Jeudi soir, la Ligue des droits de l’Homme et l’Association France Palestine Solidarité présentaient le dernier film d’Avi Mograbi, « Les 54 premières années. Manuel abrégé d’occupation militaire ». Invité à dialoguer avec les spectateurs, j’ai fait le point sur les conséquences des élections israéliennes du 1er novembre, avant la constitution du nouveau gouvernement Netanyahou.

Vous l’aurez mesuré en suivant le film de Mograbi : l’occupation des Territoires palestiniens représente un long processus, rythmé par des dates marquantes. De la guerre de 1967 à la Première Intifada à partir de 1987, des accords d’Oslo de 1993 à l’assassinat de Rabin et du « processus de paix » deux ans plus tard, du Sommet de Camp David de l’été 2000 dont l’échec entraîne la Seconde Intifada, etc. Si je tiens à évoquer les conséquences des élections israéliennes du 1er novembre dernier, c’est qu’elles annoncent un nouveau tournant majeur vers le pire.

Il aura fallu à Benyamin Netanyahou quatre scrutins pour redevenir Premier ministre. Cette victoire aurait été impossible sans la percée électorale du courant suprémaciste juif, raciste et homophobe : le Parti sioniste religieux a obtenu 14 députés sur les 120 de la Knesset – et sur les 64 de la nouvelle coalition. Autrement dit, le chef du Likoud est désormais leur otage. À preuve, d’ores et déjà, les deux ministères-clés qu’il accepté de leur confier : la Sécurité nationale pour Itamar Ben Gvir et la Cisjordanie pour Bezalel Smotrich. Bref, nous allons donc sans doute, non pas vers une simple accentuation de la radicalisation à droite impulsée depuis treize ans, mais vers une escalade sans précédent dans l’histoire d’Israël.

Cette vague d’ultra-droite s’explique par deux raisons essentielles :

– d’abord, par le tremplin offert à ce courant par Netanyahou afin de reconquérir son « trône » et échapper au procès en cours contre lui. Rien là, toutefois, d’une alliance contre nature : le chef du Likoud a lui-même grandi dans le sérail sioniste révisionniste. Comment oublier que, dans années 1930, David Ben Gourion appelait Jabotinsky… « Vladimir Hitler » ? En réalité, c’est surtout Mussolini qui soutenait le Betar : il avait même mis à sa disposition à Bari un émetteur radio couvrant tout le Moyen-Orient ainsi qu’à Civitavecchia des locaux pour son école de cadres. Le Duce expliqua en 1935 à David Prato, futur grand rabbin de Rome : « Pour que le sionisme réussisse, il vous faut un État juif, avec un drapeau juif et une langue juive. La personne qui comprend vraiment cela, c’est votre fasciste, Jabotinsky (1). » Héritier, après son père, de cette tradition, Netanyahou n’a cessé d’entraîner son parti dans des alliances de plus en plus à droite avec les partis ultra-orthodoxes et d’extrême droite ;

– mais la droitisation sans précédent de 2022 percée résulte aussi du suicide de la coalition investie en juin 2021 : en fait de « gouvernement du changement », l’équipe de Naftali Bennet et de Yaïr Lapid a poursuivi et accentué la politique anti-palestinienne de ses prédécesseurs. Elle a notamment battu, avec la caution de la « gauche » et du « centre », tous les records en matière de répression : assassinat de la journaliste Shireen Abu Akleh et de plus de 400 Palestiniens, dont un tiers de mineurs, depuis 1er juillet 2021 (2) ; interdiction pour « terrorisme » de sept organisations de défense des droits humains ; expulsion massive des habitants de Masafer Yatta, etc. Bref, lorsque Lapid est allé à Nazareth supplier les Palestiniens Israël de voter pour sa coalition, il n’avait guère d’argument à leur donner.

Une fois encore, la fameuse « loi » dite Le Pen s’est vérifiée : « L’électorat préfère l’original à la copie. » Face à une gauche juive et arabe discréditée et profondément désunie, l’électorat populaire a choisi d’exprimer sa colère en votant pour la seule alternative qui s’offrait à lui : non seulement le Likoud et les haredim, mais aussi leurs alliés suprémacistes.

Un facteur a joué un rôle dont les études électorales confirmeront sans doute l’importance : la peur suscitée par le Printemps palestinien de 2021 – moins la guerre des missiles avec le Hamas que la révolte de la jeunesse arabe à Jérusalem et dans les villes dites « mixtes », sur fond de flambée raciste (3).

