliter le débat et pour que tout le monde ne parle pas en même temps, etc. Bien des modes d’organisation sont possibles. L’essentiel, c’est que toutes les questions restent ouvertes et soient traitées de manière démocratique et participative,que toute tendance hiérarchique ou manipulatrice soit immédiatement mise à jour et rejetée.

Malgré sa naïveté, ses confusions et l’absence de contrôle rigoureux sur ses délégués, le FSM est un bon exemple des tendances spontanées vers l’auto-organisation pratique qui apparaissent dans une situation radicale. Une vingtaine de comités se sont formées pour coordonner l’impression, les communiqués de presse, l’assistance judiciaire, pour trouver de la nourriture, des haut-parleurs et d’autres choses utiles, ou pour réunir les volontaires qui avaient signalé leurs compétences et leur disponibilité. Au moyen de réseaux téléphoniques (chacun appelle dix autres, dont chacun doit appeler à son tour dix autres…), il était possible de contacter à bref délai plus de vingt mille étudiants.

Mais au-delà des questions d’efficacité pratique, les révoltés enfonçaient toute la façade spectaculaire et goûtaient un peu de la vie réelle, de la communauté réelle. Un des participants a estimé qu’en l’espace de quelques mois il est parvenu à connaître, ne fût-ce que vaguement, deux ou trois millepersonnes; et cela dans une université qui était connue pour avoir « transformé les gens en numéros ». Un autre participant a écrit d’une manière émouvante: « Affrontant une institution apparemment destinée à nous frustrer en dépersonnalisant et en bloquant la communication, une institution qui manquait d’humanité, de grâce et de sensibilité, nous avons trouvé, s’épanouissant en nous-mêmes, la présence dont nous déplorions au fond l’absence. »

Une situation radicale doit prendre de l’ampleur, ou s’effondrer. Dans certains cas exceptionnels, un lieu particulier peut servir de base permanente, de foyer pour la coordination, ou de refuge contre la répression. Sanrizuka, zone rurale près de Tokyo qui fut occupée par les agriculteurs dans les années 70 pour bloquer la construction d’un nouvel aéroport, a été défendue avec tant d’acharnement et tant de succès pendant des années qu’elle est devenue le quartier général de nombreuses luttes en cours dans tout le pays. Mais un lieu fixe favorise la manipulation, la surveillance et la répression, et le fait d’y être cloué pour le défendre interdit la liberté de mouvement. Les situations radicales se caractérisent toujours par une circulation intense. Alors qu’un certain nombre de gens convergent sur les endroits clé à l’affût des événements, d’autres se déploient de là dans toutes les directions pour étendre la contestation à d’autres régions.

Une mesure simple mais essentielle dans n’importe quelle action radicale, c’est que les participants communiquent ce qu’ils font réellement, et disent pourquoi ils le font. Même s’ils n’ont pas fait grand-chose, une telle communication est exemplaire en elle-même: elle relance le jeu sur une plus large échelle, incite à élargir la participation, et permet en outre de réduire les méfaits des rumeurs et des informations médiatiques, ainsi que l’influence des porte-parole auto-proclamés.

Cette communication représente également un pas essentiel vers l’auto-clarification. La proposition d’envoyer un communiqué commun entraîne des choix concrets: Avec qui voulons-nous communiquer? Dans quel but? Qui s’intéresse à ce projet? Qui est d’accord avec cette déclaration? Qui n’est pas d’accord? Sur quels points? Tout cela peut mener à une polarisation, dansla mesure où les gens envisagent les développements possibles de la situation, se mettent au clair, et se regroupent avec ceux qui pensent comme eux pour poursuivre divers projets.

Une telle polarisation clarifie la situation pour tout le monde. Chaque tendance reste libre de s’exprimer et de mettre ses idées en pratique, et lesrésultats peuvent se distinguer plus clairement que si des stratégies contradictoires étaient confondues dans des compromis où tout est réduit au plus petit dénominateur commun. Quand les gens prendront conscience de la nécessité de se coordonner, ils le feront. En attendant, la prolifération d’individus autonomes est bien plus fructueuse que cette « unité » superficielle et ordonnée d’en haut à laquelle nous appellent sans relâche les bureaucrates.

Le nombre rend parfois possible des actions qui seraient imprudentes pour des individus isolés. Et certaines actions collectives (des grèves ou des boycotts, par exemple) exigent que les gens agissent à l’unisson, ou au moinsqu’ils n’aillent pas à l’encontre d’une décision majoritaire. Mais des individus ou des petits groupes peuvent se charger directement de beaucoup dechoses. Mieux vaut battre le fer pendant qu’il est chaud que perdre son temps à essayer de réfuter les objections de masses de spectateurs qui restent encore sous l’emprise des manipulateurs.

Extrait de « La Joie de la Révolution ». Le texte intégral se trouve sur

http://www.bopsecrets.org/French/joyrev.htm[1]

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« Making petrified conditions dance by singing them their own tune. »