L’ascension des héritiers du kahanisme fait en tout cas peser désormais un danger considérable sur les Palestiniens et sur ce qui reste de démocratie en Israël:

– ils affichent un « programme palestinien » radical : dissolution de l’administration militaire de la Cisjordanie (dont les colons aussi dépendent), accélération de la colonisation et déchaînement de la répression. Ben Gvir et Smotrich ne dissimulent pas leurs deux objectifs stratégiques : l’annexion de la Cisjordanie et la préparation d’un « transfert » des Palestiniens – tous deux rêvent éveillés d’une nouvelle Nakba ;

– leur projet concerne aussi spécifiquement les citoyens palestiniens d’Israël dont il menace ouvertement les droits politiques. Il prévoit même – c’est du jamais vu – l’interdiction de leurs partis, qualifiés par Smotrich de « plus grand danger aujourd’hui pour [notre] sécurité (4) ». Et ce dernier, comme Ben Gvir, prônent le retrait de leur citoyenneté aux Israéliens « déloyaux », arabes et juifs : ils cité le député arabe Ayman Odeh et le député juif Ofer Cassif;

– au-delà, le Likoud et ses alliés d’extrême droite entendent en finir avec dernier (et fragile) garde-fou démocratie israélienne : la Cour suprême, qui bloque encore parfois – pas toujours, loin de là – les atteintes les plus graves aux libertés. La loi qu’ils préparent donnerait, en cas de désaccord, le dernier mot à la Knesset. Ce coup de grâce porté au reste d’indépendance de la Justice a été préparé de longue date par l’ex-ministre Ayelet Shaked, leader d’extrême droite célèbre pour avoir posé à côté d’un flacon de parfum intitulé « Fascisme ».

Chez Smotrich, cette stratégie s’inspire d’une vision clairement messianique : selon lui, l’État d’Israël doit être « dirigé conformément à la Torah et à la Loi juive (5) ». Et son racisme décomplexé va jusqu’à la séparation entre femmes juives et arabes dans les maternités : « Il est naturel, a-t-il expliqué, que ma femme ne veuille pas être allongée à côté de quelqu’un qui a donné naissance à un bébé qui pourrait vouloir assassiner son bébé dans vingt ans (6) ».

Cette hystérie anti-arabe se double d’une homophobie obsessionnelle : après l’assassinat, en juillet 2015, d’un participant à la Gay Pride de Jérusalem, il n’hésita pas à qualifier celle-ci d’« abomination » et de « parade bestiale (7) »

Alors que les deux tiers des Juifs israéliens aspirent à une forme de laïcité, le Parti national religieux travaille à l’instauration d’une théocratie monopolisée par le seul judaïsme orthodoxe et ultra-orthodoxe, à l’exclusion du judaïsme libéral et conservateur majoritaire en Amérique et qu’il qualifie de « fausse religion (9) ».

L’exemple le plus caricatural de cette vision théocratique est sa proposition de modification de la Loi du retour. Aujourd’hui, un seul grand-parent juif suffit à tout immigrant pour en bénéficier. Smotrich, Ben Gvir et les partis ultra-orthodoxes en veulent plus. Autrement dit, la judéité de l’État leur importe plus que l’ampleur de l’aliya,pourtant pilier du sionisme.

Certains annoncent déjà que les suprémacistes sauront se rendre plus « digestes » pour les juifs américains et européens. C’est ce que répète chaque jour Netanyahou. Tout indique qu’il n’en est rien. Déjà, dans les dernières semaines de la campagne électorale, Ben Gvir avait tenté d’arrondir son image, mais il n’a trompé que les naïfs. Même le général Dan Haloutz, ancien chef d’état-major, estime qu’« il n’a pas changé et ne changera pas » et que ses idées pourraient entrainer une « guerre civile (10) ». Quant au président Isaac Herzog, il déclare : « Cet individu inquiète le monde entier (11). »

« Modéré », Ben Gvir ? Il a certes conseillé à ses partisans hurlant « Mort aux Arabes » de se contenter de « Mort aux terroristes (12) ». Mais il les a aussi appelés à tirer sur tout Palestinien hostile, en agitant son révolver en plein Sheikh Jarrah ! Un de ses colistiers, Almog Cohen, a d’ailleurs vendu la mèche : l’opération cosmétique visait à créer un « cheval de Troie (13) » permettant au parti kahaniste d’entrer à la Knesset sans être disqualifié par la Cour suprême…

J’y insiste : la référence des suprémacistes, c’est Meir Kahane, dont Ben Gvir s’est longtemps présenté comme héritier. Fondateur de la Ligue de défense juive, emprisonné à plusieurs reprises pour « terrorisme » aux États-Unis, Kahane avait immigré en 1971 Israël, où il multiplia les violences anti-Arabes au service de son objectif : un « Grand Israël » vidé de tous ses Palestiniens. Treize ans plus tard, il fut élu député, créant un choc tel que pas un député ne restait dans la salle pendant à ses discours. Ses collègues décidèrent alors d’interdire l’incitation au racisme dans le Code pénal et la Loi fondamentale régissant la Knesset. Si bien que Kahane fut exclu du scrutin de 1988. Le 5 novembre 1990, il mourait assassiné à New York.

Mais les deux partis qui s’en réclamaient – Kach et Kach Hai – poursuivirent leurs actions violentes. Le 25 février 1994, 29 musulmans en prière dans la mosquée d’Abraham à Hébron seront massacrés par un colon kahaniste, Baruch Goldstein– dont le portrait trônera longtemps sur le bureau de Ben Gvir. Un mois plus tard, les deux partis sont interdits comme « organisations terroristes ». Ils inspireront néanmoins Yigal Amir, l’assassin d’Itzhak Rabin le 4 novembre 1995. Peu avant, Ben Gvir était apparu à la télévision en brandissant la plaque minéralogique de la voiture du Premier ministre et en annonçant : « Nous avons eu sa voiture, et nous l’aurons lui aussi (14). »

C’est dire que l’utilisation du terme « fascisme » n’a rien d’excessif. Non seulement Ben Gvir a été condamné à maintes reprises par la justice israélienne, mais même l’armée ne l’avait pas laissé effectuer son service militaire tant elle le jugeait « dangereux ». Au printemps 2021, évoquant son rôle dans les violences à Jérusalem et au sein des villes dites « mixtes », chef de la police de Jérusalem, Kobi Shabtaï, remit à Netanyahou un rapport officiel affirmant : « La personne qui est responsable de cette Intifada est Itamar Ben Gvir (15) ».

Jusqu’où ira cette fascisation d’Israël ? Ben Gvir et Smotrich ne sont, hélas, pas des extrémistes isolés, ni même marginaux. Sauf crise majeure débouchant sur une nouvelle forme d’union nationale, Netanyahou n’aura pas de majorité sans eux. Il est prêt, on l’a vu, à confier à Ben Gvir et Smotrich des fonctions ministérielles décisives, leur donnant la haute main sur toute Cisjordanie et sur Jérusalem, y compris l’Esplanade des mosquées. La gauche juive comme arabe est au plus bas, incapable de proposer une alternative à un peuple massivement manipulé et emporté par la rhétorique raciste. Avant de nous quitter, l’historien du fascisme, Zeev Sternhell, avait publié dans Le Monde une tribune prémonitoire intitulée : « En Israël pousse un racisme proche du nazisme à ses débuts (16) »…

Faut-il souligner, dans cette situation sans précédent où ces apprentis sorciers risquent de mettre le feu à tout le Proche-Orient, les responsabilités de la communauté internationale. Y compris celles de la France : Emmanuel Macron pratiquera-t-il le business as usual » avec un État d’Israël en pleine fascisation ?

NOTES

(1) Voir Lenni Brenner, Zionism in the Age of the Dictators (Croom Helm, Londres et Canberra, 1983).

(2) Selon les statistiques de l’ONU, 341 Palestiniens ont été assassinés en 2021 et 162 en 2022 jusqu’au 21 novembre.

(3) Lire Nitzan Perelman, « Discours anti-arabe et hypocrisie de la coexistence », Confluences Méditerranée 2021/4, n°119, « Israël : contradictions d’une société coloniale ».

(4) Site de Haaretz, 12 septembre 2022.

(5) Site du Jérusalem Post, 7 août 2019.

(6) Haaretz, 5 avril 2016.

(7) Site de Haaretz, 2 août 2015.æ

(8 Dominique Vidal, « Une aspiration croissante à la réalité », Confluences Méditerranée2021/4, op. cit.

(9) Site du Jérusalem Post, 7 août 2019.

(10) I24, 28 octobre 2022.

(11) Cf. le site Times of Israel, 9 novembre 2022.

(12) Cf. le site Times of Israel, 21 septembre 2022.

(13) Site du Times of Israel, 21 septembre 2022.

(14) Le Monde, 3 novembre 2022.

(15) Site du Times of Israel, 14 mai 2021.

(16) 18 février 2018.

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https://blogs.mediapart.fr/dominique-vidal/blog/201222/israel-ne-pas-sous-estimer-le-danger-supremaciste